L’odeur vague qui flottait toujours à l’intérieur et qu’elle jugeait maintenant intolérable n’arrangeait rien. Uniquement réduite à l’état de chair souffrante, Marianne vivait noyée dans l’univers atroce d’un mal de mer que rien ne justifiait, incapable de mettre deux pensées bout à bout. Une idée, cependant, la hantait, une seule mais tenace et immuablement fixe : ne pas laisser Jason franchir le seuil de sa cabine.
A Agathe, épouvantée de voir dans cet état une maîtresse douée normalement d’une santé à toute épreuve, Marianne s’était décidée à dire la vérité. Elle avait toute confiance en sa camériste qui lui avait toujours montré un dévouement absolu et, dans les circonstances présentes, elle avait désespérément besoin d’une aide féminine. Et Agathe s’était aussitôt montrée à la hauteur de cette confiance.
Instantanément la jeune fille étourdie, coquette et timorée, s’était muée en une sorte de dragon, un cerbère d’une vigueur parfaitement inattendue dont Jason avait pu, le premier, faire l’expérience quand le soir, après le départ de Corfou, il était venu gratter à une porte qu’il espérait accueillante. Au lieu de l’Agathe souriante, déférente et gentiment complice qu’il s’attendait à trouver, il avait été accueilli, derrière le battant d’acajou, par la plus impeccable et la plus amidonnée des femmes de chambre, qui, d’un ton tout à fait officiel, lui avait appris que « Madame la Princesse avait été reprise par ses douleurs et qu’il lui était tout à fait impossible de recevoir quelque visite que ce soit ! » Après quoi, Agathe avait offert au corsaire des excuses dignes d’un ministre plénipotentiaire... et lui avait refermé la porte au nez.
Le Dr John Leighton n’avait pas eu plus de succès quand il s’était présenté, quelques minutes plus tard, pour examiner la malade et lui donner ses soins. Encore plus raide, Agathe l’avait informé de ce que « Son Altesse Sérénissime venait de s’endormir » et s’était refusée à interrompre un sommeil aussi bienvenu.
Jouant le jeu, Arcadius de Jolival ne s’était pas présenté. Cela lui avait valu d’essuyer le premier feu de la déception de Jason. Jugeant, avec peut-être un semblant de raison, qu’il était anormal pour lui d’être traité comme n’importe quel visiteur, Beaufort, déjà prêt à s’emporter, l’avait pris à témoin de l’incompréhensible attitude de Marianne.
— Croit-elle donc que je ne l’aime pas assez pour ne pas supporter de la voir malade ? Qu’en sera-t-il, alors, quand elle sera ma femme ? Devrai-je quitter la maison ou bien me résigner à recevoir de ses nouvelles uniquement par une femme de chambre ?
— Vous n’oubliez qu’une chose, mon ami, c’est que justement vous n’êtes pas encore mariés. Et le seriez-vous que je ne serais pas autrement étonné que les choses se passent ainsi que vous le dites. Voyez-vous, Marianne est trop femme, trop fière et peut-être aussi trop coquette pour ne pas savoir que l’intimité, même du plus grand amour, doit s’arrêter à certaines barrières. Aucune femme amoureuse ne souhaite être vue enlaidie et amoindrie. Il en a toujours été ainsi avec ses meilleurs amis : quand elle était malade à Paris, sa porte était hermétiquement condamnée... même à moi, mentit-il avec aplomb..., qui suis en quelque sorte son second père !
Leighton, alors, intervint. Bourrant soigneusement de tabac une longue pipe en terre, opération qui lui permit de ne pas regarder son interlocuteur, le docteur eut un mince sourire qui ne changea rien à ses traits lugubres.
— Un tel souci est normal chez une jolie femme, mais un médecin ne saurait être considéré comme un homme, ni comme un visiteur quelconque. Je comprends mal que la princesse... n’accepte pas de se laisser examiner. Quand sa camériste a été malade, elle est, au contraire, venue me chercher immédiatement et je me flatte que mon traitement a eu d’heureux résultats !
— Où prenez-vous qu’elle n’accepte pas votre visite, Monsieur ? riposta Jolival glacial. Je croyais vous avoir entendu dire que la princesse s’était endormie ? Le sommeil n’est-il pas le meilleur des remèdes ?
— Sans doute ! Souhaitons seulement qu’il soit assez efficace pour que, demain, la princesse soit tout à fait remise. Demain matin, je me présenterai à nouveau chez elle.
Le ton du médecin était trop poli, trop conciliant et Jolival ne l’aimait guère. Il y avait, dans les paroles en apparence anodines de Leighton, une vague menace que Jolival flairait avec inquiétude. Cet homme était fermement décidé à voir Marianne, à l’examiner, peut-être parce qu’elle ne semblait pas le souhaiter. Mais le Diable seul pouvait dire ce qu’en conclurait le médecin si la jeune femme, une fois encore, lui refusait sa porte. Et Jolival passa sa nuit à chercher comment pallier ce danger-là, car il ne pouvait s’empêcher de considérer l’intérêt de Leighton comme un danger certain : cet homme-là était assez malveillant pour deviner ce que justement on souhaitait tellement lui cacher.
