— La Police !... S’ils me reprennent, je suis perdue ! mais, dis-moi... au fait quel est ton nom ?

— On me dit Zani[1] comme l’église...

— Eh bien, Zani, je voudrais savoir quel jour nous sommes.

— Tu ne le sais pas ?

— Non. J’étais dans une chambre sans lumière et sans fenêtre. On y perd un peu la notion du temps.

— Peccato ! Tu as eu de la chance de leur échapper ! La polizia, c’est tous des sauvages et ils sont plus mauvais et plus bêtes encore depuis que les sbires de Bonaparte sont venus les aider. On dirait qu’ils font la course !...

— Tu as raison, mais, je t’en supplie, dis-moi quel jour, implora la jeune femme en saisissant l’enfant par le bras.

— Ah oui, j’oubliais ! On était le 29 juin quand j’ai quitté la maison et on doit être le 30 maintenant. Le jour n’est pas très loin !

Assommée, Marianne se laissa aller contre le mur.

Cinq jours ! Il y avait maintenant cinq jours que Jason devait l’attendre dans la lagune ! Il était tout près d’elle et passait peut-être ses nuits à scruter l’obscurité, dans l’espoir de la voir apparaître tandis qu’elle subissait encore, passive et désespérée, les caresses de Damiani...

En quittant cette maudite maison, elle pensait honnêtement avoir encore un peu de temps pour reprendre pleinement possession d’elle-même, pour réfléchir aussi et pour, enfin, tenter d’effacer un peu de sa mémoire les heures d’un gris affreux et sale qu’elle venait d’endurer. Un peu de recul lui semblait nécessaire avant d’affronter le regard aigu de Jason. Elle connaissait trop sa perspicacité et cet instinct, quasi animal, qui le faisait mettre toujours le doigt sur le point sensible ou simplement défectueux. D’un seul coup d’œil, il saurait que la femme qui venait à lui n’était plus la même que celle qu’il avait laissée à bord du « Saint-Guénolé » six mois plus tôt. Le sang répandu vengeait sa honte, mais ne l’effaçait pas plus que la trace vivante laissée peut-être dans le secret de son corps et à laquelle, pour le moment, elle se refusait à croire, ou seulement à penser. Et voilà qu’il l’attendait... déjà !

Dans l’espace de quelques instants, une heure peut-être, elle pouvait se trouver en face de lui. Et c’était un déchirement de penser que cette minute, si longtemps, si passionnément attendue, elle ne la voyait plus approcher sans crainte. Car elle ne savait plus ce qu’elle allait trouver au bout de ces rues inondées, de ces dômes noyés, de toute cette cité livrée à la tempête et qui lui cachait la mer.

En la revoyant, Jason ne serait-il qu’un amant tout entier au bonheur des retrouvailles ou bien se doublerait-il d’un inquisiteur plein d’arrière-pensées ? Il attendait une femme heureuse venant à lui dans le soleil et dans tout  l’éclat de sa beauté triomphante et il verrait venir à lui une créature traquée, inquiète et aussi mal à l’aise dans sa peau que dans ses vêtements délavés. Qu’en penserait-il ?

— Il ne pleut plus, tu sais ?

Zani tirait Marianne par sa manche. Elle tressaillit, ouvrit les yeux, regarda autour d’elle. C’était vrai. L’orage avait cessé aussi brusquement qu’il avait commencé. Ses grondements furieux s’enfuyaient vers l’horizon. Les cataractes et le vacarme de tout à l’heure avaient fait place à un grand calme, à peine troublé par le clapotis des gouttes tombant des toits, dans lequel l’atmosphère, épuisée, semblait reprendre son souffle.

— Si tu ne sais pas où aller, reprit l’enfant dont les yeux brillaient dans l’ombre comme des étoiles, tu n’as qu’à venir chez nous. Tu y seras à l’abri de la pluie et des carabinieri...

— Mais que dira ta sœur ?

— Annarella ? Rien du tout. Elle a l’habitude.

— L’habitude ? de quoi ?

Mais cette fois Zani ne répondit pas et Marianne sentit que ce silence était volontaire. L’enfant venait de se remettre en marche, la tête bien droite, avec cette naïve dignité de ceux qui se croient dépositaires de lourds secrets. Sans insister, sa nouvelle amie le suivit. L’idée d’un toit pour dormir lui plaisait. Quelques heures de repos lui feraient du bien et lui permettraient peut-être de retrouver au fond d’elle-même un peu de cette Marianne que Jason attendait ou, tout au moins, une femme qui lui ressemblerait un peu plus.

Ils repartirent par le chemin que Marianne avait suivi pour venir mais, dans la rue aux Herbes, tournèrent à gauche et se perdirent dans une infinité de ruelles coupées de canaux qui parurent à la jeune femme un inextricable labyrinthe.

Le chemin était si capricieux qu’elle avait l’impression de le recouper cent fois, mais Zani n’hésitait jamais, ne fût-ce qu’une seconde.

