Le sang coulait déjà de la peau fendue et, contre le bois du mât, le visage de Kaleb, les yeux fermés, n’était que souffrance mais il ne criait pas. A peine si un gémissement s’échappait de ses dents serrées à chaque cinglement de la lanière. Des gouttelettes rouges qui brillaient dans le soleil mouchetaient maintenant le visage d’Arroyo mais, sur la dunette, Jason, impassible, présidait l’exécution.

Il avait toujours ce curieux regard morne et il était plus sombre que jamais. Sa main gauche tourmentait nerveusement sa cravate, tandis que l’autre se cachait derrière son dos.

Auprès de lui, Leighton affichait une mine modeste que contredisait le triomphe qui éclatait sur chaque trait de son visage blême.

Soudain, il fut évident que le supplicié s’était évanoui. Son corps s’affaissa dans les cordes et la tension des muscles des bras augmenta tandis que le visage gris glissait contre le mât.

— Il perd connaissance ! cria une voix dans laquelle Marianne reconnut celle d’O’Flaherty.

Elle vibrait d’indignation et ce fut comme un signal. Emportée par la même révolte, Marianne se lança en avant, bousculant les hommes d’équipage qui s’écartèrent enfin. Son élan fut si violent qu’elle arriva droit sur Arroyo et, sans le lieutenant qui la tira brusquement en arrière, le coup de fouet l’eût cinglée en plein visage.

— Que fait là cette femme ? gronda Jason que l’apparition soudaine de Marianne parut tirer de sa torpeur. Qu’on la ramène chez elle !

— Pas avant de t’avoir dit ce que je pense, cria-t-elle en se débattant furieusement entre les bras d’O’Flaherty. Comment peux-tu rester là, impassible, tandis que l’on massacre un homme sous tes yeux !

— On ne le massacre pas ! Il reçoit un châtiment mérité.

— Hypocrite ! Combien de coups semblables crois-tu qu’il pourra encore supporter sans en mourir ?

— Il a tenté de tuer le médecin du bord ! Il méritait la corde ! Si je ne l’ai pas pendu c’est parce que, justement, le Dr Leighton a intercédé pour lui !

Marianne éclata de rire :

— Intercédé pour lui, vraiment ? Cela ne m’étonne guère ! Sans doute pense-t-il que c’est dommage d’assassiner ainsi un homme qui vaudrait tant d’argent sur n’importe lequel de vos honteux marchés de chair humaine ! Mais quelle chance lui laisse le fouet ?

Jason, empourpré de colère, allait riposter violemment mais la voix froide de Leighton s’éleva, coupante comme une lame de sabre.

— C’est parfaitement exact ! Un esclave comme celui-ci vaut une fortune et j’ai été le premier à regretter cette punition...

— Je ne l’ai pas pris à Venise pour le revendre, coupa sèchement Jason. J’applique seulement la loi de la mer. S’il en meurt, tant pis. Continue, Arroyo !

— Non... Je ne veux pas ! Lâche ! Tu n’es qu’un lâche et un bourreau !... Je ne veux pas !

Le maître d’équipage levait déjà son fouet mais d’un geste incertain. En effet, les forces de Marianne décuplées par la fureur la rendaient difficile à maintenir et le lieutenant n’y parvenait pas. Autour d’eux, les hommes, fascinés par cette femme écumante dont les yeux lançaient des éclairs, regardaient sans même songer à intervenir.

Déjà, Jason, hors de lui, dégringolait la dunette pour aider son lieutenant quand la vigie cria :

— Capitaine ! La « Pomone » demande ce qui se passe ! Qu’est-ce que je dois répondre ?

— Que nous châtions un homme coupable !

— Les cris de la princesse ont dû les alerter et, à la longue-vue, ils ne doivent rien perdre de ce qui se passe ici, souffla O’Flaherty hors d’haleine. Vaudrait mieux arrêter, capitaine ! A moins de l’assommer nous n’avons aucun moyen de la faire taire ! Et cette histoire ne vaut pas une bataille navale à un contre deux.

— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, gronda Jason les poings serrés. Combien Kaleb a-t-il subi de coups ?

— Trente !

Sentant la victoire à sa portée, Marianne cessa de se débattre, cherchant à reprendre son souffle pour mieux crier si Jason ne capitulait pas.

Un instant, leurs regards se croisèrent, pleins d’une égale fureur, mais ce furent les yeux du corsaire qui se détournèrent les premiers.

— Détachez le condamné ! ordonna-t-il sèchement en virant sur ses talons, mais mettez-le aux fers ! Si le Dr Leighton consent à le soigner, je le lui donne.

— Tu es un fier misérable, Jason Beaufort ! jeta Marianne méprisante. Je ne sais ce qu’il faut le plus admirer de ton sens de l’hospitalité ou de l’élasticité de ton honneur !

Jason, qui s’éloignait, s’arrêta auprès du mât d’artimon dont deux hommes détachaient le corps inerte de l’Ethiopien.

— L’honneur ? fit-il avec un haussement d’épaules plein de lassitude, n’employez donc pas des mots dont vous ne connaissez pas le sens, Madame ! Quant à mon hospitalité, comme vous dites, sachez qu’à mon bord, elle s’appelle d’abord discipline. Quiconque ne veut pas se plier à la loi commune doit en subir les conséquences ! Maintenant, retournez chez vous ! Vous n’avez plus rien à faire ici et je pourrais oublier que vous êtes une femme !

