— En voulez-vous un peu ? proposa-t-il. C’est le meilleur remontant que je connaisse et vous devez en avoir besoin encore plus que moi !

Elle refusa d’un mouvement de tête.

— Pardonnez-moi de vous avoir infligé ce récit, Arcadius, mais il fallait que je vous dise tout ! Vous ne savez pas à quel point j’en avais besoin !

— Je crois que si. N’importe qui, après pareille aventure, souhaiterait s’en délivrer si peu que ce soit. Et vous savez bien que ma principale fonction, sur cette terre, est de vous aider. Quant à vous pardonner... ma pauvre enfant, que voulez-vous que je vous pardonne ? Ce tissu d’horreurs est bien la plus grande preuve de confiance que vous puissiez m’offrir. Reste à savoir ce que, maintenant, nous allons faire. Vous dites que ce misérable et ses complices sont morts ?

— Oui. Assassinés. J’ignore par qui.

— Personnellement, je dirai plutôt exécutés ! Quant à savoir qui fut l’exécuteur...

— Un rôdeur peut-être. Le palais est plein de merveilles.

Jolival hocha la tête d’un air dubitatif.

— Non. Il y a ces chaînes rouillées que vous avez trouvées sur le cadavre de l’intendant. Cela évoque une vengeance... ou une impitoyable justice ! Ce Damiani devait avoir des ennemis. L’un d’eux, peut-être, a appris votre sort et vous a délivrée... puisque vous avez trouvé, tout à coup, les vêtements qu’on vous avait enlevés disposés près de vous ! En vérité, c’est une bien étrange histoire, ne trouvez-vous pas ?

Mais Marianne refusait déjà de s’intéresser encore à son bourreau de la veille. Maintenant qu’elle avait tout dit à l’amitié, elle s’inquiétait seulement de l’amour et son esprit se tournait, irrésistiblement, vers celui qu’elle était venue rejoindre et avec lequel elle voulait toujours bâtir sa vie.

— Et Jason ? demanda-t-elle avec angoisse, dois-je lui raconter tout cela, à lui aussi ? Déjà, vous qui m’aimez beaucoup avez eu du mal, n’est-ce pas, à admettre mon récit. J’ai peur...

— Que Beaufort n’ait encore plus de peine, lui qui vous aime tout court ? Mais, Marianne... que pouvez-vous faire d’autre ? Comment expliquer cette disparition de plusieurs semaines si ce n’est par la vérité, si pénible soit-elle ?

Avec un cri, Marianne s’arracha de ses coussins, courut à Jolival et prit ses deux mains dans les siennes.

— Non, par pitié, Arcadius, n’exigez pas cela de moi. Ne me demandez pas de lui avouer toute cette honte. Il me prendrait en horreur... en dégoût peut-être...

— Pourquoi donc ? Est-ce votre faute ? Etes-vous allée volontairement rejoindre ce misérable ? On a abusé de vous, Marianne, de votre bonne foi et de votre amitié, d’abord, puis de votre faiblesse de femme. Encore a-t-on dû employer les pires moyens : la violence et la drogue !

— Je le sais bien ! Je sais tout cela mais je connais Jason aussi... sa jalousie, sa violence. Il a déjà eu tellement à me pardonner : songez que son amour pour la maîtresse de Napoléon a dû faire violence à sa morale rigide, songez que j’ai dû, ensuite, me vendre littéralement à un inconnu pour sauver mon honneur. Et maintenant, vous voudriez que je lui raconte... que je lui explique ?... Non, mon ami. C’est impossible, je ne pourrai jamais ! Pas ça... ne me demandez pas ça !

— Soyez raisonnable, Marianne. Vous le dites vous-même : Jason vous aime assez pour passer sur bien des choses.

— Pas sur celles-là ! Bien sûr, il ne me fera pas de reproches, il... comprendra, ou il fera semblant de comprendre pour ne pas ajouter à mon chagrin ! Mais il se détachera de moi ! Il y aura toujours entre nous les affreuses images que je vous ai décrites et, ce que je ne lui aurai pas dit, il l’imaginera ! Quant à moi, j’en mourrai de chagrin. Vous ne voulez pas que je meure, Arcadius... Vous ne le voulez pas, dites ?

Elle tremblait comme une feuille, emportée par une panique où la peur des jours passés se mêlait au désespoir et à la crainte torturante de perdre son unique amour.

Doucement Arcadius l’entoura de son bras et l’entraîna vers un fauteuil où il la fit asseoir, puis, gardant entre les siennes ses mains soudain glacées, il s’agenouilla devant elle.

— Non seulement je ne veux pas vous voir mourir, mon petit, mais je ne veux que votre bonheur ! Bien sûr, il est normal que vous n’imaginiez pas sans terreur de faire, à l’homme que vous aimez, un pareil récit, mais que lui direz-vous ?

— Je ne sais pas... Que le prince m’a fait enlever, séquestrer... que j’ai pu m’enfuir ! Je chercherai... et vous chercherez avec moi, dites, Arcadius ? Vous êtes tellement subtil, tellement intelligent...

— Et... s’il y a une trace... vivante ? Que direz-vous ?

— Il n’y en aura pas... Je ne veux pas qu’il y en ait ! D’abord rien ne prouve que les manœuvres de ce monstre aient porté leur fruit. Et si cela était...

