Mais, hormis les petits bateaux de pêche qui s’envolaient vers la passe du Lido, les pinasses chargées de légumes qui remontaient le Grand Canal et la grosse barge qui servait de coche d’eau avec la terre ferme, il n’y avait aucun navire digne de ce nom dans le bassin... Pourtant, Marianne n’eut pas le temps d’être déçue, car elle aperçut aussitôt les hautes enfléchures des navires de haut bord qui apparaissaient de l’autre côté de la pointe de la Salute, derrière la Douane de Mer. Le sang sauta à ses joues et elle saisit le bras de Zani.

— Je veux aller de l’autre côté, fit-elle joignant le geste à la parole.

L’enfant haussa les épaules et la regarda avec curiosité.

— Tu devrais savoir que nous y allons puisque nous allons à San Trovaso.

Puis, tandis qu’ils se dirigeaient vers la grande gondole du traghetto qui les passerait sur l’autre bord du Grand Canal, Zani lâcha la question qui devait le tourmenter depuis un moment.

En effet, depuis que l’on s’était séparés de la patrouille, le petit Vénitien gardait un silence bizarre. Il avait marché devant Marianne, les mains enfoncées dans les poches de sa culotte de toile bleue un peu effrangée, retroussant la blouse de laine jaune, encore mouillée, qui lui descendait presque jusqu’aux genoux. Et il avait cette attitude un peu raide des gens que quelque chose ne satisfait pas entièrement :

— C’est vrai, demanda-t-il d’un petit ton sec, que tu es femme de chambre chez la baronne... machin ?... enfin près de la sœur de Bonaparte ?

— Bien sûr ! Est-ce que cela t’ennuie ?

— Un peu. Parce que, si c’est ça, c’est que tu es aussi pour Bonaparte ! Le soldat l’a bien compris, on dirait...

La méfiance et le chagrin se lisaient si clairement sur la figure ronde et brune de l’enfant que Marianne se refusa à augmenter sa peine.

— Ma maîtresse, bien sûr, est pour... Bonaparte, dit-elle doucement. Mais moi la politique ne m’intéresse pas. Je sers ma maîtresse, un point c’est tout.

— Tu es d’où alors ? Pas d’ici, en tout cas : tu ne connais pas la ville et tu n’as pas l’accent.

Elle n’hésita qu’imperceptiblement. Elle n’avait pas, en effet, l’accent vénitien. Mais l’italien qu’elle parlait, un pur toscan, lui dictait une réponse toute naturelle.

— Je suis de Lucques, dit-elle, ne mentant, après tout, qu’à moitié.

Le résultat la paya de sa peine. Un éblouissant sourire s’épanouit sur la petite figure soucieuse et Zani, de nouveau, vint loger sa main dans celle de Marianne.

— Alors, comme ça, ça va ! Tu peux venir à la maison. Mais il y a encore du chemin. Tu n’es pas trop fatiguée ? demanda-t-il avec une soudaine sollicitude.

— Si, un peu, soupira Marianne qui ne sentait plus ses jambes. C’est encore loin ?

— Un peu !...

Un passeur endormi leur fit traverser le canal, presque désert à cette heure matinale. La journée qui commençait s’annonçait comme exceptionnellement belle. Des vols de pigeons rayaient le ciel d’un bleu tendre, bien lessivé par l’orage nocturne. La brise de mer était fraîche et toute chargée d’odeurs salines que la jeune femme respira avec délices et, sur sa pointe vers laquelle on avançait lentement, la Salute, dans l’air pur du petit matin, ressemblait à un gigantesque coquillage. C’était un jour fait pour le bonheur et Marianne n’osait se demander ce qu’il lui réservait...

Une fois sur l’autre rive, il y eut encore des ruelles, encore des petits ponts aériens, encore des merveilles entr’aperçues, encore des chats vagabonds. Le soleil se levait dans une gloire d’or et Marianne, épuisée, sentait la tête lui tourner quand on arriva enfin devant l’embranchement de deux canaux dont le principal, bordé de hautes maisons roses où le linge séchait aux fenêtres, ouvrait largement sur le port. Un mince pont l’enjambait pour relier les quais.

— Voilà, dit Zani avec un geste d’orgueil, c’est chez moi. San Trovaso ! Lesquero[5] de San Trovaso... l’hôpital des gondoles malades.

En effet, il désignait, de l’autre côté de l’eau où flottaient des épluchures d’oranges et des feuilles de salade, quelques hangars de bois brun devant lesquels une dizaine de gondoles attendaient, couchées sur le flanc comme des requins blessés.

— Tu habites ce chantier ?

— Non, là-bas ! La dernière maison au coin du quai, tout en haut !

De l’angle même de cette maison dépassait la haute vergue d’un navire à l’ancre et Marianne, malgré sa fatigue, ne put résister à son impulsion : relevant sa robe à deux mains, elle se mit à courir jusque-là, poursuivie par Zani étonné de cette soudaine fuite. Mais elle ne pouvait plus attendre davantage pour savoir si Jason était là, s’il l’attendait...

L’idée lui était bien venue que, peut-être, il pouvait être en retard au rendez-vous et c’était la raison profonde pour laquelle elle avait suivi Zani jusque-là.

