A demi étouffée, réduite à l’impuissance totale par ces mains qui semblaient autant d’étaux, elle dut subir son bourreau pendant des minutes qui lui parurent interminables et au cours desquelles, cent fois, elle crut mourir de honte et d’horreur. C’était l’enfer lui-même qui s’était emparé d’elle. Il y avait le visage cramoisi et suant de ce gros homme qui s’évertuait sur son corps, et il y avait ces trois figures noires, aussi rigides que de la pierre qui, de leurs yeux fixes, surveillaient ce viol avec autant d’indifférence que s’il se fût agi d’un accouplement d’animaux. Et c’était cela au fond : Marianne était traitée comme une bête de race, jument ou génisse, dont on voulait obtenir un produit...
Quand enfin on la libéra, elle demeura inerte sur le lit ravagé, étouffée de sanglots et noyée de larmes, vidée de ses forces par la résistance stérile que tout son corps avait fourni. Elle n’avait même plus la force de crier ou d’injurier son bourreau, mais quand Matteo, haletant encore de l’effort fourni, quitta le lit et rendossa sa robe de chambre, elle ne put que gémir en l’entendant maugréer :
— Elle y met tant de mauvaise volonté que c’est loin d’être un plaisir ! Mais nous recommencerons tout de même, chaque soir, jusqu’à ce que nous soyons certains ! Laissons-la, Ishtar, et viens finir la nuit avec moi ! En vérité, cette pécore dégoûterait de l’amour Eros en personne...
Et Marianne, vaincue, brisée, fut laissée dans sa chambre sinistre, à la garde muette et vigilante de l’une des deux autres femmes sans que personne prît seulement la peine de la recouvrir. Elle n’avait plus d’espoir en rien, pas même en Dieu ! Cet abominable calvaire, il lui faudrait le gravir marche après marche, elle le savait maintenant, et cela jusqu’à ce que Damiani eût tiré de son corps le fruit qu’il en attendait.
— Mais il ne gagnera pas, il ne gagnera pas... se répétait la malheureuse au fond de son désespoir. Je saurai bien empêcher cet enfant de naître et, s’il vient malgré tout, je disparaîtrai avec lui...
Vaines paroles, pensées désespérées nées de la fièvre et du paroxysme de l’humiliation mais que Marianne devait, interminablement, se répéter soir après soir durant les jours suivants qui réussirent à offrir, dans l’horreur, une sorte de monotonie, dans l’écœurement une habitude.
Elle savait que Lucinda, la sorcière, prenait sa revanche, qu’elle était en son pouvoir transmis à Matteo par-delà la tombe. Parfois, dans l’obscurité, Marianne croyait voir s’animer la statue de marbre du petit temple. Elle l’entendait rire... et s’éveillait alors inondée de sueur.
Les journées étaient mornes, toutes semblables. Marianne les passait enfermée dans cette chambre vide, sous l’œil d’une gardienne. On la nourrissait, on la lavait, on la vêtait sommairement d’une sorte de tunique flottante à la mode des femmes noires et d’une paire de pantoufles, puis, quand le soir venait, les trois diablesses l’attachaient sur le lit, pour plus de commodité, et la livraient ainsi, nue et sans défense, au bon plaisir de Matteo qui, d’ailleurs, avait de plus en plus de mal à accomplir ce qu’il paraissait considérer comme un devoir. De plus en plus souvent, Ishtar devait lui tendre un verre contenant un liquide mystérieux pour ranimer ses forces défaillantes. Plusieurs fois la nourriture de la prisonnière fut droguée, ce qui acheva de lui faire perdre la notion du temps. Mais elle n’y prenait même plus garde. L’excès de dégoût l’avait conduite à une sorte d’insensibilité. Elle était devenue un objet, une chose inerte, sans réactions, sans souffrances. Son épiderme lui-même paraissait se mortifier et ne lui offrait plus que de faibles sensations tandis que son esprit s’engourdissait, figé autour d’une idée, une seule, plantée dedans comme une écharde : tuer Damiani et mourir ensuite.
Cette idée, cette soif permanente, était la seule chose vraiment vivante en elle. Tout le reste était pierre, inertie, cendres. Elle ne savait même plus si elle aimait, ni qui elle aimait. Les personnages de sa vie lui semblaient aussi lointains et étrangers que ceux des tapisseries de sa chambre. Elle ne cherchait même plus à fuir. Comment d’ailleurs y parvenir gardée. à vue jour et nuit ? Les démons femelles qui veillaient sur elle semblaient ignorer le sommeil, la fatigue ou même l’inattention. Non, ce qu’elle voulait, c’était tuer avant de s’anéantir et, en dehors de cela, plus rien n’offrait le moindre intérêt.
On lui avait apporté quelques livres, mais elle ne les avait même pas ouverts. Ses journées se passaient toutes à contempler les tentures ou les traces de suie au plafond de sa chambre, assise dans l’un des grands fauteuils raides, aussi immobile, aussi muette que ses noires gardiennes. Les mots même semblaient bannis de cette pièce aussi silencieuse qu’une tombe. Marianne n’adressait plus la parole à personne, ne répondait pas quand on lui parlait. Elle se laissait manier, abreuver, nourrir sans plus montrer de réaction qu’une statue. Seule, sa haine demeurait à l’affût au milieu du silence et de l’inertie.
