Certes, si une vie obscure commençait à se former dans le secret de son être, il serait commode, facile même, de s’arranger pour en faire endosser la paternité à son amant. Avec un homme aussi ardent et aussi épris, même une sotte y parviendrait aisément ! Mais si Marianne refusait d’avouer la vérité sur ses six semaines de disparition, elle refusait plus farouchement encore de faire de Jason une dupe... et la pire de toutes ! Non ! Tant qu’elle n’aurait pas acquis une certitude absolue, elle ne devait pas le laisser la reprendre ! A aucun prix ! Sinon ils s’enliseraient tous deux dans un mensonge dont, toute sa vie, elle demeurerait captive ! Mais, Dieu que cela allait être difficile !
Tandis que, debout au milieu du salon, il avait un instant cessé de l’embrasser pour s’orienter, chercher la porte de sa chambre, elle glissa de ses bras et d’une souple torsion de ses reins, se remit debout.
— Mon Dieu, Jason ! Tu es fou !... et je crois bien que je le suis autant que toi.
Elle se dirigeait vers un miroir pour relever ses cheveux qui croulaient dans son dos, mais, tout de suite, il l’y rejoignit, l’enveloppa de nouveau d’une chaude étreinte et, les lèvres dans ses cheveux, se mit à rire :
— Mais je l’espère bien ! Marianne ! Marianne ! Voilà des mois que je rêve de cette minute... celle où, pour la première fois, je serai enfin seul avec toi !... Nous deux... toi et moi !... sans rien d’autre entre nous que notre amour ! Ne crois-tu pas que nous l’avons bien mérité ?
Sa voix chaude, si facilement ironique cependant, se faisait rauque tandis qu’il écartait ses cheveux pour baiser sa nuque. Marianne ferma les yeux, troublée et déjà au supplice.
— Nous ne sommes pas seuls ! murmura-t-elle en se dégageant de nouveau. Il y a Jolival... et Agathe... et Gracchus qui peuvent entrer d’un instant à l’autre ! C’est presque un lieu public, cet hôtel ! Ne les as-tu pas entendus applaudir dans l’escalier ?
— Qu’importe ? Jolival, Agathe et Gracchus savent depuis longtemps à quoi s’en tenir sur nous deux ! Ils comprendront que nous ayons envie d’être l’un à l’autre, sans plus attendre !
— Eux, oui !... mais nous sommes chez des étrangers et je dois respecter...
Tout de suite, il se rebella, sarcastique et, sans doute, déçu :
— Quoi ? Le nom que tu portes ? Il y avait longtemps que je n’en avais entendu parler de celui-là ! Mais si j’en crois ce que m’a appris Arcadius, tu aurais tort de faire de la délicatesse avec un mari capable de te séquestrer ! Marianne !... Je te trouve bien sage, tout à coup ? Que t’arrive-t-il ?
L’entrée de Jolival dispensa Marianne de répondre, tandis que Jason fronçait les sourcils, trouvant sans doute intempestive cette entrée qui donnait raison à la jeune femme.
D’un coup d’œil, Jolival embrassa la scène, vit Marianne qui se coiffait devant une glace et, à quelques pas, Jason visiblement mécontent et qui, les bras croisés, les regardait l’un après l’autre en se mordant les lèvres. Son sourire, alors, fut un chef-d’œuvre d’aménité et de diplomatie paternelle :
— Ce n’est que moi, mes enfants, et, croyez-le, tout à fait désolé de troubler ce premier tête-à-tête. Mais le lieutenant Benielli est là. Il insiste pour être reçu dans l’instant.
— Encore ce Corse insupportable ? Que veut-il ? gronda Jason.
— Je n’ai pas pris le temps de le lui demander, mais il se peut que ce soit important.
Vivement, Marianne revint à son amant, prit sa tête entre ses mains et, posant ses lèvres sur les siennes un court instant, intercepta sa protestation.
— Arcadius a raison, mon amour. Il vaut mieux que nous le voyions. Je lui dois beaucoup. Sans lui, à cette heure, je serais peut-être noyée dans l’eau du port. Voyons au moins ce qu’il veut nous dire.
Le remède fut miraculeux. Le marin se calma aussitôt.
— Au diable l’importun ! Mais, puisque tu le désires... Allez chercher ce poison, Jolival !
Tout en parlant, Jason se détournait, rajustant l’habit bleu sombre à boutons d’argent qui sanglait son corps maigre et musclé, et s’éloignait vers la fenêtre près de laquelle il se posta, les mains nouées dans le dos et le tournant résolument au visiteur indésirable.
Marianne l’avait suivi des yeux avec tendresse. Elle ne connaissait pas la raison de cette antipathie de Jason envers son garde du corps, mais elle connaissait suffisamment Benielli pour deviner qu’il ne lui avait sans doute pas fallu beaucoup de temps pour amener l’Américain à un sérieux degré d’exaspération. Néanmoins, respectant sa visible volonté de ne pas se mêler à l’entretien, elle se disposa à recevoir le lieutenant dont l’entrée et le salut saccadé eussent reçu l’approbation du plus pointilleux chef d’état-major.
— Avec la permission de Votre Altesse Sérénissime, je suis venu, Madame, prendre congé. Dès ce soir, je rejoins Monsieur le duc de Padoue. Puis-je lui annoncer que toutes choses sont désormais rentrées dans l’ordre et que votre voyage vers Constantinople est heureusement commencé ?
