Fort heureusement il était vide. Seuls, y brillaient les deux fanaux de galère allumés, dont elle avait gardé le souvenir. La porte donnant sur le jardin était ouverte, elle aussi.

Sans ralentir sa course, Marianne s’y précipita, descendit l’escalier qui plongeait vers les ombres du jardin au risque de se rompre le cou, trop pressée d’arriver à la porte du canal dont le battant était lui aussi repoussé et laissait voir les miroitements de l’eau noire.

La liberté ! La liberté était là, tout près, à portée de sa main...

Elle voulut contourner la silhouette vague du puits qu’elle distinguait mieux à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’obscurité, quand elle buta et s’étala de tout son long sur quelque chose de mou et de chaud. Cette fois, elle faillit crier car elle venait de s’abattre sur un corps humain. Sous ses mains, elle sentit des draperies soyeuses, humides, et à l’odeur exotique qui se mêlait à celle, fade et écœurante, du sang, elle reconnut Ishtar. Ainsi, c’était bien elle, le râle d’agonie de tout à l’heure. Le mystérieux meurtrier ne l’avait pas épargnée plus que ses sœurs...

Etouffant un sanglot d’énervement, Marianne voulut se relever, mais, soudain, elle sentit bouger le corps qui émit un faible gémissement. La moribonde balbutia quelque chose que Marianne ne comprit pas et, instinctivement, elle se pencha pour mieux entendre, cherchant même la tête qu’elle souleva.

Dans l’ombre, les mains de la Noire se soulevèrent, tâtèrent, à la manière des aveugles, les bras qui la tenaient, mais Marianne n’éprouva pas de crainte : il ne restait rien de la force exceptionnelle de cette femme en train de mourir. Et, soudain, elle l’entendit murmurer :

— Le... le Maître !... Par... don ! Oh !... Pardon...

La tête retomba en arrière définitivement. Ishtar, cette fois, était bien morte. Marianne la reposa à terre et se releva aussitôt, mais le mouvement qu’elle ébauchait déjà pour se jeter vers la porte s’arrêta net.

Dans l’encadrement de celle-ci, sur le petit quai, deux silhouettes incontestablement militaires venaient d’apparaître, suivies d’autres beaucoup moins définies.

— Je vous assure, monsieur l’officier, que j’ai entendu des cris, des cris affreux, fit une voix de femme. Et cette porte ouverte, est-ce que c’est normal ? Et voyez donc là-haut, celle de l’escalier l’est aussi. D’ailleurs, j’ai toujours pensé qu’il se passait ici de drôles de choses ! Si l’on m’avait écoutée...

— Un peu de silence ! coupa une voix brutale. Nous allons visiter cette maison de fond en comble. Si on s’est trompés, on s’excusera et voilà tout, mais vous, ma bonne dame, il vous en cuira si vous nous avez fait commettre un impair !

— Je suis bien sûre que non, monsieur l’officier. Vous me remercierez peut-être ! Ici, j’ai toujours dit que c’était la maison du Diable.

— C’est ce que nous allons voir ! Holà, vous autres, de la lumière !

Lentement, retenant son souffle, Marianne à demi accroupie recula vers les ombres du jardin qui s’ouvrait, entouré de murs, au-delà d’une arche de pierre et qui devait longer le canal. L’instinct lui disait qu’il fallait fuir ces soldats et ces gens, peut-être bien intentionnés, mais trop curieux. Elle comprenait trop bien quelle pourrait être sa situation si on la trouvait là, seule vivante au milieu de quatre cadavres. Elle comprenait aussi que l’on croirait difficilement les explications qu’elle pourrait donner sur son aventure, terrible mais insensée. Au mieux, on la prendrait pour une folle et on l’enfermerait peut-être et, de toute façon, elle serait retenue par la police, interrogée interminablement. L’expérience vécue jadis à Selton Hall après son duel avec Francis Cranmere lui avait appris avec quelle facilité la vérité peut changer de forme et de couleur suivant la nature ou les sentiments de chacun. Sa robe, ses mains et ses souliers étaient maculés de sang. On pouvait fort bien l’accuser du quadruple crime. Que deviendrait alors son rendez-vous avec Jason ?

Le nom de son amant venait de revenir tout naturellement à son esprit, sans crainte et sans appréhension et elle s’en étonna. C’était la première fois, depuis qu’elle s’était éveillée de son long cauchemar, qu’elle évoquait le rendez-vous de Venise. Quand Damiani l’avait souillée, elle avait éprouvé une affreuse impression d’irrémédiable et elle avait pris d’elle-même, de son propre corps, un tel dégoût que seule la mort lui avait paru un bien désirable. Mais cette liberté inattendue qui venait de lui être redonnée la rendait à elle-même et elle retrouvait, du même coup, le goût passionné de la vie et de son corollaire naturel, la lutte.

