Une poigne vigoureuse saisit Marianne juste au moment où elle arrivait à l’extrémité du quai.

A l’instant même où elle allait, d’un élan impossible à contrôler, se jeter à l’eau, elle se trouva immobilisée, maîtrisée... et nez à nez avec le lieutenant Benielli qui la regardait comme s’il avait vu un fantôme.

— Vous ? bredouilla-t-il avec stupeur en réalisant qui était cette folle qu’il avait arrêtée au bord du suicide. C’est vous ?... C’est à n’y pas croire !

Mais Marianne en était arrivée au point où elle se fût trouvée sans surprise en face de Napoléon lui-même. Elle ne reconnut même pas celui qui la maintenait, ne vit en lui qu’un obstacle dont il fallait se débarrasser. Elle se débattit furieusement entre ses mains, cherchant à lui échapper à tout prix.

— Laissez-moi, criait-elle. Mais laissez-moi donc !

Heureusement, le lieutenant corse tenait bon mais sa patience était fort courte. Il en vit tout de suite le bout et se mit à secouer vigoureusement sa prisonnière pour au moins faire cesser des cris qui ameutaient tout le quai. On accourait, en effet, et certains visages qui approchaient étaient nettement menaçants, ne voyant qu’une chose : un « occupant » malmenait une jeune femme. Sentant qu’il ne serait pas le plus fort, Benielli, à son tour vociféra :

— A moi les dragons !

Marianne, pour sa part, n’eut même pas le temps de voir arriver le secours réclamé par Benielli. Comme elle continuait à hurler et à se débattre, le lieutenant, excédé, la fit taire d’un coup de poing appliqué avec précision. A défaut de l’eau du port, Marianne plongea dans une bienheureuse inconscience.

En émergeant de cet évanouissement inattendu sous l’effet d’une compresse de vinaigre appliquée sous son nez, Marianne aperçut devant elle le bas d’une robe de chambre rayée jaune et noir et une paire de pantoufles en tapisserie qui lui rappelèrent quelque chose : c’était elle qui avait brodé ces roses thé s’effeuillant sur un fond noir.

Elle releva la tête, non sans réveiller la douleur de son menton, faillit mordre la compresse qu’une femme de chambre agenouillée lui tenait sous les narines, la repoussa instinctivement et poussa un cri de joie.

— Arcadius !

C’était bien lui, en effet. Enveloppé dans la robe rayée, les pieds dans les pantoufles, ses cheveux ébouriffés dressés comiquement sur sa tête en deux touffes qui accentuaient sa ressemblance avec une souris, le vicomte de Jolival surveillait l’application du traitement.

— Elle revient à elle, monsieur le vicomte, s’écria la femme de chambre qui avait le sens de l’observation, en voyant la malade se redresser.

— C’est parfait ! Alors, laissez-nous...

Mais à peine la soubrette se fut-elle relevée pour lui permettre de s’asseoir au bord du canapé où Marianne était étendue qu’il reçut celle-ci dans ses bras.

En retrouvant la conscience, elle avait retrouvé aussi celle de ses malheurs et s’était jetée à son cou en sanglotant, incapable, d’ailleurs, d’articuler une parole.

Plein de pitié mais habitué, Jolival laissa passer l’orage se contentant de caresser tendrement les cheveux encore humides de celle qu’il considérait comme sa fille adoptive. Peu à peu, d’ailleurs, les sanglots s’apaisèrent et Marianne, d’une voix de petite fille désolée, confia dans l’oreille de son vieil ami :

— Jason !... Il est parti !

Arcadius se mit à rire en écartant de son épaule une Marianne défigurée par les larmes, puis, tirant un mouchoir de la poche de sa robe de chambre, il en tamponna ses yeux rouges et gonflés.

— Et c’est pour ça que vous alliez vous jeter dans le port ? Oui, il est parti... à Chioggia, faire de l’eau douce et prendre un chargement d’esturgeon fumé. Il reviendra demain. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Benielli était de garde au port. Je lui avais indiqué de s’y installer dès l’instant où la « Sorcière » mettrait à la voile et je devais l’y relayer plus tard pour le cas où vous arriveriez une fois le navire parti... ce que vous n’avez pas manqué de faire !

Envahie d’un merveilleux soulagement, Marianne, partagée entre l’envie de rire et celle de se remettre à pleurer, considéra Jolival avec une nuance d’admiration.

— Vous saviez que j’allais venir ?

Le sourire du vicomte-homme de lettres s’effaça et la jeune femme s’aperçut qu’il avait vieilli durant son absence. Un peu plus d’argent marquait ses tempes et les rides du souci s’étaient creusées entre ses sourcils comme au coin de sa bouche. Avec tendresse, elle embrassa ces stigmates de l’inquiétude.

— C’était notre seule chance de vous retrouver, soupira-t-il. Je savais que, vivante, vous feriez tout au monde pour arriver à votre rendez-vous. En dehors de cela, nous n’avions pu trouver aucune piste malgré les efforts de tous, y compris la grande-duchesse Elisa qui a mis sa police en chasse. Agathe a bien parlé d’une lettre de Mme Cenami, une lettre qui devait vous donner un rendez-vous, car vous êtes partie précipitamment, habillée pour passer aussi inaperçue que possible. Mais, naturellement, Mme Cenami n’avait jamais écrit... et vous aviez négligé de me laisser la moindre indication, reprocha-t-il doucement.

