Il s’était détourné, il s’en allait, plus loin peut-être que tout à l’heure à cause de cette faiblesse d’amour qui, un instant, l’avait poussé à avouer sa détresse. L’orgueil, le terrible, l’intraitable orgueil masculin avait repris le dessus. Alors, à cette forme virile qui allait se fondre dans la nuit, Marianne jeta :

— Ton amour n’est que du désir et de l’entêtement, mais que tu le veuilles ou non, je t’aimerai toujours... à ma manière car je n’en connais pas d’autre ! Jusqu’à présent, elle te convenait... Et c’est toi qui me rejettes.

Il accusa le coup, un bref instant s’arrêta, tenté peut-être de revenir sur ses pas, puis il se raidit et reprit son chemin vers le carré où l’attendaient, à l’abri des pièges féminins, d’autres hommes, ses frères.

Demeurée seule, Marianne se dirigea vers le rouf. Elle en atteignait la porte quand elle eut soudain la sensation d’être épiée. Elle fit brusquement volte-face. Une ombre, alors, se détacha de la misaine et glissa vers l’avant. Elle se découpa un instant, noire et vigoureuse, sur la lumière jaune de la lanterne accrochée au beaupré. A sa manière souple de se déplacer, Marianne devina que c’était Kaleb et en éprouva une vague contrariété. Outre qu’elle avait, à cette heure, d’autres soucis que le sort des Noirs en Amérique, elle ne voyait pour le moment dans l’esclavage fugitif qu’un brandon de discorde entre elle et Jason.

La porte claqua derrière la jeune femme qui courut s’enfouir dans sa couchette pour y chercher dans la solitude un moyen de vaincre enfin l’obstination de Jason. Ce soir, malgré tout, elle avait marqué un point mais elle doutait qu’il lui donnât encore l’occasion d’en marquer d’autres. Son instinct lui disait qu’il allait probablement la fuir comme un danger. Peut-être serait-il habile de lui ôter cette joie en demeurant quelque temps hors de sa vue, ne fût-ce que pour lui donner le loisir de se poser des questions ?

Insensible aux angoisses qu’elle renfermait, la « Sorcière des Mers » poursuivait sa route vers le bout de la nuit. Sur le gaillard d’avant, les marins chantaient toujours...

7

LES FRÉGATES DE CORFOU

Au matin du septième jour, comme on approchait des côtes de Corfou, un vaisseau apparut dans le soleil et toutes voiles dehors se dirigea vers le brick, haute pyramide blanche érigée vers le levant que le matelot de vigie, perché dans le nid de pie, signala d’un tonitruant :

— Navire à bâbord !

De la dunette, la voix de Jason Beaufort vint en écho :

— Laisse arriver ! Cap dessus !...

— Frégate anglaise, apprécia Jolival qui, une longue-vue vissée à l’œil, regardait approcher l’arrivant. Voyez le pavillon rouge qui bat à sa corne ! On dirait même qu’il veut nous attaquer !

Debout auprès de lui, à la lisse de bâbord, Marianne serra autour d’elle le grand cachemire rouge dont elle s’enveloppait. Elle frissonnait. Il y avait dans l’air quelque chose d’insolite. Autour d’elle, les sifflets vrillaient l’air, appelant les deux bordées sur le pont. Debout auprès du timonier, Jason observai ! l’Anglais. Chaque pouce de son corps exprimait l’attente. Une attente qui se retrouvait dans tout l’équipage soudain figé, dans les hunes aussi bien que sur le pont.

— Sommes-nous déjà dans le canal d’Otrante ? demanda Marianne.

— Exactement ! Cet Anglais doit venir de Lissa. Mais il est apparu bien subitement... exactement comme s’il nous guettait.

— Nous guetter ? Mais pourquoi ?

Jolival traduisit son ignorance d’un mouvement d’épaules. Là-haut, Jason venait de donner un ordre à O’Flaherty qui sur un retentissant « A vos ordres, Monsieur ! » dégringolait de la dunette et appelait quelques hommes. Instantanément les armes furent tirées des coffres, distribuées aux matelots qui, à un rythme rapide, défilèrent devant le second pour recevoir haches, sabres, pistolets, poignards ou espingoles suivant les goûts et les aptitudes. En quelques secondes le pont du brick prit un aspect farouche de fortin sur le pied de guerre.

— Est-ce que, vraiment, nous allons nous battre ? chuchota Marianne inquiète.

— On le dirait ! Tenez ! L’Anglais vient de tirer un coup de semonce.

En effet, au flanc gauche de la longue carène noire ceinturée de jaune, un plumet de fumée blanche venait d’apparaître suivi d’une détonation.

— Hissez le pavillon ! hurla Jason. Signalez notre qualité de neutre ! Cet imbécile nous vient droit dessus !

— Une bataille ! murmura Marianne pour elle-même plus que pour Jolival. Il ne manquait plus que cela ! C’est pour le coup que les marins vont dire que je leur porte malheur !

— Cessez donc de dire des bêtises ! mâchonna le vicomte. Nous savions tous que ceci pouvait se produire et les marins n’ont jamais considéré un combat comme une catastrophe. N’oubliez pas que le navire est un corsaire !

