— C’est impossible ! lança Marianne avec violence. Rappelez-vous, Arcadius, qu’il y a six mois, la « Sorcière », gardée à vue à Morlaix, était enlevée par Surcouf et conduite, par lui, jusqu’à notre rendez-vous ! Si Jason s’était livré à cet infâme commerce, il aurait, lui aussi, senti l’odeur... et je ne crois pas qu’il aurait, alors, accepté de courir des risques pour le maître d’un bateau de ce genre. Enfin, je vous rappelle que Jason, quand il fait de la contrebande, charge du vin, pas de la chair humaine !

Elle tremblait d’indignation et, en reposant la tasse dans la soucoupe, la heurta nerveusement. Jolival lui dédia un sourire apaisant :

— Calmez-vous ! Dans un instant vous allez me reprocher d’avoir accusé notre ami de n’être qu’un vil négrier ! Je n’ai rien dit de semblable. D’ailleurs, et même si je dois vous décevoir, Surcouf, s’il avait remarqué quelque chose, n’aurait pas protesté. Lui aussi a parfois transporté du « bois d’ébène » sur ses navires. Un bon armateur ne saurait avoir de ces délicatesses ! Cela dit, je me suis étonné, comme vous, de ce fumet bizarre.

— Qui n’est peut-être pas celui que vous dites ! Après tout, si vous ne l’avez respiré qu’une fois !

— On n’oublie pas ce genre de choses, coupa Arcadius gravement. Et elle est de celles dont aucun lavage ne peut venir à bout, et, à moins que ce navire n’ait subi une épidémie de fièvre jaune...

— Assez là-dessus, Arcadius ! Vous me peinez. Vous êtes victime d’une illusion. Il y a peut-être simplement des rats crevés à bord. Où est Jason à cette heure ?

— Dans la chambre des cartes, vers l’avant ! Souhaitez-vous donc lui rendre visite ?

Une inquiétude voltigeait, impalpable, sous l’ironie légère du ton, mais Marianne, calmement, se versa une nouvelle tasse de café. L’arôme brûlant du breuvage emplissait l’étroite pièce, chassant la senteur insidieuse.

— Le devrais-je ?

— Cela ne s’impose pas... à moins que vous ne souhaitiez régaler l’équipage d’un supplément de passe d’armes dans le genre de celle d’hier soir ! Notre skipper est de fort méchante humeur, il me semble, car, avant d’aller s’enfermer à l’avant, il a fait retentir la dunette d’une étonnante tempête dont l’objet était l’arrimage défectueux d’un tonneau.

Marianne s’essuya les lèvres avec un soin inusité qui lui permit de garder baissées un instant ses paupières frangées de longs cils courbes qui, vers les tempes, se retroussaient d’une façon qui parut à Jolival plus frondeuse que jamais. Pourtant, sa voix fut un miracle de calme douceur en répondant :

— Aussi n’ai-je aucune intention de me mettre sur son chemin. Je désire seulement respirer l’air sur le pont et me dégourdir les jambes.

— Le temps est gris, la mer assez forte et il pleut.

— J’ai vu. Mais j’ai besoin d’air. Nous nous promènerons ensemble, Jolival, si vous voulez bien venir me prendre d’ici une demi-heure car, à voir votre mine, je devine que vous allez encore trouver une mauvaise raison pour m’empêcher de sortir... par exemple : que je suis, avec Agathe, la seule femme à bord et qu’il y a une centaine d’hommes d’équipage ? Je n’ai aucune envie de passer mon temps enfermée dans ce trou et d’abord, parce que je suis à peu près certaine que Ja-son n’en franchira jamais le seuil ! Ai-je raison ?

Jolival s’abstint de répondre. Haussant des épaules fatalistes, il entreprit, vers la porte, une navigation difficile entre les malles entrouvertes qui laissaient échapper des rubans et des falbalas.

Quand il eut disparu, Marianne voulut se remettre aux mains de sa femme de chambre, mais constata qu’elle avait disparu. Seule, une voix faible et mourante répondit à son appel. Courant vers le fond de sa cabine, elle découvrit la pauvre Agathe, affalée sur sa couchette et vomissant spasmodiquement dans son tablier amidonné. Sa coquetterie et sa dignité avaient totalement disparu. Il ne restait plus qu’une petite créature au visage verdâtre qui ouvrait péniblement sur sa maîtresse des yeux de noyée.

— Mon Dieu, Agathe ! Tu es malade à ce point ? Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Ça... m’a pris d’un seul coup. En apportant le plateau... Je ne me sentais pas bien et, en arrivant ici... Ça doit être... l’odeur des œufs frits et du lard ! Oooooooh !...

La seule évocation de ces victuailles amena une nouvelle nausée et la jeune camériste replongea dans son tablier.

— Tu ne peux pas rester comme ça ! décida Marianne en remplaçant, pour commencer, le tablier par une cuvette ! Il y a un médecin sur ce sacré bateau ! Je vais le chercher ! Il a une sale tête mais il te soulagera peut-être.

