— Pourquoi ? Vous ne les aimez pas ? riposta Jason à qui la mimique de la jeune femme n’avait pas échappé. Je viens d’un pays où ils foisonnent et je croyais pourtant vous avoir raconté que ma nourrice était noire. Une circonstance à laquelle, évidemment, on n’est guère accoutumé en Angleterre ou en France, mais qui, à Charleston et dans tout le Sud, est chose courante et normale. Cependant, pour répondre à votre question, je dirai que j’en ai deux ici : Tobie et son frère Nathan. Ah non, j’oubliais : j’en ai trois. J’en ai embarqué un autre à Chioggia.

— A Chioggia ?

— Oui, un Ethiopien ! Un pauvre diable échappé de chez vos bons amis Turcs où il était esclave et que j’ai trouvé errant sur le port tandis que j’étais à l’aiguade. Tenez, vous pouvez le voir d’ici, à cheval sur cette vergue de hune.

Une espèce de froid qui n’avait rien à voir avec la température extérieure, plutôt fraîche pour la saison, s’insinuait en Marianne. L’homme dont l’aspect l’avait frappée – avait-elle rêvé ou bien possédait-il réellement des yeux clairs ? – était un esclave en fuite. Et qu’étaient d’autre, la fuite mise à part, les serviteurs que Jason venait de mentionner ? Ce qu’avait dit Joli-val lui revenait désagréablement. Et parce qu’elle était incapable de supporter une ombre, si légère fût-elle, sur son amour, elle ne put s’empêcher de formuler la question qui lui venait, en prenant toutefois un léger détour :

— Je l’ai remarqué. Votre « pauvre diable » est assez beau pour cela... et tellement différent de celui-ci, ajouta-t-elle en montrant Tobie occupé à vider son seau par-dessus bord. Est-il aussi un esclave en fuite ?

— Il existe des races différentes chez les Noirs aussi bien que chez les Blancs. Les Ethiopiens se veulent descendants de la reine de Saba et du fils qu’elle eut de Salomon. Ils ont les traits plus fins et plus nobles souvent que les autres Africains... et aussi une fierté sauvage qui s’habitue mal à l’esclavage. Parfois, ils sont aussi plus clairs, comme celui-là ! Quant à Tobie et Nathan, pourquoi voulez-vous qu’ils soient « en fuite » ? Ils servent ma famille depuis leur naissance. Leurs parents étaient très jeunes quand mon grand-père les a achetés.

L’espèce de froid se fit glace. Marianne eut l’impression d’entrer dans un monde nouveau et anormal.

Elle n’avait jamais imaginé que Jason, citoyen de la libre Amérique, pût considérer l’esclavage comme une chose toute naturelle. Bien sûr, elle n’ignorait pas que le commerce du « bois d’ébène », pour employer l’expression de Jolival, interdit en Angleterre depuis 1807 et assez mal vu en France, mais encore admis, était florissant dans le Sud des Etats-Unis où la main-d’œuvre noire représentait la garantie de la richesse du pays. Bien sûr, elle savait que Jason, « sudiste », né à Charleston, avait été élevé au milieu des Noirs qui peuplaient la plantation paternelle. (Il lui avait, en effet, parlé un jour, avec une sorte de tendresse, de sa nourrice noire, Deborah.) Mais cette question qui, tout à coup, se présentait à elle dans toute sa brutale réalité, elle ne l’avait jamais imaginée, jusqu’à présent, que sous un angle abstrait, désincarné en quelque sorte. Maintenant, elle se trouvait en face de Jason Beaufort, propriétaire d’esclaves, parlant d’achat ou de vente d’êtres humains sans plus d’émotion que d’une paire de bœufs. Visiblement, cet ordre de choses était pour lui tout naturel.

Etant donné l’état de leurs relations actuelles, peut-être eût-ce été sagesse, pour Marianne, de dissimuler ses impressions. Mais elle savait mal résister aux impulsions de son cœur, surtout quand l’homme qu’elle aimait était en cause.

— Esclaves ! Comme il est étrange ce mot-là, dans ta bouche ! murmura-t-elle, balayant d’instinct le cérémonial factice et naïvement cruel qu’il avait instauré entre eux. Toi qui as toujours été pour moi l’image même, le symbole de la liberté ! Comment peux-tu seulement le prononcer ?

Pour la première fois depuis le début de leur entretien elle eut sur elle le bleu sincèrement surpris de son regard, presque candide à force de naturel, mais le sourire qu’il lui offrit, sardonique à souhait, n’avait rien d’innocent, ni d’ailleurs d’amical :

— Votre Empereur doit le prononcer assez facilement, lui qui, Premier consul, a rétabli l’esclavage et la traite abolis par la Révolution ! J’admets qu’avec la Louisiane, il s’est débarrassé d’une bonne partie du problème, mais je n’ai jamais entendu dire que les gens de Saint-Domingue aient eu fort à se louer de son libéralisme.

— Laissons là l’Empereur ! Il s’agit de vous et de vous seul !

— Me feriez-vous l’honneur de me reprocher ma façon de vivre ou celle des miens ? Ce serait un comble ! Pourtant, écoutez bien ceci : je connais les Noirs mieux que vous. Ce sont de braves gens, pour la plupart, et je les aime, mais vous ne pouvez rien changer au fait que leur esprit ne soit guère plus développé que celui d’un petit enfant ! Ils en ont la gaieté, la tristesse, les larmes faciles, les caprices et le cœur généreux. Mais ils ont besoin d’être dirigés !

