Indécise, Marianne ne savait que faire. Elle n’avait aucune envie de quitter le navire parce que cela signifiait quitter en même temps Jason... et juste à un moment où il donnait quelques signes de fléchissement. Mais, d’autre part, il était difficile de désappointer ces gens qui lui faisaient un accueil si aimable. Le sénateur était un homme tout rond, tout sourire, dont les moustaches noires, fièrement retroussées, faisaient de leur mieux pour donner un air féroce à un visage dont tous les traits exprimaient la bonne humeur.
Comme elle interrogeait Jason du regard, elle le vit sourire pour la première fois depuis longtemps.
— Je regretterai de me séparer de vous, Madame... mais ces messieurs ont raison. Durant les quelques jours... trois ou quatre je pense... où nous allons réparer, votre vie à bord serait franchement désagréable... sans parler des inconvénients des curieux. Vous aurez ainsi quelques moments de repos et de détente.
— Viendrez-vous me voir à terre ?
Son sourire s’accentua, retroussant un coin de sa bouche à sa manière ironique, mais le regard qu’il plongeait dans celui de la jeune femme avait presque retrouvé son ancienne tendresse. Il prit la main de Marianne et, vivement, la baisa :
— Bien entendu ! A moins que le sénateur ne me refuse sa porte ?
— Moi ? Doux Jésus !... Mais capitaine, ma maison, ma famille, mes biens, tout est à vous ! Vous pouvez venir vous installer avec tout votre équipage et pendant des semaines si vous le voulez. Je serais le plus heureux des hommes...
— Il semble que vous possédiez un grand domaine, Monsieur, fit Jason en riant. Mais je craindrais de vous encombrer tout de même un peu trop. Descendez, Madame, je vais vous envoyer votre femme de chambre et faire porter les bagages que vous demanderez ! A bientôt !...
Un ordre, quelques coups de sifflet et l’équipage fit évacuer le pont pour que Marianne et son escorte pussent descendre. La jeune femme prit le bras que le sénateur arrondissait pour elle et, flanquée d’Arcadius et d’Agathe, visiblement ravie de retrouver la terre ferme, elle se dirigea vers la coupée, s’engagea sur la planche qui reliait le navire au quai, précédée du sénateur qui lui tenait la main avec l’orgueil du roi Marc présentant Yseult à ses peuples.
Gracieusement, Marianne descendit vers la foule qui l’applaudissait, conquise par son sourire et sa beauté. Elle était heureuse. Elle se sentait belle, admirée, merveilleusement jeune et surtout, elle n’avait pas besoin de se retourner pour sentir sur elle un regard qu’elle avait un instant désespéré de capter encore.
Et c’est quand son pied chaussé de soie jaune se posa sur la pierre chaude du quai que cela se produisit... exactement comme cela s’était produit un soir, aux Tuileries, un peu plus d’un an plus tôt ! C’était dans le cabinet de l’Empereur, après ce concert où elle avait défié sa colère en quittant la scène au beau milieu d’un morceau et sans un mot d’explication... après la scène terrible qui l’avait opposée au maître de l’Europe ! Soudain, la ville blanche, la mer bleue, les arbres verts et la foule bariolée se mélangèrent en un kaléidoscope démentiel. La vue de Marianne se brouilla tandis qu’une nausée lui tordait l’estomac.
Avant de glisser sans connaissance sur la poitrine du sénateur qui eut juste le temps d’ouvrir les bras, elle réalisa, en l’espace d’un éclair, que le bonheur n’était pas encore pour maintenant et que le cauchemar vénitien allait avoir des suites...
La maison du sénateur Alamano, située près du village de Potamos, à trois quarts de lieue de la ville, était spacieuse, blanche et simple mais le jardin qui l’entourait offrait, en raccourci, une image assez exacte du paradis terrestre. C’était un petit parc où la nature avait joué, à peu près seule, le rôle du jardinier. Plantés sans ordre apparent, citronniers, orangers, cédrats et grenadiers, portant à la fois des fleurs et des fruits, s’y mêlaient à des berceaux de vigne et croulaient de compagnie, jusqu’à la mer. Le parfum de leurs fleurs y rencontrait l’odeur fraîche d’une fontaine qui, sur un lit de rochers tapissés de mousse, donnait naissance à un ruisseau espiègle dont le flot transparent jouait à cache-cache à travers tout le jardin avec des myrtes et d’énormes figuiers tordus par la vieillesse. Jardin et maison se blottissaient au creux d’un vallon dont les pentes s’argentaient de centaines d’oliviers.
Une petite femme preste, sémillante et gaie, régnait sur cet éden en miniature et sur le sénateur. Beaucoup plus jeune que son époux, qui frisait sans l’avouer une verte cinquantaine, la comtesse Maddalena Alamano arborait, en bonne Vénitienne, une somptueuse chevelure de miel et de flamme et un langage rapide, doux et zézayant, assez difficile à suivre quand on n’en avait pas l’habitude. Plus jolie que belle, elle avait des traits menus, fins et délicats, un petit nez insolent, à la Roxelane, des yeux pétillants de malice et les plus jolies mains du monde. Avec cela, bonne, généreuse et accueillante, elle avait cependant une langue agile capable de débiter, en quelques minutes, une incroyable quantité de potins.
