Emportée par une joie enfantine, elle arracha la tunique dont on l’avait revêtue et qui lui faisait horreur, se rua sur ses vêtements, s’en empara comme d’un trésor et s’y glissa avec délices. Elle avait la sensation de retrouver sa peau après avoir été écorchée. Et c’était une telle ivresse qu’elle ne chercha même pas à se demander, sur le moment, ce que cela pouvait signifier. C’était simplement merveilleux, même si, par la chaleur qui régnait alors, ces vêtements se révélaient trop chauds et lourds à porter. Elle se retrouvait elle-même, des pieds à la tête, et c’était la seule chose qui importât vraiment.

Une fois habillée, elle se dirigea avec décision vers la porte. Quel que soit celui ou celle qui avait apporté ces vêtements et ouvert cette porte, c’était un ami et il lui donnait une chance : il fallait en profiter.

Au-delà de la porte, c’était l’obscurité totale et Marianne revint prendre l’une des bougies pour s’éclairer. Elle vit qu’elle était au bout d’un long couloir où il n’y avait d’autre ouverture qu’une porte située juste en face... et qui semblait fermée !

La main de la jeune femme se crispa sur la chandelle tandis que son cœur manquait un battement. Avait-on décidé d’expérimenter sur elle la torture par l’espérance et toute cette mise en scène n’avait-elle d’autre but que de l’amener, impuissante et plus brisée encore qu’auparavant, à cette nouvelle porte inexorablement close ?

Mais, en s’en approchant, elle vit que le battant était simplement poussé. Il céda sans peine sous sa main hésitante et Marianne, alors, entra dans une galerie à claire-voie, sorte de long balcon surplombant une cour étroite. Des ogives soutenues par de sveltes colonnettes réunissaient la balustrade à un plafond fait de grosses poutres de cèdre peint.

Malgré sa hâte de quitter cette maison, la jeune femme, un instant, s’arrêta sous la galerie, respirant l’air chaud de la nuit qui, cependant, lui apportait des odeurs peu agréables de vase et de pourriture. Mais c’était la première fois, depuis si longtemps, qu’elle se trouvait dehors, ou à peu près dehors, et qu’elle pouvait contempler un grand morceau de ciel. Peu importait si le ciel en question charriait de lourdes nuées d’orage et si aucune étoile ne s’y montrait : c’était tout de même le ciel, c’est-à-dire l’image la plus parfaite de la liberté.

Reprenant sa marche précautionneuse, Marianne trouva, au bout de la galerie, une nouvelle porte qui s’ouvrit sous sa main. Et elle se retrouva en Chine.

Sur les murs d’un petit salon, charmant et intime, des princesses aux yeux bridées dansaient, avec des magots hilares et grimaçants, une folle farandole autour de paravents de laque noire et de consoles dorées supportant une infinité de porcelaines roses ou jaunes sur lesquelles un lustre de Murano irisé jetait les feux de l’arc-en-ciel. C’était, en vérité, une bien jolie pièce mais son éclairage de fête contrastait péniblement avec le silence qui l’habitait et créait un malaise.

Cette fois, Marianne traversa sans s’arrêter. Au-delà c’était de nouveau l’obscurité. Celle d’une large galerie d’où partait un escalier aboutissant, vraisemblablement, au rez-de-chaussée.

Les pieds de Marianne, chaussés de cuir mince, ne faisaient aucun bruit sur la brillante mosaïque de marbre et elle glissa, comme un fantôme, entre des rostres de bronze qui surgissaient des murailles comme des vaisseaux du brouillard, et des guerriers de pierre aux yeux aveugles. Partout, sur de longs coffres argentés, des caravelles réduites gonflaient leurs voiles d’un vent immobile et des galères dorées levaient leurs longues rames pour labourer une invisible mer. Partout aussi, des étendards aux formes étranges où se retrouvait cent fois le croissant de l’Islam. A chaque extrémité, enfin, reflétée par de grands miroirs ternis, une énorme sphère terrestre inerte et inutile rêvait des mains hâlées qui, jadis, la faisaient tourner dans ses cercles de bronze.

Impressionnée, malgré tout, par cette espèce de nécropole où reposait la Venise d’autrefois, maritime et guerrière, Marianne n’avançait plus que lentement. Elle approchait de l’escalier quand, tout à coup, elle s’arrêta, le cœur fou et l’oreille aux aguets : en bas, quelqu’un marchait, déplaçant une lumière dont le reflet passait lentement sur les murs de la galerie...

Figée sur place, elle osait à peine respirer. Qui pouvait marcher ainsi, de Matteo ou de ses trois sinistres geôlières ? Craignant d’être surprise, au cas où l’on monterait, elle chercha des yeux, autour d’elle, un refuge possible, choisit la statue d’un amiral que drapait, sur une armure de bataille, un manteau aux larges plis de pierre et, tout doucement, elle se glissa derrière elle, attendant...

La lumière se fixa. On l’avait sans doute posée sur un meuble car les pas retentirent encore, mais en s’éloignant.