— A coups de fouet ? Les fers aux pieds et traités plus mal que des animaux ! Aucun homme, quelle que soit sa couleur, n’a été mis au monde pour la servitude. Et j’aimerais savoir ce que penserait de votre manière de voir, ce Beaufort qui, au temps du Roi-Soleil, quitta la France pour fuir les rigueurs de la Révocation ? Celui-là devait savoir que la liberté mérite tous les sacrifices.

A certaine crispation de la mâchoire de Jason, Marianne aurait dû comprendre que sa patience s’épuisait, mais elle-même sentait le besoin de se mettre en colère ! Elle préférait cent fois, entre eux, une bonne bagarre aux faux-semblants du protocole !

L’œil noir, un pli dédaigneux au coin de sa bouche, le corsaire haussa les épaules :

— C’est ce Beaufort-là, pauvre sotte, qui a fondé notre plantation de La Faye-Blanche et c’est lui encore qui a acheté les premiers « esclaves ». Mais le fouet n’a jamais eu cours chez nous, pas plus que les Noirs n’ont eu à se plaindre de leur sort ! Demandez plutôt à Tobie et à Nathan ! Si j’avais voulu les libérer, quand notre domaine a brûlé, ils se seraient laissés mourir devant ma porte !

— Je n’ai pas dit que vous étiez de mauvais maîtres, Jason...

— Et qu’avez-vous dit d’autre ? Ai-je rêvé ou bien avez-vous réellement fait allusion à des fers et à un sort comparable à celui d’animaux ? Mais je suis à peine surpris, Madame, de trouver en vous un si chaud partisan de la liberté ! C’est pourtant un mot que les femmes, en général, emploient peu dans votre monde. La plupart d’entre elles préfèrent... et même réclament, une certaine douce et tendre servitude ! Et tant pis si vous n’aimez pas ce mot-là ! Après tout, peut-être n’êtes-vous pas tout à fait une femme ! En revanche, vous êtes libre, Madame ! Tout à fait libre, on ne peut plus libre de tout gâcher, de tout détruire autour de vous, à commencer par votre vie et celle des autres ! Ah ! Mais c’est une chose superbe que la liberté d’une femme ! Elle lui donne tous les droits ! Et elle fait de jolis petits automates férocement attachés à leurs couronnes et à leurs plumes de paon !...

L’arrivée de Jolival coupa court à la diatribe de Jason qui, furieux, criait si fort que tout le navire pouvait l’entendre. Il s’était trop longtemps contenu et lâchait les vannes de sa colère. En voyant surgir le visage aimable du vicomte, il aboya, hors de lui :

— Ramenez cette dame dans sa cabine ! Avec tous les honneurs dus à la libre ambassadrice d’un empire libéral ! Et que je ne la revoie plus ici ! Une passerelle de commandement n’est pas la place d’une femme, même libre ! Et personne ne peut m’obliger à la supporter ! Moi aussi, je suis libre !

Et, tournant les talons, Jason dégringola l’escalier en deux sauts et fonça vers l’avant où il retourna s’enfermer dans la chambre des cartes.

— Que lui avez-vous fait ? demanda Jolival en s’approchant de Marianne qui, agrippée des deux mains à la rambarde, luttait à la fois contre le vent et contre l’envie de pleurer.

— Rien du tout ! J’ai seulement voulu lui expliquer que l’esclavage est une chose abominable et que je trouve scandaleux qu’il y ait, sur ce bateau, quelques-uns de ces pauvres malheureux qui n’ont même pas le droit d’être des hommes ! Et vous avez vu comment il m’a traitée !

— Ah !... parce que maintenant vous en êtes à débattre entre vous de la condition humaine ? fit Arcadius suffoqué. Seigneur Dieu ! Marianne ! N’avez-vous pas assez de sujets de bataille avec Jason sans y ajouter des problèmes qui n’ont rien à voir avec vous deux ? Ma parole, on jurerait que vous prenez plaisir à vous déchirer l’un l’autre ! Il crève d’envie de vous prendre dans ses bras et vous, pour un rien, vous seriez prête à vous traîner à ses pieds, mais, quand vous êtes ensemble, vous vous dressez l’un en face de l’autre comme des coqs de combat ! Et vous vous disputez devant l’équipage encore !

— Mais, Jolival, rappelez-vous l’odeur !

— Vous lui en avez parlé ?

— Non ! Il ne m’en a pas laissé le temps ! Il s’est fâché tout de suite !

— C’est encore heureux ! Mais de quoi vous mêlez-vous, ma chère enfant ? Quand donc apprendrez-vous que les hommes ont une vie à eux et entendent la vivre comme bon leur semble. Allons venez, ajouta-t-il plus doucement, je vous ramène chez vous ! Mais que Dieu me damne si je vous laisse encore seule avant que je ne le juge bon !

Docilement, Marianne suivit son ami et accepta le bras qu’il lui offrait pour la reconduire dans le rouf. Cette fois, ils passèrent au milieu des hommes d’équipage, redescendus de la mâture. Ils avaient, avec la complicité du vent, pu suivre l’algarade avec un intérêt certain. Sur son passage, Marianne surprit des sourires qui la couvrirent de confusion, bien qu’elle s’efforçât de ne pas les voir et de s’intéresser aux propos de Jolival qui lui parlait de la pluie et du beau temps.