Où irait-elle, sans un sou, sans amis, si Jason n’était pas encore arrivé ? Mais maintenant, elle avait l’impression que ce n’était pas possible et elle était à peu près certaine qu’il était là !

Elle déboucha, haletante, sur le quai. Le soleil l’enveloppa et, soudain, devant elle, derrière elle, il y eut une forêt de mâts. Des navires, il y en avait partout, meute serrée de proues effilées d’un côté, masse compacte de châteaux arrière aux lanternes brillantes, de l’autre. Toute une flotte était là, reliée au quai par de longues planches que des portefaix montaient et descendaient sous de lourdes charges avec une sûreté d’équilibristes. Il y en avait tant que Marianne eut un éblouissement. Sa tête se mit à bourdonner.

Des commandements retentissaient, mêlés aux sifflets des comites et aux timbres des cloches de bord frappant les quarts. Un air de chanson voltigeait, rythmé par une invisible mandoline et reprise parfois par une fille au jupon rayé, aux pieds nus, un panier ruisselant de poissons en équilibre sur sa tête. Toute une population laborieuse s’activait sur ce quai rose, bruyante et colorée comme les personnages de Gol-doni et, sur les navires à quai, des hommes à demi nus lavaient les ponts à grands seaux d’eau claire.

— Qu’est-ce que tu fais là ? reprocha Zani. Tu as dépassé la maison ! Viens donc te reposer...

Mais l’amour et l’impatience étaient plus forts que la fatigue. A voir tous ces vaisseaux, Marianne avait senti se réveiller en elle sa fièvre d’attente. Jason était là, à quelques pas d’elle. Elle le sentait, elle en était sûre ! Comment, dans ce cas, songer à aller dormir ? D’un seul coup ses angoisses, les précautions qu’elle avait envisagées se détachaient d’elle, comme une peau morte après une maladie. Ce qui importait, c’était de le revoir, de le sentir, de le toucher !

Malgré Zani qui cherchait à la retenir, Marianne se lança à travers cette vie grouillante du quai, examinant les bateaux qui tiraient sur leurs amarres, scrutant les visages, observant les silhouettes de capitaines que l’on apercevait sur les dunettes. Mais rien ne ressemblait à ce qu’elle attendait.

Et puis, d’un seul coup, elle vit le navire qu’elle cherchait. La « Sorcière » était là, au beau milieu de la Giudecca, à quelques encablures des bateaux rangés près de la terre. Remorquée par deux grosses barques où des équipes de rameurs souquaient ferme sur les avirons, elle virait gracieusement sur l’eau calme, tandis que dans les haubans des marins aux pieds nus larguaient les voiles basses ou hissaient les voiles hautes.

Un bref instant, Marianne aperçut le beau profil de la sirène de proue, cette sirène qui lui ressemblait comme une sœur...

Fascinée par la grâce du navire qui, dans le soleil, brillait de tous ses cuivres, Marianne observait la manœuvre, cherchant parmi les silhouettes qui s’agitaient sur le pont à en reconnaître une seule, inimitable. Mais la Sorcière se couvrait de toile comme une mouette qui ouvre ses ailes, montrait sa poupe, prenait le vent, la passe...

A cet instant seulement Marianne comprit qu’elle partait...

Un véritable hurlement lui déchira la gorge :

— Non !... Non !... Je ne veux pas !... Jason !...

Comme une folle, elle se mit à courir le long du quai, criant, appelant désespérément, se jetant aveuglément à travers les passants sans même se soucier des horions qu’elle essuyait ni de l’étonnement qu’elle soulevait sur son passage. Portefaix, marchandes, pêcheurs et marins se retournaient sur cette femme échevelée qui, le visage inondé de larmes et les bras tendus, poussait des cris déchirants et semblait vouloir se jeter à la mer.

Mais Marianne ne sentait rien, n’entendait rien, ne voyait rien que le vaisseau qui la quittait. Elle en souffrait comme d’une torture. C’était comme si un invisible filin, tissé de sa propre chair, fût tendu entre elle et le bâtiment américain, un filin dont la tension se faisait de plus en plus douloureuse jusqu’à l’instant où, s’arrachant de sa poitrine, il s’engloutirait dans la mer emportant son cœur.

Dans l’esprit fiévreux de la malheureuse, une toute petite phrase tournait inlassablement, lancinante et cruelle comme une ironique ritournelle :

— Il ne m’a pas attendue... il ne m’a pas attendue !...

Ainsi, la patience et l’amour de Jason, qui avait cependant, pour cette rencontre, traversé un océan et deux mers, n’avaient pas duré au-delà de cinq jours ? Il n’avait pas senti que celle qu’il disait aimer était là, tout près de lui, il n’avait pas entendu ses appels désespérés. Et maintenant, il repartait, il s’éloignait sur la mer, son autre maîtresse, et peut-être pour toujours... Comment le rejoindre, comment le ramener ?

Haletante, son cœur cognant péniblement dans sa poitrine, Marianne courait toujours, son regard noyé de larmes rivé à la grande tache de soleil qui s’élargissait sans cesse entre le navire et la terre et qui devenait immense. Une tache étincelante comme un dernier espoir et qui l’attirait comme un aimant. Elle allait s’y jeter... Il n’y avait plus que quelques pas...