Marianne commençait à respirer quand brusquement son sang se figea. En bas un gémissement s’était fait entendre. Il y eut un cri sourd, fait d’horreur et de terreur et, tout de suite après, l’écho d’une double course. Quelqu’un fuyait devant quelqu’un d’autre. Un meuble, sans doute chargé d’orfèvrerie, s’écroula avec un bruit d’apocalypse. Une porte claqua. Poursuivant et poursuivi s’éloignèrent rapidement. Un nouveau cri, plus faible, parvint encore jusqu’à Marianne puis ce fut, lointain mais terrifiant, un râle d’agonie. Quelque part dans la maison ou dans le jardin quelqu’un était en train de mourir... Enfin, il n’y eut plus rien qu’un silence écrasant.

Essayant de comprimer les battements de son cœur, si violents qu’ils lui semblaient emplir le silence d’un bourdon de cathédrale, Marianne quitta sa cachette, osa quelques pas pleins d’appréhension en direction de l’escalier puisque c’était la seule issue possible. Elle l’atteignit, mais le spectacle qu’elle découvrit alors la glaça.

La grande salle où venaient mourir les marches, si noble avec ses peintures dans le style de Tiepolo, ses hautes tapisseries et ses meubles sévères, venait de lui apparaître comme un champ de mort. Près d’un haut chandelier, posé sur une longue table de pierre, les deux servantes noires, dont elle ne connaissait même pas le son de la voix, gisaient, l’une à même les dalles près d’un fauteuil renversé, l’autre en travers de la table. Toutes deux étaient mortes de la même manière : frappées au cœur avec une impitoyable précision.

Mais il y avait encore un autre cadavre et celui-là barrait les dernières marches de l’escalier. Les yeux grands ouverts sur une éternité de terreur, Matteo Damiani, la gorge tranchée, était renversé dans une mare de sang qui s’égouttait lentement des degrés inondés...

— Il est mort ! murmura Marianne instinctivement, et le son de sa propre voix parut venir de très loin. On l’a tué... mais qui l’a tué ?...

L’horreur, en elle, se mêlait à une joie sauvage, presque douloureuse à force d’intensité, la joie naturelle du prisonnier torturé qui trouve soudain, sur son chemin, le cadavre de son bourreau. Une main mystérieuse venait de venger, d’un seul coup, le prince Sant’Anna assassiné et les souffrances endurées par Marianne elle-même.

Cependant l’instinct de conservation reprit possession de la fugitive. Il serait temps de se réjouir plus tard, quand elle aurait définitivement échappé à ce cauchemar, si elle y échappait, car il n’y avait là que trois corps. Où était Ishtar ? Etait-ce la sorcière noire qui avait ainsi égorgé son maître ? Elle en était, certes, bien capable, mais dans ce cas pourquoi aurait-elle également tué les deux femmes de sa race qu’elle appelait ses sœurs ? Et puis, il y avait eu ce cri, tout à l’heure, ce bruit de poursuite et, enfin ce râle... Etait-ce Ishtar qui l’avait poussé ? Et, si c’était elle, qui pouvait être l’auteur du massacre ?

Depuis qu’elle était arrivée dans ce palais maudit, Marianne avait tout ignoré de ceux qui l’occupaient, en dehors de Matteo lui-même, des trois Noires et de l’onctueux Giuseppe. Mais celui-ci ne possédait pas la force physique nécessaire pour abattre un Damiani, ni surtout une Ishtar. Néanmoins, il y avait peut-être d’autres serviteurs, et il était possible que l’un d’eux, pour assouvir sa vengeance, eût frappé...

Pensant, soudain, que l’assassin pouvait revenir et qu’il ne ferait sans doute aucune différence entre elle-même et ses autres victimes, Marianne secoua l’horreur qui l’avait paralysée. Elle ne pouvait rester là plus longtemps. Il fallait s’échapper de cet enfer, descendre ces marches dont les dernières étaient rouges, passer auprès de ce cadavre en robe d’or souillée de sang, avec son horrible blessure et ses yeux grands ouverts.

En frissonnant, elle descendit lentement, le dos à la rampe de marbre, s’y aplatissant de son mieux, vers la mare pourpre qui, en se figeant, prenait d’affreuses luisances.

Pour en épargner le contact à sa robe, elle la releva d’une main qui tremblait, mais ne put éviter de maculer ses souliers.

Tout en descendant, elle ne pouvait détacher son regard du corps de Matteo, subissant l’hypnose de l’horreur à laquelle se prennent les plus sensibles quand ils n’ont pas commencé par s’évanouir.

C’est alors qu’elle distingua mieux de quoi se composait un curieux tas métallique disposé sur la poitrine du mort : c’étaient des chaînes, des chaînes et des fers de prisonnier. Ils étaient vieux et passablement rouillés mais ils étaient ouverts et, visiblement, disposés là intentionnellement.

Néanmoins, elle ne perdit pas de temps à élucider ce nouveau mystère. Une véritable panique s’empara d’elle et, à peine ses pieds eurent-ils touché les dalles, qu’elle se mit à courir à travers la pièce, sans même prendre la précaution d’assourdir le bruit de ses pas tant la peur la talonnait. Elle se rua vers la porte entrouverte sans songer que, peut-être, l’assassin l’attendait derrière et se retrouva dans le vestibule d’entrée.