Vivement, elle bassina le visage d’Agathe avec de l’eau fraîche et de l’eau de Cologne, lui donna un flacon de sels puis, enfilant un étroit manteau de drap couleur miel qu’elle boutonna jusqu’au cou pour cacher sa chemise de nuit, elle entoura sa tête d’une écharpe et se lança dans l’escalier qui, du milieu du bateau, conduisait au pont et débouchait entre le mât de misaine et le grand mât. Elle eut quelque peine à atteindre la surface.

Le brick, à cet instant, essuyait un grain. La mer se creusait sous l’étrave et Marianne dut se cramponner aux rampes pour ne pas redescendre les marches sur les genoux. En arrivant sur le pont, la force du vent, qui soufflait de l’arrière, la surprit. Son écharpe, nouée négligemment, s’envola et ses longues mèches noires tournoyèrent autour d’elle, comme des lianes.

Le pont désert s’éleva, puis redescendit. Elle se tourna vers la dunette, reçut le vent de plein fouet. Le navire fuyait devant le grain. Les vagues blanchissaient et, autour d’elle, les cordages chantaient tandis que, dans le claquement des voiles, s’élevaient des murmures. Sur la dunette, qui communiquait avec le tillac par quelques marches raides, presque des échelons, elle vit l’homme de barre. Enveloppé d’un caban de forte toile, il semblait faire corps avec le navire, bien planté sur ses jambes écartées, ses mains fermement accrochées à la roue du gouvernail. Levant la tête, elle vit encore que toute la bordée de quart, ou presque, était perchée sur les vergues, s’activant furieusement, carguant perroquets, huniers et grande voile, halant bas le grand foc pour « laisser porter » vent arrière sous la misaine et le petit foc, comme l’ordre, tonné au porte-voix, en arrivait de la dunette.

Brusquement, une dizaine de singes aux pieds nus tombèrent du ciel et se mirent à courir sur le pont. L’un d’eux la bouscula si violemment qu’elle fila droit sur l’échelle de la dunette, s’y cramponna, réussissant de justesse à ne pas s’étaler. Le matelot n’avait rien vu et poursuivit sa course.

— Excusez-le, Madame ! Je crois qu’il ne vous a pas vue, fit en italien une voix basse et grave. Vous êtes-vous fait mal ?

Marianne se redressa, rejeta en arrière ses cheveux qui l’aveuglaient et considéra avec un mélange de stupeur et d’effroi l’homme qui lui faisait face.

— Non, non... fit-elle machinalement, je vous remercie...

Il s’éloigna aussitôt, d’une souple démarche qui semblait se jouer des mouvements désordonnés du bateau. Pétrifiée, sans parvenir à démêler ce qui l’avait tellement frappée, la jeune femme le regarda disparaître avec un curieux mélange de terreur et d’admiration. Son séjour en enfer était encore trop récent pour qu’elle n’en eût pas gardé une certaine crainte des gens à peau noire. Or, le matelot qui venait de lui parler était noir, comme Ishtar et ses sœurs ! Nettement moins sombre tout de même, car les trois esclaves de Damiani étaient couleur d’ébène tandis que l’homme semblait coulé dans un bronze légèrement doré. Et Marianne, malgré une instinctive répulsion qui, d’ailleurs, était surtout faite de rancune et de peur, s’avoua franchement qu’elle n’avait guère rencontré de spécimens humains aussi beaux que celui-là.

Pieds nus, comme tout l’équipage, sanglé dans un étroit pantalon de toile qui l’emprisonnait des reins aux mollets, et sur lequel s’érigeait un torse puissant sculpté de longs muscles lisses, il avait la perfection physique inquiétante des grands fauves. Le voir grimper dans les haubans pour serrer une voile avec l’aisance d’un sombre guépard était un spectacle de choix... Et le visage, un instant entrevu, ne déparait pas l’ensemble, au contraire !

Elle en était là de ses réflexions quand une main saisit son bras et, par ce moyen, la hissa plus qu’elle ne l’aida à monter jusqu’à la dunette.

— Que faites-vous là ? s’écria Jason Beaufort. Pourquoi diable êtes-vous sortie de chez vous par ce temps ? Vous avez envie d’être emportée par-dessus bord ?

Il paraissait franchement mécontent, mais Marianne nota, avec une intime satisfaction, qu’une inquiétude perçait sous le reproche.

— Je cherchais votre médecin. Agathe est malade à mourir. Elle a besoin de secours car elle a failli se trouver mal en m’apportant mon petit déjeuner !

— Aussi pourquoi est-elle allée le chercher ? Votre femme de chambre n’a rien à faire dans la cambuse, princesse. Il y a, grâce au ciel, des serviteurs qui, sur ce bateau, s’occupent du service intérieur. Tenez, voici justement Tobie, c’est lui qui est chargé de veiller à ce que vous ne manquiez de rien.

Un nouveau Noir venait d’apparaître, émergeant des cuisines avec un seau d’épluchures. Celui-là avait une bonne figure lunaire, cernée d’une couronne de cheveux grisonnants et folâtres qui faisaient de son crâne chauve un îlot bien ciré battu par la tempête. Le sourire béat qu’il offrit à son maître fendit son visage d’un croissant neigeux.

— Va dire au Dr Leighton qu’il y a une malade dans le rouf ! ordonna le corsaire.

— Vous avez beaucoup de Noirs, à bord ? ne put s’empêcher de demander Marianne dont les sourcils s’étaient froncés légèrement.