Mais l’impression pénible demeurait. Comme par un fait exprès, depuis environ une semaine, il ne se passait pas de jour sans qu’un incident, ou un accident vînt frapper le bateau. Cela avait commencé avec la moitié de la bordée de tribord qui, intoxiquée par on ne savait quelle nourriture suspecte, s’était tordue pendant vingt-quatre heures dans ses hamacs. Puis, un homme, glissant sur le tillac sous l’impulsion d’un brusque coup de roulis, s’était ouvert le crâne. Le lendemain, deux autres s’étaient battus pour un motif futile. Il avait fallu les mettre aux fers. Enfin, la veille, un feu s’était déclaré dans la cambuse. On avait pu l’éteindre très vite, mais il s’en était fallu de peu que Nathan ne fût grillé. Tout cela affectait beaucoup Marianne. Dans les rares moments où elle quittait sa cabine pour prendre l’air, elle tournait la tête quand elle apercevait la figure pâle de John Leighton et ses yeux sarcastiques qui semblaient la défier ironiquement. Une fois déjà, elle avait vu le maître d’équipage, un Espagnol olivâtre qui avait l’orgueil de l’hidalgo et la grossièreté d’un moine ivre, diriger vers elle deux doigts en cornes destinés à conjurer le mauvais œil.

L’Anglais cependant approchait à bonne allure. Aux signaux du brick il venait de répondre en hissant un pavillon parlementaire, indiquant qu’il souhaitait causer.

— Qu’il vienne à bord ! grogna Jason. Nous verrons ce qu’il veut ! Mais préparez-vous tout de même, je n’aime pas beaucoup ça ! Dès que j’ai aperçu ses huniers, j’ai eu l’impression qu’il nous en voulait !

Lui-même, calmement, ôtait son habit bleu, ouvrait sa chemise et en roulait les manches. Debout derrière lui, Nathan, qui était la copie à peu près conforme de son frère Tobie, lui tendit un sabre d’abordage dont il vérifia le fil sur son pouce avant de le passer à sa ceinture. De leur côté, les marins, sous les sifflets du maître d’équipage, prenaient leurs postes de combat.

— Sabords ouverts ! cria encore Jason. Canonniers à vos pièces !

De toute évidence le corsaire n’entendait pas se laisser prendre par surprise. La frégate était toute proche maintenant. C’était 1’« Alceste », puissante unité de quarante canons, plus les pièces de pont, aux ordres du commodore Maxwell, un marin de valeur. On pouvait voir, sur le pont, les hommes qui le montaient rangés en un ordre parfait, mais aucune chaloupe ne se détacha du bord. Tout allait se passer au porte-voix, ce qui n’était pas tellement bon signe.

Jason emboucha le sien :

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

La voix de l’Anglais parvint, quelque peu nasillarde mais nette et menaçante :

— Visiter votre bateau ! Nous avons pour cela d’excellentes raisons !

— J’aimerais savoir lesquelles ! Nous sommes américains, donc neutres.

— Si vous étiez neutres, vous n’auriez pas à votre bord une envoyée de Buonaparte ! Aussi nous vous donnons le choix ; nous remettre la princesse Sant’Anna, sinon nous vous envoyons par le fond !

Quelque chose de glacial coula le long de l’échine de Marianne qui retint son souffle. Comment cet Anglais savait-il sa présence à bord ? comment, surtout, avait-il appris que Napoléon l’avait chargée de mission ? Elle avait conscience, terriblement, de la puissance de l’ennemi. Les gueules des canons qui s’ouvraient dans le flanc du navire lui semblaient énormes. Elle ne voyait plus qu’elles et les flammes des mèches qui, au poing des canonniers, s’effilochaient au vent du matin. Mais elle n’eut pas le temps de réfléchir à ce qui allait suivre, car déjà la voix de Jason répondait, goguenarde :

— Vous pouvez toujours essayer !

— Vous refusez ?

— Accepteriez-vous, commodore Maxwell, si l’on vous demandait de livrer votre honneur ? Un passager est sacré ! Que dire d’une passagère ?...

Sur sa dunette, la raide silhouette du commodore salua :

— Je m’attendais à votre réponse, Monsieur, mais je devais vous poser la question. Nos canons vont donc la régler !

Déjà les deux adversaires, passant à contre-bord à portée de pistolet, échangeaient leurs bordées. Trop hâtives, elles manquèrent l’une et l’autre leur objectif, n’arrachant que des fragments de bois. Maintenant ils s’éloignaient de nouveau pour changer d’armures et revenir de toute leur puissance comme jadis, en tournois, les chevaliers en lice.

— Nous sommes perdus ! gémit Marianne. Allez dire à Jason qu’il me livre ! Cet Anglais va nous couler. Il est tellement mieux armé que nous !

— C’est une raison qui ferait rire votre ami Surcouf, remarqua Jolival. Quand vous le reverrez, demandez-lui de vous raconter l’affaire du « Kent » ! Un combat naval, à un contre un s’entend, est une affaire de vent et d’habileté manœuvrière. C’est aussi une question de cœur à l’ouvrage si l’on en vient à l’abordage ! Et j’ai l’idée que nos gens n’en manquent pas !