Ce mutisme, cette absence finirent par impressionner Damiani. Quand il s’approchait d’elle, chaque soir, Marianne, à mesure que passait le temps, voyait l’anxiété grandir dans ses yeux. Petit à petit, il finit par ne plus passer chez elle que quelques minutes et, un soir, enfin, il ne vint pas. Il n’avait plus envie de cette créature de marbre dont, peut-être, il craignait le regard trop fixe. Il avait peur maintenant et Marianne bientôt ne le vit plus que quelques minutes chaque jour, quand il venait s’enquérir auprès d’Ishtar de la santé de sa prisonnière.
Pensant, sans doute, avoir fait tout ce qu’il fallait pour s’assurer l’enfant tant convoité, il ne jugeait plus utile de s’infliger ce qui était devenu un supplice. Et, du fond de son insensibilité, Marianne avait joui de cette crainte, dans laquelle elle voyait un triomphe mais qui était insuffisante pour assouvir sa haine : il lui fallait le sang de cet homme et elle aurait toutes les patiences pour l’obtenir.
Combien de temps dura cette étrange captivité hors du temps, hors de la vie ? Marianne avait perdu le fil des heures et des jours. Elle ne savait même plus où elle était ni à peine qui elle était. Ce palais dans lequel, depuis son arrivée, elle n’avait vu que quatre personnes, alors qu’il devait normalement contenir une nombreuse domesticité, était aussi secret et silencieux qu’un tombeau. Hormis la respiration, toute manifestation de vie s’y étouffait au point que Marianne se prit à penser que, peut-être, la mort viendrait à elle tout doucement, d’elle-même et sans qu’elle eût à l’aller chercher. Elle aurait juste à cesser de vivre et, maintenant, cela paraissait incroyablement facile !
Un soir, pourtant, il se passa quelque chose...
Ce fut d’abord l’habituelle gardienne qui disparut. Dans les profondeurs de la maison, il y eut comme un appel, un cri rauque. La femme noire, en l’entendant, tressaillit et, quittant sa place accoutumée sur les marches du lit, sortit de la pièce, non sans refermer soigneusement la porte derrière elle.
C’était la première fois depuis des jours que Marianne était laissée seule, mais elle ne s’en préoccupa qu’à peine. Dans un instant, la femme reviendrait avec les autres. En effet, l’heure où l’on avait coutume de procéder à sa toilette approchait. Indifférente, lasse aussi car cette claustration et cette inaction minaient peu à peu son organisme, la prisonnière alla s’étendre sur son lit et ferma les yeux. Il lui arrivait souvent, dans la journée d’avoir sommeil et elle avait pris l’habitude de ne pas plus résister à ses propres impulsions qu’aux volontés des autres.
Elle aurait pu, aussi bien, dormir ainsi toute la nuit, mais son instinct la réveilla et, tout de suite, elle eut la sensation de quelque chose d’inhabituel.
Elle ouvrit les yeux, regarda autour d’elle. La nuit, au-dehors était complète et, dans le grand candélabre, les chandelles brûlaient comme de coutume. Mais la chambre était aussi déserte et aussi muette que tout à l’heure. Personne n’était revenu et le moment de la toilette était passé depuis longtemps...
Lentement, Marianne se leva, fit quelques pas dans la pièce. Un courant d’air qui coucha soudain les flammes des bougies lui fit tourner la tête vers la porte et, dans son esprit, quelque chose se ranima : la porte était grande ouverte...
Son lourd battant de chêne armé de fer plaqué contre la muraille, elle découpait un trou noir entre les tapisseries et Marianne, incapable d’en croire ses yeux, s’avança vers elle pour la toucher, pour s’assurer qu’elle n’était pas encore victime de l’un de ces songes qui hantaient ses nuits et où, cent fois, elle avait vu cette porte ouverte sur des lointains immenses et bleus.
Mais non, cette fois on aurait dit que la porte était réellement ouverte et, sur son corps, Marianne sentait le léger courant d’air qu’elle libérait. Néanmoins, afin d’être certaine de ne pas rêver, elle alla d’abord jusqu’au chandelier, présenta un doigt à la flamme et poussa un petit cri de douleur : la flamme l’avait brûlée. Elle porta le doigt douloureux à ses lèvres et c’est alors que ses yeux tombèrent sur le coffre.
Une exclamation de surprise lui échappa : soigneusement étalés sur le couvercle, il y avait les vêtements dans lesquels elle était arrivée : la robe de drap vert olive garnie de velours noir, le linge, les bas et les chaussures. Seule la capote garnie de Chantilly manquait... Des souvenirs d’un autre monde !
Presque craintivement, Marianne avança la main, toucha le tissu, le caressa puis s’y accrocha comme à une planche de salut. Quelque chose alors craqua en elle et s’en détacha. Elle se retrouva d’un seul coup vivante, pensante, l’esprit en alerte. C’était comme si elle avait été jusque-là emprisonnée dans un bloc de glace et que, ce bloc s’étant brisé, les morceaux fussent en train dé se détacher d’elle pour la rendre à la chaleur, à la vie.
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