Le ciel s’allégeait et devenait plus clair. Quelque part, un coq chanta, appelant la lumière, seul bruit dans ce dédale désert où la vie se cachait derrière d’épais volets de bois et dont les chats étaient les seuls maîtres. Terrés dans quelque trou durant l’averse, ils jaillissaient de partout et rentraient chez eux, sautant les flaques d’eau et évitant les gouttières. Mais les maisons peu à peu surgissaient de l’obscurité, découpant sur la première lueur de l’aube leurs toits capricieux, leurs clochetons, leurs terrasses et leurs étranges cheminées en entonnoir. Tout était tranquille et les deux promeneurs attardés pouvaient imaginer que la rue était à eux quand, soudain, ils jouèrent de malchance.

Ils débouchaient dans la Merceria, une artère un peu plus large que les autres mais sinueuse et toute bordée de boutiques, quand ils tombèrent sur une patrouille de gardes nationaux. La rencontre fut impossible à éviter. La rue formait un coude à cet endroit.

Marianne et l’enfant se trouvèrent soudain entourés de soldats dont deux portaient des lanternes.

— Halte-là ! intima le chef du détachement avec plus d’autorité que de logique, car ils étaient bien incapables de bouger. Où allez-vous comme ça ?

Marianne, prise de court et paralysée à la vue des uniformes, le regarda sans répondre. C’était un jeune officier à l’air rogue, visiblement enchanté de son uniforme à buffleteries blanches et d’une moustache qui semblait lui servir de bouclier. Il lui rappela Benielli.

Mais Zani, en bon Vénitien, se lança dans des explications volubiles débitées à un tel rythme que toute la rue parut s’emplir de sa petite voix claire. Il comprenait fort bien que ce n’était pas une heure, pour un garçon de son âge, pour errer dans Venise, mais il n’y avait pas de leur faute et il fallait que Monsieur l’officier leur fît confiance car voilà ce qu’il en était : lui et sa cousine avaient été appelés, dans la soirée, au chevet de la zia[2] Lodovica qui souffrait de la malaria. C’était le cousin Paolo qui les avait appelés au secours avant de partir pour la pêche et ils étaient venus tout de suite, parce que la zia Lodovica était vieille et qu’elle était si malade, et qu’elle délirait que c’en était une pitié ! Une femme si intelligente, pourtant, et qui avait été la sœur de lait et la servante de monseigneur Lodovico Manin, le dernier doge. Alors, quand lui et sa cousine l’avaient vue dans cet état, ils n’avaient pas osé la quitter. Ils l’avaient veillée, soignée, réconfortée et le temps avait coulé. Quand, enfin, la zia s’était endormie, la crise passée, il était très tard ! Comme il n’y avait plus rien à faire et que le cousin Paolo devait rentrer dans la matinée, Zani et sa cousine étaient repartis pour rassurer sa sœur Annarella qui devait être en souci d’eux. L’orage les avait surpris, obligés à attendre, à s’abriter. Alors, si ces messieurs les glorieux militaires voulaient bien les laisser poursuivre leur route...

Avec admiration, Marianne avait suivi l’exploit oratoire de son jeune compagnon que les soldats, eux, avaient subi sans broncher, trop surpris, sans doute, par cette avalanche de paroles. Mais ils ne s’écartèrent pas pour autant et le chef interrogea encore :

— Comment t’appelles-tu ?

— Zani, signor officier, Zani Mocchi et elle, c’est ma cousine Appolonia.

— Mocchi ? Tu es de la famille du courrier de Dalmatie qui a disparu près de Zara voici quelques semaines ?

Zani baissa la tête comme sous le coup d’une grande douleur.

— C’était mon frère, signor, et c’est aussi un grand chagrin, car nous ne savons toujours pas ce qu’il est devenu...

Il aurait peut-être continué sur ce sujet, mais l’un des soldats s’était penché pour chuchoter quelque chose à l’oreille de son chef qui fronça les sourcils :

— On me dit que ton père a été fusillé en 1806 pour propos subversifs contre l’Empereur et que ta sœur, cette Annarella qui se fait tant de souci, est la fameuse dentellière de San Trovaso qui ne cache pas la haine qu’elle nous porte ! On ne nous aime guère dans ta famille et, au quartier général, on se demande si ton frère n’est pas passé à l’ennemi...

Les choses tournaient mal et Marianne, désemparée, cherchait comment secourir son petit compagnon sans se trahir elle-même. Mais, courageusement, l’enfant fit front :

— Pourquoi est-ce qu’on vous aimerait ? s’écria-t-il avec crânerie. Quand votre général Bonaparte est venu ici brûler notre Livre d’Or et installer une autre république, on a cru qu’il nous apportait la vraie liberté ! Et il nous a donnés à l’Autriche ! Et puis il nous a repris. Seulement il n’était plus un général républicain, mais un empereur ! Et nous on n’a fait que changer d’empereur ! On aurait pu vous aimer ! C’est vous qui n’avez pas voulu !...

— Ouais ! Tu as la langue bien pendue pour un gamin haut comme une botte ! Je me demande si... mais, au fait, celle-là qui ne dit rien, c’est ta cousine ?

L’une des lanternes, levée au bout d’une manche galonnée, vint éclairer brusquement le visage de Marianne. L’officier siffla entre ses dents :