— La lettre de Zoé demandait le secret. J’ai cru qu’elle était en danger. Je n’ai pas assez réfléchi. Mais si vous saviez combien j’ai pu regretter mon imprudence...

— Ma pauvre enfant. L’amour, l’amitié et la prudence ne font pas souvent bon ménage, surtout chez vous ! Evidemment le général Arrighi et moi avons tout de suite songé à votre mari qui pouvait avoir perdu patience.

— Le prince est mort ! coupa Marianne sombrement. On l’a assassiné !

— Ah !...

A son tour Jolival scruta le visage de son amie. Ce qu’elle avait pu endurer y était inscrit clairement dans la pâleur du teint et l’angoisse du regard. Il devina qu’elle était passée par des heures terribles et qu’il était peut-être encore tôt pour en parler. Remettant à plus tard les questions qui lui venaient naturellement, Jolival reprit son récit :

— Vous me raconterez ensuite. Il est évident que cela explique bien des choses. Mais, après votre disparition, nous étions comme fous. Gracchus parlait d’aller mettre le feu à la villa de Lucques et Agathe pleurait toute la journée en disant que c’était sûrement le démon des Sant’Anna qui vous avait enlevée. Le plus calme, bien entendu, ce fut le duc de Padoue. Il s’est rendu, en personne et solidement escorté, à la villa dei Cavalli, mais il n’a trouvé que les serviteurs, peu nombreux, qui y vivent à demeure pour l’entretien. Et personne ne savait où se trouvait le prince. Il est... où il était coutumier, parait-il, de ces absences, souvent fort longues, et il n’avertissait jamais ni de son départ ni de son retour.

« ... Nous sommes donc revenus à Florence, désolés et découragés car nous n’avions plus le moindre indice. Evidemment, nous n’étions pas persuadés que le prince Sant’Anna ne fût pour rien dans votre enlèvement, mais nous ignorions à peu près tout de ses autres domaines. Où chercher ? Dans quelle direction ? La police grand-ducale elle aussi était bredouille. C’est alors que j’ai pensé venir ici pour la raison que je vous ai dite. Mais... je vous l’avoue, depuis cinq jours que Beaufort est arrivé, chaque heure qui passait m’enlevait un peu d’espoir. J’ai cru... »

Incapable d’aller plus loin, Jolival détourna la tête pour cacher son émotion.

— Vous m’avez crue morte, n’est-ce pas ? Mon pauvre ami, je vous demande pardon des angoisses que je vous ai causées... J’aurais tant voulu vous les éviter. Mais... lui, Jason, est-ce qu’il me croyait...

— Lui ? Non ! Pas un instant le doute ne l’a effleuré. Cette pensée-là, il l’a repoussée avec violence. Il ne voulait pas lui permettre de l’atteindre.

« Si elle n’était plus de ce monde, répétait-il, je le sentirais jusque dans ma chair. Je me sentirais amputé, je saignerais ou bien mon cœur ne battrait plus, mais je le saurais ! »

 » C’est pourquoi, d’ailleurs, il est parti ce matin : pour être prêt à lever l’ancre dès que vous apparaîtriez ! Et puis... je crois bien que cette attente le rongeait, bien qu’il eût préféré se couper la langue plutôt que l’avouer. Il se sentait devenir fou. Il lui fallait bouger, agir, faire quelque chose. Mais vous, Marianne, où étiez-vous ? Pouvez-vous maintenant me dire ce qui s’est passé sans que cela vous soit trop pénible ?

— Cher Jolival ! Je vous ai fait endurer l’enfer et vous brûlez de savoir... Pourtant, vous avez attendu tout ce temps pour m’interroger, tant vous craignez de raviver des souvenirs pénibles ! J’étais ici, mon ami.

— Ici ?

— Oui. A Venise. Au palais Sorenzo qui appartenait jadis à dona Lucinda, la fameuse grand-mère du prince.

— Ainsi, nous avions raison ! C’était bien votre mari qui...

— Non. C’était Matteo Damiani... l’intendant. C’est lui qui a tué mon époux.

Et Marianne retraça pour Jolival tout ce qui s’était passé depuis le rendez-vous supposé de Zoé Cenami dans l’église d’Or San Michele : l’enlèvement, le voyage et l’avilissante captivité subie. Ce fut long cl difficile car, malgré la confiance et l’amitié qu’elle éprouvait pour son vieil ami, elle devait rapporter trop de choses cruelles pour sa pudeur et pour son orgueil. Il est dur, lorsque l’on est une des femmes les plus jolies et les plus admirées, d’admettre que l’on a été traitée durant des semaines sans plus de considération que du bétail ou qu’une esclave achetée au marché. Mais il fallait qu’Arcadius connût toute l’ampleur de son naufrage moral car il était sans doute le seul être capable de l’aider... voire le seul capable de la comprendre !

Il l’écouta ; avec des alternatives de calme parfait et d’agitation, d’ailleurs. Parfois, aux moments les plus pénibles, il se levait et se mettait à arpenter la pièce, les mains aux dos, la tête rentrée dans les épaules, assimilant de son mieux ce récit démentiel que, fait par une autre, il eût peut-être éprouvé quelque difficulté à croire entièrement. Puis, quand ce fut fini et que Marianne, épuisée, se laissa aller, les yeux fermés, sur les coussins du canapé, il courut prendre une grosse fiasque dans un cabaret en bois des îles, s’en versa un plein verre et l’avala d’un trait.