Pourtant, le médecin ne mit pas son projet à exécution et Agathe n’eut pas à trouver un nouveau mensonge pour lui barrer la route. A la grande surprise de Jolival, il passa sa journée moitié dans sa cabine, moitié dans le poste d’équipage à soigner des cas de dysenterie qui s’étaient brutalement déclarés, et ne parut pas s’occuper de la passagère.
Quant à Jason, lorsque dans l’après-midi il vint frapper à la porte du rouf, Agathe se borna à lui apprendre que sa maîtresse était toujours très lasse et ne recevait toujours pas mais qu’elle espérait de tout son cœur se rétablir rapidement.
Cette fois, Jolival n’entendit aucune récrimination, mais l’équipage fit les frais de l’humeur noire de Jason. Pablo Arroyo, le maître de l’équipage, recueillit des critiques acerbes sur la propreté du pont et Craig O’Flaherty fut tancé vertement sur l’odeur de son haleine et la couleur de son nez.
Pendant ce temps, au fond de son lit, Marianne endurait son calvaire et avalait les nombreux pots de thé bouillant qu’elle se faisait apporter par Tobie et qui étaient tout ce que son estomac supportait. Elle se sentait faible, malade et incapable du moindre effort. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable.
Il faisait nuit quand Agathe, sortie pour prendre un peu l’air sur le pont ainsi que sa maîtresse l’avait exigé, revint portant dans ses mains un flacon pansu dont elle versa une partie dans un verre.
— Ce docteur n’est peut-être pas aussi mauvais que Madame le croit, dit-elle joyeusement, je viens de le rencontrer et il m’a donné ceci en disant que Madame devrait s’en trouver mieux rapidement.
— Il ne sait pas ce que j’ai ! fit Marianne d’une voix lasse. Comment peut-il espérer me soulager ?
— Je ne sais pas mais il assure que c’est souverain pour le mal de mer et les douleurs d’estomac. On ne sait jamais... c’est peut-être une bonne médecine qui fera du bien à Madame ? Elle devrait essayer ! Qui sait si elle ne s’en trouvera pas un peu mieux ?
Marianne hésita un instant puis se redressa péniblement sur ses oreillers et tendit la main :
— Donne toujours, soupira-t-elle. Tu as peut-être raison ! Et puis, je me sens si mal que j’avalerais avec plaisir le poison des Borgia lui-même ! Tout, plutôt que continuer ainsi !
Doucement, Agathe arrangea sa maîtresse aussi confortablement que possible, passa sur son front moite un linge imbibé d’eau de Cologne et approcha le verre de ses lèvres.
Marianne but avec précaution, à moitié persuadée que la potion ne resterait pas cinq minutes dans son estomac. Pourtant, elle but jusqu’à la dernière goutte le contenu du verre et s’étonna de n’avoir éprouvé aucun dégoût.
Le liquide, un peu amer et légèrement sucré, était d’un goût indéfinissable mais pas désagréable. Il contenait un peu d’alcool qui la brûla légèrement au passage mais qui la ranima. Peu à peu les nausées spasmodiques qui l’avaient ravagée depuis deux jours s’affaiblirent puis se calmèrent ne laissant qu’une profonde sensation d’épuisement et une grande envie de dormir.
Les paupières de Marianne s’alourdissaient invinciblement mais, avant de les fermer, elle adressa un sourire plein de gratitude à Agathe qui, assise au pied du lit, l’observait avec une attention inquiète.
— Tu avais raison, Agathe ! Je me sens mieux et je crois que je vais dormir. Tu vas pouvoir, toi aussi, te reposer mais, auparavant, va remercier le Dr Leighton. J’ai dû mal le juger, vois-tu, et maintenant j’en ai honte !
— Oh, il n’y a pas de quoi avoir honte, fit Agathe. C’est peut-être un bon docteur, mais je n’arriverai jamais à le trouver sympathique ! Et puis, après tout, c’est son travail de soigner les malades ! Néanmoins, je vais y aller. Madame peut être tranquille !
Agathe trouva John Leighton sur le gaillard d’avant où il s’entretenait à voix basse avec Arroyo. Elle n’aimait pas plus le maître d’équipage que le docteur car elle lui trouvait « le mauvais œil ». Aussi attendit-elle qu’il se fût éloigné pour délivrer son message. Mais, quand elle eut transmis au médecin les remerciements de sa maîtresse, elle ne comprit pas pourquoi, brusquement, il se mit à rire.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle dans ce que je viens de dire ? s’insurgea la jeune fille vexée. Madame est bien bonne, encore, de vous dire merci ! Après tout, vous n’avez fait que votre métier !
— Comme vous dites, je n’ai fait que mon métier ! répondit Leighton, et je n’ai que faire de remerciements.
Puis, riant toujours, il tourna le dos à la camériste et s’éloigna vers la dunette. Outrée, Agathe regagna le rouf pour raconter à sa maîtresse ce qui venait de se passer, mais Marianne s’était endormie et d’un sommeil si paisible que la jeune fille n’eut pas le courage de la réveiller. Elle rangea la cabine, renouvela l’air, puis alla se coucher avec la satisfaction du devoir accompli...
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