Marianne n’eut pas le temps de répondre. Derrière elle une voix glaciale déclarait :
— J’ai le regret de vous dire qu’il n’est pas question que Madame se rende à Constantinople. Elle embarquera demain avec moi pour Charleston où elle pourra oublier, j’espère, qu’une femme n’est pas faite pour jouer les pions sur un échiquier politique ! Vous pouvez disposer, lieutenant !
Abasourdie par la brutalité de cette sortie, Marianne regarda tour à tour Jason, pâle de colère, et Jolival qui mâchait sa moustache, l’air embêté.
— Est-ce que vous n’aviez rien dit, Arcadius ? Je pensais que vous auriez prévenu M. Beaufort des ordres de l’Empereur ? remarqua-t-elle.
— Je l’ai fait, ma chère, mais sans beaucoup de succès ! En fait, notre ami n’a rien voulu entendre sur ce sujet et j’ai préféré ne pas insister, pensant que vous sauriez le convaincre infiniment mieux que moi.
— Pourquoi, alors, ne pas m’avoir avertie tout de suite ?
— Ne pensez-vous pas que vous aviez suffisance de sujets de tourments quand vous êtes arrivée hier ? fit doucement Jolival... Ce... débat diplomatique me semblait pouvoir attendre au moins jusqu’à...
— Je ne vois pas qu’il y ait matière à débat, coupa brutalement Benielli. Quand l’Empereur ordonne, il reste à obéir, il me semble !
— Vous n’oubliez qu’une chose, s’écria Jason, c’est que les ordres de Napoléon ne sauraient me concerner. Je suis sujet américain et n’obéis, comme tel, qu’à mon gouvernement !
— Eh ! qui vous demande quelque chose, après tout ? Madame n’a aucunement besoin de vous. L’Empereur désire qu’elle s’embarque sur un bateau neutre et il y en a une dizaine dans le port. Nous nous passerons de vous, voilà tout ! Retournez en Amérique !
— Pas sans elle ! Vous ne comprenez pas facilement, à ce que l’on dirait ? Je vais donc être plus précis : j’emmène la princesse que cela vous plaise ou non. Est-ce clair, cette fois ?
— Si clair même, grogna Benielli, dont la courte patience était déjà épuisée, qu’à moins de vous faire arrêter pour rapt et incitation à la révolte, il ne reste plus qu’une solution...
Et il tira son sabre. Aussitôt, Marianne fut debout et se jeta entre les deux hommes qui venaient de se rapprocher dangereusement.
— Messieurs, je vous en prie ! Vous m’accorderez au moins, je l’espère, le droit de donner mon avis dans cette affaire ?... Lieutenant Benielli, ayez l’obligeance de vous retirer quelques instants. Je désire m’entretenir seule à seul avec M. Beaufort et votre présence ne m’apporterait aucune aide !
Contrairement à ce qu’elle craignait, l’officier acquiesça, sans un mot, mais aussitôt, d’un claquement de talons et d’un sec salut de la tête.
— Venez donc, fit Jolival en l’entraînant aimablement vers la porte, nous allons goûter la grappa du signor Dal Niel pour que vous ne trouviez pas le temps trop long ! Rien de tel qu’un verre avant un voyage ! Le coup de 1’étrier, en quelque sorte !
Restés seuls de nouveau, Marianne et Jason, à quelques pas l’un de l’autre, se regardaient avec une nuance d’étonnement : elle à cause de ce pli buté, inquiétant et dur, qui se creusait entre les noirs sourcils de son ami ; lui, parce que, sous cette grâce tendre et cette fragilité trompeuse, il venait pour la seconde fois de rencontrer une résistance. Il sentait, chez elle, quelque chose d’anormal et, pour tenter de le découvrir, fit effort pour dompter sa mauvaise humeur.
— Pourquoi veux-tu que nous parlions seul à seule, Marianne ? demanda-t-il doucement. Espères-tu me convaincre d’effectuer ce voyage absurde chez les Turcs ? En ce cas, n’y compte pas : je ne suis pas venu jusqu’ici pour subir encore les caprices de Napoléon !...
— Tu es venu pour me retrouver, n’est-ce pas ?... et pour que nous commencions ensemble une vie heureuse ? Qu’importe, en ce cas, où nous devrons la vivre ? Et pourquoi refuser de m’emmener là-bas puisque je le désire et que cela peut avoir tellement d’importance pour l’Empire ? Je ne resterai pas longtemps et ensuite je serai libre de te suivre où tu voudras...
— Libre ? Comment l’entends-tu ? As-tu définitivement rompu avec ton mari, l’as-tu convaincu d’accepter le divorce ?
— Ni l’un ni l’autre, mais je suis tout de même libre parce que l’Empereur le permet. Cette mission qu’il m’a confiée, il en a fait la condition sine qua non de son aide et je sais, qu’une fois remplie mon ambassade, rien ni personne ne s’opposera plus à notre bonheur. Ainsi le veut l’Empereur.
— L’Empereur, l’Empereur ! Toujours l’Empereur ! Tu en parles encore avec autant d’enthousiasme qu’au temps où tu étais sa maîtresse ! As-tu oublié que, moi, je n’ai pas eu tellement à m’en louer ? Je conçois que tu aies gardé une certaine nostalgie de la chambre impériale, des palais et de ta vie fastueuse. Les souvenirs que je garde de la Force, de Bicêtre et du bagne de Brest sont infiniment moins enivrants, crois-moi !
"Toi, Marianne" отзывы
Отзывы читателей о книге "Toi, Marianne". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Toi, Marianne" друзьям в соцсетях.