— Tu es injuste ! Tu sais bien qu’il n’y a plus rien depuis longtemps entre l’Empereur et moi et, qu’au fond, il a fait de son mieux pour te sauver sans rompre un difficile équilibre diplomatique.

— Je m’en souviens mais je n’ai pas non plus conscience de devoir encore quoi que ce soit à Napoléon.

J’appartiens à un pays neutre et j’entends ne plus me mêler de sa politique. Il est déjà bien suffisant que mon pays risque sa paix extérieure en refusant de prendre parti pour l’Angleterre...

Brusquement, il se saisit d’elle, la serra contre lui et posa sa joue contre sa tempe avec une infinie tendresse.

— Marianne, Marianne ! Oublie tout cela... tout ce qui n’est pas nous ! Oublie Napoléon, oublie qu’il y a quelque part au monde un homme dont tu portes le nom, oublie comme je l’oublie moi-même que Pilar vit toujours, dans je ne sais quel coin caché de l’Espagne où elle a choisi de résider car elle me croit toujours au bagne et espère bien que j’y mourrai ! Il y a nous deux, rien que nous deux... et il y a la mer, là... tout près... à nos pieds ! Si tu veux, demain elle nous emportera jusque chez moi ! Je vais t’emmener en Caroline, je rebâtirai pour toi la maison incendiée de mes parents à Old Creek Town. Pour tous, tu seras ma femme...

Grisé par la souplesse de ce corps collé au sien et par le parfum qui s’en dégageait, il recommençait à l’envelopper de caresses qui la faisaient frémir. Bouleversée, Marianne ne trouvait plus la force de lutter. Elle se rappelait les heures éblouissantes de la prison, des heures qu’il était si simple de renouveler. Jason était à elle tout entier, la chair de sa chair, l’homme qu’entre tous elle avait choisi et qu’aucun autre ne pouvait remplacer... Pourquoi refuser ce qu’il offrait ? Pourquoi ne pas, dès demain, partir pour son pays de liberté ? Après tout, et même s’il l’ignorait, son mari était mort, elle était libre.

Dans une heure, elle serait à bord de la « Sorcière ». Il serait facile de dire à Benielli qu’elle pre-liait le chemin de la Turquie quand ce serait vers la libre Amérique que voguerait le navire, tandis que, clans les bras de Jason, Marianne vivrait sa première nuit d’amour, bercée par les vagues, tirant un rideau définitif sur sa vie passée. Elle pouvait reprendre sa propre histoire à Selton Hall, au moment où Jason, pour la première fois, l’avait suppliée de le suivre et bientôt, elle oublierait tout le reste : la peur, les fuites, Fouché, Talleyrand, Napoléon, la France et la villa des eaux vives où erraient les paons blancs, mais dont aucun cavalier fantôme, masqué de blanc, ne viendrait plus éveiller les échos...

Pourtant de nouveau, comme tout à l’heure, sa conscience se réveilla, cette conscience qui se révélait tellement plus encombrante qu’elle ne l’avait imaginé. Qu’arriverait-il si, au cours du long voyage qui l’emmènerait en Amérique, elle se découvrait enceinte d’un autre ? Comment alors s’en délivrer dans ce pays où elle ne pourrait échapper un instant à l’œil de Jason, puisqu’elle se refusait absolument à tricher avec lui. En admettant même qu’il n’ait rien deviné au cours d’une traversée au moins deux fois plus longue que celle vers Constantinople !...

Et puis, au fond de sa mémoire, elle crut entendre encore la voix grave d’Arrighi :

« Vous seule pouvez convaincre la Sultane de faire poursuivre la guerre contre la Russie, vous seule pouvez calmer sa colère contre l’Empereur parce que, comme elle, vous êtes cousine de Joséphine ! Vous, elle vous écoutera... »

Pouvait-elle vraiment trahir la confiance de l’homme qu’elle avait aimé et qui avait sincèrement essayé de la rendre heureuse ? Napoléon comptait sur elle. Pouvait-elle, réellement, lui refuser un dernier service, tellement important pour lui et pour la France ? Le moment de l’amour n’était pas encore venu. C’était encore celui du courage.

Doucement, mais fermement, elle repoussa Jason :

— Non, dit-elle seulement. C’est impossible ! Il faut que j’aille là-bas ! J’ai donné ma parole !

Il la regarda d’un air incrédule, comme si, tout à coup, elle avait pris, sous ses yeux, une forme différente. Ses yeux bleu sombre parurent s’enfoncer plus profondément sous les noirs sourcils et Marianne, désolée, y lut une immense déception.

— Tu veux dire... que tu refuses de me suivre ?

— Non, mon amour, je ne refuse pas de te suivre. Au contraire, je te demande à toi de me suivre encore un peu, seulement quelques semaines ! Un simple délai, vois-tu ? Ensuite je n’aurai plus que toi dans la tête et dans le cœur, je te suivrai où tu voudras, au bout du monde s’il le faut, et je vivrai exactement comme tu le désireras ! Mais il faut que j’accomplisse ma mission : c’est trop important pour la France !

— La France ! fit-il avec amertume. Elle a bon dos !... Comme si, pour toi, le mot France ne s’écrivait pas Napoléon !

Blessée par cette jalousie qu’elle sentait toujours latente et qui la soupçonnait encore, Marianne eut un petit soupir plein de tristesse, tandis que l’éclat de ses yeux verts se faisait humide.