— Eh bien ?

— Je saurais le détruire, quitte à engager ma vie. Il faudra bien que ce fruit pourri se détache de moi. Je ferai tout pour cela si, un jour, j’acquiers une certitude ! Mais Jason jamais ne saura rien de tout cela ! Je vous l’ai dit, je préfère mourir ! Il faut me promettre que vous ne lui direz rien, même sous le sceau du secret ! Il faut me le jurer si vous ne voulez pas que je devienne folle !...

Elle était dans un tel état que Jolival comprit qu’elle se trouvait au-delà de tout raisonnement. Ses yeux brûlaient de fatigue et de fièvre, sa voix avait les éclats aigus qui trahissent des nerfs arrivés à l’extrême degré de tension. La corde était sur le point de casser !

— Je vous le jure, mon petit. Calmez-vous, pour l’amour de Dieu, calmez-vous !... Il faut maintenant vous reposer, dormir... vous remettre ! Près de moi, vous êtes en sûreté, nul ne vous fera de mal et je ferai tout pour vous aider à oublier, aussi vite que possible, votre terrible aventure ! Gracchus et Agathe sont ici avec moi, bien entendu. Je vais faire appeler votre femme de chambre. Elle vous couchera, vous soignera et personne, je vous le promets, ne vous posera plus de questions...

La voix de Jolival était douce comme un velours. Elle ronronnait, apaisante, rassurante, agissant comme de l’huile sur une eau tumultueuse.

Peu à peu, Marianne se détendit et quand, un instant plus tard, Agathe et Gracchus, criant de joie, firent une entrée bruyante, ils la trouvèrent pleurant à chaudes larmes dans les bras de Jolival.

Et ces larmes-là, elles aussi, étaient bienfaisantes...

5

DU RÊVE À LA RÉALITÉ...

Le lendemain, vers la fin du jour, Marianne, étendue sur une chaise longue devant une fenêtre ouverte, regardait deux navires franchir la passe du Lido. Le premier de ces deux navires, le plus grand aussi, portait un drapeau étoile à la corne de son maître-mât, mais la jeune femme n’avait pas besoin de cet emblème pour savoir que ce vaisseau était celui de Jason.

Elle l’avait deviné aux sentiments complexes et contradictoires qui s’étaient agités en elle alors même que ce grand brick aux voiles carrées n’était encore qu’une tache blanche sur le ciel...

Le soleil qui, tout le jour, avait incendié Venise se couchait dans un chaos d’or en fusion derrière l’église du Rédempteur. Un peu d’air frais entrait par la fenêtre avec le cri des oiseaux de mer et Marianne le respirait avec délices, goûtant la paix fragile de cet ultime instant de solitude, s’étonnant d’y attacher tant de prix puisque celui qu’elle attendait était l’homme qu’elle aimait.

Dans quelques instants, il serait là et, à imaginer son entrée, son premier regard, sa première parole, elle frémissait de joie et tremblait d’inquiétude tant elle craignait de mal tenir le rôle qu’elle s’était imposé, de ne pas être assez naturelle.

Au matin, quand elle s’était éveillée d’un sommeil qui avait duré près de vingt-quatre heures, Marianne s’était sentie presque bien, l’esprit allégé, le corps détendu par le repos que, grâce à Jolival, elle avait pu prendre dans des conditions de confort inespérées.

A son arrivée à Venise, en effet, Jolival avait pris pension chez un particulier, de préférence aux auberges locales. On lui avait recommandé, à Florence, la demeure du signor Giuseppe Dal Niel, un homme aimable, courtois et ami des petites joies de l’existence qui, à la chute de la République, avait pris en location deux étages de l’antique et fastueux palais construit jadis pour le doge Giovanni Dandolo, l’homme qui avait donné à Venise sa monnaie et fait frapper les premiers ducats d’or.

Dal Niel, qui avait beaucoup voyagé et déploré, en conséquence, l’indigence des auberges et hôtelleries de son temps, avait imaginé d’y recevoir des hôtes payants en les y entourant d’un luxe et d’un confort parfaitement inusités jusqu’à présent. Son rêve était d’acquérir la totalité de la noble demeure et d’en faire le plus grand hôtel de tous les temps, mais, pour ce faire, il lui manquait le rez-de-chaussée qu’il n’avait même pas encore pu louer, la vieille comtesse Mocenigo, propriétaire dudit rez-de-chaussée, se refusant farouchement à des projets aussi mercantiles[6].

Il se consolait en n’acceptant que des hôtes triés sur le volet avec lesquels il prenait autant de plaisir que s’il se fût agi d’invités. Deux fois le jour, il se présentait à ses clients, en personne ou par le truchement de sa fille, Alfonsina, et s’inquiétait de leurs moindres désirs. Naturellement, il s’était mis en quatre pour la princesse Sant’Anna, malgré l’étrangeté de son arrivée dans une robe mouillée et dans les bras d’un dragon, et il avait donné à son personnel des ordres féroces pour que la maison fût plongée dans un silence total durant son repos.

Grâce à lui, Marianne avait pu, en une seule journée, réparer les méfaits de sa captivité et offrir au soleil un visage lisse et frais comme une fleur. S’il n’y avait eu sa mémoire toujours encombrée de mauvais souvenirs, elle se fût sentie merveilleusement bien !