Sans lui répondre, Marianne se détourna fièrement et accepta le bras qu’O’Flaherty, encore inquiet, lui offrait pour la ramener chez elle. Mais, tandis qu’ils se dirigeaient vers le rouf, elle s’aperçut que le navire croisait alors assez près d’une côte sombre et désolée qui contrastait péniblement avec le bleu de la mer et le ruissellement du soleil. C’étaient des rochers rudes et noirs, des croupes pelées, des récifs aigus et menaçants. C’était dans la douce lumière grecque un décor fait pour l’orage, la nuit et le naufrage. Un décor pour les exécutions aussi. Désagréablement impressionnée, Marianne se tourna vers son compagnon :

— Cette côte, qu’est-ce que c’est, le savez-vous ?

— L’île de Cythère, Madame.

Elle eut une exclamation de surprise.

— Cythère ? Ce n’est pas possible ! Vous vous moquez de moi ! Cythère, ces rocs déserts et sinistres ?

— Mais oui, c’est bien cela ! L’île de l’amour ! J’admets volontiers qu’elle est assez décevante ! Qui souhaiterait s’embarquer, en effet, pour cette terre déshéritée ?

— Personne... et pourtant c’est ce que chacun fait ! On s’embarque, dans la joie et l’enthousiasme, pour une Cythère de rêve et l’on arrive ici, à une île impitoyable où tout se brise ! Tel est l’amour, lieutenant : un leurre comparable à ces feux que les naufrageurs allument sur les côtes dangereuses et qui attirent le navire perdu sur les brisants où il s’éventrera. C’est le naufrage ! Et d’autant plus cruel qu’il se produit à l’instant précis où l’on croyait atteindre le port...

Craig O’Flaherty retint son souffle. Son visage jovial exprimait une sorte de détresse qui en contrariait les lignes naturelles. Après une courte hésitation, il murmura :

— Ne désespérez pas, Madame. Ce n’est pas encore le naufrage...

— Et quoi d’autre ? Dans deux ou trois jours nous serons à Athènes. Il me restera à trouver place sur quelque navire grec en partance pour Constantinople tandis que vous ferez voile vers l’Amérique.

Nouveau silence. Maintenant, le lieutenant semblait avoir du mal à respirer puis, comme Marianne tournait vers son visage empourpré un regard surpris, il parut faire un immense effort, comme quelqu’un qui prend une décision longtemps combattue, et jeta :

— Non ! Pas vers l’Amérique ! Pas tout de suite tout au moins : nous ferons route vers l’Afrique.

— L’Afrique ?

— Oui... vers le golfe de Guinée ; nous sommes attendus dans la baie de Biafra, à l’île de Fernando

Po... et aux réserves d’esclaves du Vieux Calabar ! Voilà pourquoi le voyage à Constantinople... et votre présence déplaisaient tant au docteur.

— Qu’est-ce-que vous dites ?...

Suffoquée, Marianne avait presque crié. Vivement, O’Flaherty lui saisit le bras et, jetant autour de lui des regards inquiets, l’entraîna vers sa cabine au pas de course.

— Pas ici, Madame ! rentrez chez vous. Il faut que j’aille à mon service...

— Mais je veux savoir pourquoi...

— Plus tard, je vous en conjure ! Quand je serai libre... ce soir, par exemple, j’irai gratter à votre porte et je vous dirai tout. En attendant... essayez de ne pas trop en vouloir au capitaine : il est au pouvoir d’un démon qui s’entend à le rendre fou !

Ils étaient arrivés devant la porte et, vivement, O’Flaherty s’inclinait devant la jeune femme en un salut hâtif. Elle brûlait d’envie de le questionner, de savoir tout de suite la vérité sur tout ce qu’on lui cachait, mais elle comprit qu’il était inutile d’insister pour le moment. Mieux valait attendre, laisser le lieutenant venir de lui-même.

Pourtant, comme il allait la quitter, elle le retint :

— Monsieur O’Flaherty, un mot encore... Je voudrais savoir l’état de l’homme qui vient de subir le fouet.

— Kaleb ?

— Oui. Je veux bien admettre qu’il avait commis une faute grave... pourtant, ce terrible châtiment...

— Il n’en a pas subi la moitié, grâce à vous, Madame, répondit le lieutenant avec douceur, et un homme aussi vigoureux que lui ne meurt pas pour trente coups de fouet. Quant à la faute grave... j’en connais deux ou trois ici qui rêvaient de la commettre ! A ce soir, Madame...

Cette fois, Marianne le laissa partir. Songeuse, elle alla rejoindre Agathe qui montra en la revoyant une joie enfantine. La brave fille s’attendait visiblement à ce que Jason Beaufort fît pendre sa maîtresse à la première vergue pour la punir de son intrusion.

En quelques mots, Marianne lui apprit ce qui s’était passé, puis elle se confina dans un silence qui dura jusqu’au soir. Un monde de pensées tourbillonnait dans sa tête, si nombreuses, si confuses, qu’elle avait bien du mal à les démêler. Tant de points d’interrogation s’y trouvaient ! Elle ne renonça que lorsque la migraine lui serra les tempes. Vaincue à la fois par la douleur et la fatigue, elle prit le parti de dormir afin de retrouver, dans le sommeil, un peu des forces qui lui manquaient encore. Et puis, quand la curiosité vous dévore, dormir est encore la meilleure manière d’abréger le temps.