Maintenant, elle reprenait conscience de ce qu’il y avait, quelque part dans le monde, un navire et un marin en qui s’incarnaient toutes ses espérances et que, ce marin, ce navire, elle voulait les revoir, les retrouver quelles qu’en puissent être les conséquences. Malheureusement, dans cette maison démentielle, la drogue et le désespoir lui avaient fait perdre jusqu’à la notion du temps écoulé. Le moment du rendez-vous pouvait aussi bien être arrivé que déjà dépassé ou seulement encore distant de plusieurs jours, elle l’ignorait complètement. Pour le savoir, il lui fallait d’abord sortir d’ici. Hélas, ce n’était pas facile !

Indécise sur ce qu’il lui fallait faire dans l’immédiat, Marianne s’était tapie dans un buisson de seringa, cherchant un moyen de quitter ce jardin qui embaumait l’oranger et le chèvrefeuille mais qui, défendu par des murailles apparemment sans fissures, n’en constituait pas moins un piège, et un piège qui serait probablement visité soigneusement tout à l’heure.

Là-bas, près du palais, des lanternes avaient été apportées qu’elle avait vues danser dans la nuit. Des gens qui lui parurent une foule, conduits par les deux soldats, avaient envahi la cour. De sa cachette, Marianne les vit, près du puits, se pencher sur le corps d’Ishtar avec des exclamations horrifiées. Puis, l’un des soldats monta l’escalier, disparut dans la maison avec une escorte de curieux, trop heureux de l’occasion ainsi offerte de visiter cette demeure patricienne et, peut-être, de piller quelque peu...

Marianne réalisa en même temps qu’il ne lui était pas possible de rester là plus longtemps si elle ne voulait pas être découverte. Elle quitta donc son abri précaire, fit quelques pas dans le jardin, cherchant la muraille pour la suivre dans l’espoir de trouver, peut-être, une porte de sortie. Il faisait noir comme dans un four. Les arbres, se rejoignant par le sommet formaient une épaisse voûte de feuillage sous laquelle l’obscurité était plus dense encore.

Les mains étendues en avant, comme une aveugle, Marianne toucha enfin les briques chaudes d’une muraille et se mit à la suivre à tâtons, bien décidée à faire ainsi tout le tour du jardin et, si elle ne trouvait pas d’issue, à grimper dans un arbre pour y attendre, mais pendant combien de temps, que la voie fût enfin libre.

Elle marcha ainsi une trentaine de pas. Puis le mur fit un coude. Encore quelques pas et les briques cessèrent brusquement pour faire place au vide et à des volutes de fer. D’ailleurs, ses yeux s’étant habitués de plus en plus aux ténèbres, elle put distinguer qu’elle se trouvait devant une petite grille ouvragée qui découpait, dans toute cette obscurité, une tache plus claire.

Au-delà, contrairement à ce qu’elle avait craint, il n’y avait pas de canal, mais une ruelle qu’une lanterne lointaine éclairait très vaguement. C’était, enfin, l’issue espérée...

Malheureusement, Marianne ne s’en trouvait pas plus avancée. La grille était solide et une chaîne la fermait, vigoureusement maintenue par un cadenas. Il était impossible de l’ouvrir. Mais, à sentir ainsi, à portée de ses poumons l’air de la liberté, elle refusa de se laisser décourager, d’autant qu’il lui semblait entendre les bruits de la maison se rapprocher.

Prenant un peu de recul, elle jaugea du regard la hauteur du mur où s’encastrait la grille et cet examen la satisfit. Car, si la grille ne pouvait s’ouvrir, elle semblait relativement facile à escalader, les motifs de ferronnerie qui la composaient offrant de bonnes prises point trop espacées. Quant au linteau du dessus, il n’excédait pas un pied et demi et se franchirait aisément, l’appareillage de briques dont il était formé étant assez antique pour offrir des failles où s’agripper.

Les bruits se précisaient. Des pas, des voix. Une lumière brilla sous les arbres à l’entrée du jardin, mais il ne pouvait être question, pour Marianne, d’escalader cette porte empêtrée d’une robe longue en tissu épais.

Malgré sa hâte et sa peur, elle prit tout de même le temps de l’enlever et la poussa dans la ruelle à travers la grille, puis, vêtue seulement d’une chemise et d’un pantalon de batiste, elle s’élança à l’assaut de la ferronnerie.

L’escalade, comme elle l’avait prévu, était assez facile. Fort heureusement d’ailleurs, car ses muscles, affaiblis par la longue claustration et l’inaction, avaient beaucoup perdu de leur souplesse et de leur force

Quand Marianne parvint au faîte du mur, elle était hors d’haleine et trempée de sueur. La tête lui tournait et, prise de vertige, elle dut s’asseoir un instant sur la crête pour laisser aux battements de son cœur le temps de se calmer. Elle n’aurait jamais cru qu’elle s’était affaiblie à ce point. Tout son corps tremblait et elle avait l’impression affolante que ses nerfs pouvaient la lâcher d’une seconde à l’autre. Néanmoins, il fallait maintenant descendre de l’autre côté...

Fermant les yeux, Marianne s’agrippa au mur, laissa descendre ses pieds en tâtonnant pour trouver des appuis, décala d’abord un pied, puis l’autre, une main, puis l’autre, voulut descendre encore un peu mais, brusquement, les forces lui manquèrent. Ses mains glissèrent en s’écorchant et elle tomba...