La révérence qu’elle offrit à Marianne, sur la terrasse de sa maison enguirlandée de jasmin, aurait satisfait par sa solennité une camarera mayor espagnole, mais, aussitôt après, elle lui sauta au cou pour l’embrasser avec une spontanéité tout italienne.
— Je suis tellement heureuse de vous recevoir ! expliqua-t-elle, et j’avais si peur que vous évitiez notre île ! Maintenant, vous êtes là et tout est bien ! C’est un grand bonheur... une vraie joie ! Et que vous êtes donc jolie ! Mais pâle... si pâle ! Est-ce que...
— Maddalena ! coupa le sénateur, tu fatigues la princesse ! Elle a beaucoup plus besoin de repos que de discours. En quittant le bateau, elle a eu un malaise. La chaleur, je pense...
La comtesse haussa les épaules, sans ménagement.
— A cette heure-ci ? Il fait presque nuit ! C’est sûrement cette abominable odeur d’huile rance qui traîne toujours sur le port ! Quand donc admettrez-vous, Ettore, que l’entrepôt d’huile est mal placé et empeste tout ? Voilà le résultat ! Venez, chère princesse ! Votre appartement vous attend. Tout est prêt !
— Vous vous donnez tant de mal pour moi ! soupira Marianne en souriant amicalement à cette petite femme dont la vivacité lui plaisait. J’ai un peu honte : j’arrive chez vous tout juste pour aller me mettre au lit... mais c’est vrai que je me sens très lasse, ce soir. Demain, cela ira mieux, j’en suis certaine et nous pourrons faire plus ample connaissance.
L’appartement réservé à Marianne était charmant, pittoresque et accueillant. Sur les murs blancs, simplement peints, les tentures rouge vif, brodées de blanc, de noir et de vert par les femmes du pays ressortaient joyeusement ainsi que les meubles vénitiens dont la préciosité contrastait avec le côté rustique du décor. Le confort était assuré par d’épais tapis turcs, d’un rouge chaud, jetés sur des dalles de marbre blanc, des objets de toilette en faïence de Rhodes et des lampes d’albâtre. Les fenêtres encadrées de jasmin ouvraient largement sur la nuit du jardin, mais étaient garnies de cadres amovibles interposant un tulle fin entre les moustiques et les habitants de la maison.
Agathe eut un lit dans le cabinet de toilette et Joli-val, après un assaut oratoire des plus fleuris avec son hôtesse, se vit attribuer une chambre voisine. Il n’avait fait aucune remarque lorsque, tout à l’heure, Marianne avait repris connaissance dans la voiture du sénateur, mais, depuis cet instant, il ne l’avait guère quittée des yeux. Et Marianne connaissait trop bien son vieil ami pour n’avoir pas décelé l’inquiétude sous la courtoisie joyeuse qu’il avait déployée pour leurs hôtes.
Et quand, après le dîner qu’il avait pris avec le sénateur et sa femme, il monta chez Marianne pour lui dire bonsoir, elle comprit, en le voyant éteindre précipitamment son cigare, qu’il avait deviné la réalité de son mal.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il doucement.
— Bien mieux. Le malaise de tout à l’heure ne s’est pas reproduit...
— Mais il se reproduira sans doute... Qu’allez-vous faire, Marianne ?
— Je ne sais pas...
Il y eut un silence. Les yeux baissés sur ses doigts, la jeune femme jouait nerveusement avec la dentelle de son drap. Les coins de ses lèvres s’incurvaient légèrement, en cette petite moue triste qui annonce les larmes. Pourtant Marianne ne pleura pas, mais quand, brusquement, elle releva les paupières, ses yeux étaient pleins de douleur et sa voix s’enrouait
— C’est trop injuste, Arcadius ! Tout s’arrangeait ! Jason avait compris, je crois, qu’il ne m’était pas possible de fuir mon devoir. Il était prêt à me revenir, je le sais, je le sens ! Je l’ai vu dans ses yeux. Il m’aime toujours !
— Vous en doutiez ? bougonna Jolival. Pas moi ! Vous auriez dû le voir, tout à l’heure, quand vous vous êtes évanouie : il a failli tomber à l’eau en sautant sur le quai depuis sa dunette. Il vous a littéralement arrachée des bras du sénateur et portée jusqu’à la voiture pour vous soustraire à la curiosité, sympathique mais envahissante, du public. Encore n’a-t-il consenti à laisser partir la voiture que lorsque je l’eus assuré que ce ne serait rien. Votre brouille n’était qu’un malentendu fondé sur son orgueil et son entêtement. Il vous aime plus que jamais !
— Le malentendu risque de s’aggraver singulièrement si jamais il découvre..., mon état ! Arcadius, il faut faire quelque chose ! Il existe des drogues, des moyens de se débarrasser... de cette chose !
— Cela peut être dangereux. De telles pratiques aboutissent parfois à un résultat dramatique.
— Tant pis ! Cela m’est égal ! Ne comprenez-vous pas que je préfère cent fois mourir que mettre au monde ce... Oh ! Arcadius !... ce n’est pas ma faute mais il me fait horreur ! J’avais cru me laver de cette souillure et cependant elle est la plus forte. Elle m’a reprise, et maintenant, elle m’envahit tout entière ! Aidez-moi, mon ami... essayez de me trouver quelque potion, quelque moyen...
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