— Pourquoi ne veux-tu pas me comprendre, Jason ? Que tu le veuilles ou non, j’aime mon pays, ce pays que je connaissais à peine et que j’ai découvert avec émerveillement. C’est un beau pays, Jason, un noble et grand pays ! Et, cependant, je le quitterai sans remords et sans regrets quand l’heure sera venue de m’en aller avec toi !

— Car cette heure n’est pas encore venue ?

— Si... peut-être, si toi tu consens à m’emmener là-bas pour y rencontrer cette étrange sultane née si près de chez toi !

— Et tu dis que tu m’aimes ? fit-il.

— Je t’aime plus que tout au monde car, pour moi, tu es non seulement le monde mais la vie, la joie, le bonheur. Et c’est parce que je t’aime que je ne veux pas m’enfuir comme une voleuse et que je veux rester cligne de toi !

— Des mots que tout cela ! riposta Jason avec un haussement d’épaules rageur. La vérité est que tu ne peux te résigner, n’est-ce pas, à abandonner d’un seul coup et sans retour la vie brillante qui était la tienne dans l’orbite de Napoléon ! Tu es belle, jeune, riche, tu es... Altesse Sérénissime  – un titre stupide mais imposant ! — et maintenant, l’on t’investit d’une ambassade auprès d’une reine ! Qu’ai-je à t’offrir en échange ? Une vie relativement modeste, quelque peu irrégulière par surcroît tant que nous ne serons pas libérés, l’un et l’autre, des liens conjugaux ! Je comprends que tu hésites et que tu souhaites des délais !

Elle le regarda tristement.

— Comme tu es injuste ! Tu as donc oublié que, sans Vidocq, j’aurais abandonné tout cela sans le plus petit regret ! Et ce voyage, crois-moi, ce n’est ni un prétexte ni une échappatoire, c’est une nécessité ! Pourquoi le refuses-tu ?

— Parce que c’est Napoléon qui t’y envoie, comprends-tu ? Parce que je ne lui dois rien, si ce n’est la honte, la prison, la torture ! Oh, je sais : il m’avait donné un ange gardien. Mais si le bâton des gardes-chiourme m’avait assommé, si j’étais mort de mes blessures, crois-tu qu’il m’aurait beaucoup pleuré ? Il aurait exprimé un regret... poli ! Et sera il passé à une autre affaire ! Non, Marianne, je n’ai aucune raison de servir ton Empereur. Bien plus, si j’acceptais, je me sentirais grotesque... ridicule ! Quand à toi, sache bien que si tu n’as pas, maintenant, le courage de dire un non définitif à tout ce qui a été la vie jusqu’à présent, tu ne l’auras pas davantage demain. Et, ta mission accomplie, tu en trouveras une autre... ou on t’en trouvera une autre ! J’admets volontiers qu’une femme telle que toi soit précieuse.

— Je te jure que non ! Je partirai aussitôt après !

— Comment te croire ? Là-bas, en Bretagne, tu ne souhaitais que fuir cet homme que, maintenant, tu veux servir à tout prix ! Es-tu seulement la même que cette nuit-là ? La femme que j’ai quittée était prête à n’importe quelle folie pour moi... celle que j’ai retrouvée est soucieuse de respectabilité et craint l’entrée d’une femme de chambre quand je l’embrasse ! Ce sont des choses qui frappent, tu sais !

Elle s’affola :

— Que vas-tu chercher ? Je te jure que je t’aime, que je n’aime que toi, mais il faut que tu me conduises en Turquie !

— Non !

Prononcé sans colère, le mot n’en claqua pas moins. Douloureusement, Marianne murmura :

— Tu refuses ?

— Exactement ! Ou plutôt non ! Je te laisse le choix : j’accepte de te conduire là-bas mais, ensuite, je repartirai seul pour mon pays !

Comme s’il venait de la frapper, elle recula, heurta un guéridon qui s’effondra, entraînant dans sa chute une fragile verrerie de Murano, et alla tomber sur la chaise longue qu’elle avait quittée tout à l’heure... un siècle plus tôt ! Les yeux agrandis, elle regardait Jason comme si elle le voyait pour la première fois ! Jamais elle ne l’avait vu si grand, si séduisant... ni hélas si cruel ! Elle avait cru que son amour, à lui, était semblable au sien, c’est-à-dire prêt à n’importe quelle folie, prêt à tout accepter, à tout subir pour quelques heures de bonheur... à plus forte raison pour une vie d’amour. Et voilà qu’il trouvait le courage de lui offrir cet impitoyable marché !

Incrédule, elle demanda :

— Tu pourrais me quitter... volontairement ? Me laisser là-bas et repartir sans moi ?

Il croisa les bras sur sa poitrine et la regarda, sans colère mais avec une effrayante fermeté :

— Ce n’est pas à moi de choisir, Marianne, c’est à toi. Je veux savoir qui s’embarquera demain, à bord de la « Sorcière » : la princesse Sant’Anna, ambassadrice officieuse de Sa Majesté l’Empereur et Roi... ou Marianne Beaufort !...

Le nom inattendu, et dont elle avait rêvé, la toucha au plus sensible. Elle ferma les yeux et devint aussi pâle que sa robe. Ses doigts, crispés, griffèrent la soie du siège, luttant à leur manière contre la crise de nerfs qu’elle sentait venir.