Du fond de sa torpeur paralysante, Marianne révulsée d’horreur comprit qu’il allait accomplir sur elle les rites sataniques dont elle avait été le témoin aux ruines du petit temple mais que, cette fois, elle était au centre même de cette magie noire. C’était son corps, son propre corps qui servait d’autel au sacrilège...

Ishtar s’était relevée. A genoux auprès de Matteo, elle tenait le rôle d’acolyte dans l’infernale cérémonie, psalmodiant des réponses dans son incompréhensible langage.

Quand son maître saisit la coupe et la vida jusqu’à la dernière goutte, elle jeta un cri sauvage qui se prolongea en incantation. Sans doute appelait-elle sur lui la protection de quelque sombre et terrible divinité, probablement ce serpent couronné d’or dont les yeux d’émeraude semblaient doués d’une vie menaçante.

Matteo s’était mis à trembler. Il paraissait possédé d’une sorte de fureur sacrée. Ses prunelles dilatées roulaient dans leurs orbites et une écume lui venait aux dents. Un grondement sourd montait de ses poumons comme d’un volcan à l’instant de l’éruption... Ishtar, alors, lui tendit un coq noir dont il trancha la tête d’un seul coup à l’aide d’un grand couteau. Le sang gicla et se répandit sur le corps nu de la femme étendue...

A cette minute, l’horreur s’enfla en Marianne au point de lui permettre de vaincre le pouvoir paralysant de la drogue dont elle était captive. Un hurlement atroce, inhumain, jaillit de sa gorge cependant raidie par la transe. C’était comme si, seules, ses cordes vocales s’étaient remises à vivre mais cette faible résurrection entraîna avec elle les réactions de défense : à peine le cri d’effroi eut-il empli le caveau que Marianne, miséricordieusement, perdit connaissance...

Elle ne vit pas Matteo, en pleine crise de folie, rejeter sa robe et se pencher sur elle, les mains tendues. Elle ne le sentit pas quand il s’abattit de tout son poids sur son ventre rouge de sang et la posséda avec une fureur démente... Elle était partie dans un monde sans couleur et sans échos où rien ne pouvait l’atteindre.

Combien de temps demeura-t-elle ainsi inconsciente ? C’était impossible à déterminer, mais quand elle revint réellement à la surface du monde, elle était couchée dans le grand lit à colonnes et elle était malade à mourir...

Peut-être, afin de neutraliser sa résistance, lui avait-on fait absorber une dose de drogue trop forte pour son organisme, ou peut-être aussi les moustiques qui, dès la nuit close et les chandelles allumées, emplissaient Venise de leur bourdonnement, avaient-ils déposé déjà dans son sang leur lièvre des eaux mortes, mais une soif ardente la torturait tandis que de douloureux élancements vrillaient ses tempes.

Elle se sentait si mal que sa conscience de la réalité était à peine claire. Le peu qui lui en restait était centré sur une idée unique, à la fois fixe et obstinée : fuir ! S’en aller loin... le plus loin possible, hors de portée de ces démons !

En effet, elle avait tout de même retrouvé suffisamment de lucidité pour sentir que le long rêve, si tragiquement naufragé dans les pires pratiques de la magie, n’en était pas véritablement un, mais qu’au moins dans sa dernière phase il revêtait une révoltante réalité : Damiani, avec l’aide de sa sorcière noire, l’avait violée sans rencontrer la moindre résistance.

C’était une pensée à la fois répugnante et destructrice car, Marianne en avait maintenant la certitude, à moins de se laisser mourir de faim et de soif, il ne lui serait plus possible d’échapper à la déchéance où Damiani l’avait contrainte. Rien ni personne n’empêcherait ses bourreaux d’employer, à leur gré, la drogue mystérieuse qui la livrait, tellement impuissante, au désir de l’intendant...

La ronde des pensées, dans la tête de Marianne, augmentait la fièvre et la fièvre attisait la soif ! Jamais elle n’avait eu aussi soif ! Elle avait l’impression que sa langue, doublée de volume, emplissait sa bouche et son palais...

Au prix d’un pénible effort, elle parvint à se redresser sur ses oreillers, cherchant à évaluer la distance qui la séparait du pot à eau. Le mouvement augmenta les élancements de sa tête et un gémissement lui échappa. Une main noire, alors, approcha une tasse de ses lèvres :

— Bois ! fit la voix tranquille d’Ishtar. Tu brûles !

C’était vrai, mais l’apparition de la sorcière noire lui arracha un frisson d’horreur. De la main elle repoussa la tasse. Ishtar ne bougea pas.

— Bois ! insista-t-elle. Ce n’est qu’une tisane. Elle calmera ta fièvre.

Glissant un bras sous l’oreiller pour soulever la jeune femme, elle approcha de nouveau le récipient des lèvres sèches qui, instinctivement, aspirèrent le liquide tiède. Marianne n’avait plus la force de résister. D’ailleurs, cela sentait bon les plantes forestières, la menthe fraîche et la verveine. Rien de suspect dans cette senteur familière et, finalement, Marianne avait tout avalé jusqu’à la dernière goutte quand Ishtar la reposa sur l’oreiller.

— Tu vas dormir encore, ordonna-t-elle, mais d’un bon sommeil. Quand tu te réveilleras, tu te sentiras mieux.

— Je ne veux pas dormir ! Je ne veux plus jamais dormir, balbutia Marianne reprise par la crainte des rêves trop beaux qui finissent mal.

— Pourquoi donc ? Le sommeil est le meilleur des médecins. Et puis tu es trop lasse pour lui résister...

— Et... lui ? Ce... ce misérable ?

— Le maître dort, lui aussi, riposta Ishtar impavide. Il est heureux car il t’a prise à une heure favorable et il espère que les dieux agréeront son sacrifice et te donneront un bel enfant !

A la tranquille évocation de l’affreuse scène où elle avait joué le rôle principal, une nausée tordit Marianne puis la rejeta, haletante et en sueur, sur son oreiller. Elle prenait conscience, tout à coup, de la souillure de son corps et elle en avait horreur. La Providence avait bien voulu lui permettre d’être absente, en esprit, au pire moment, mais la honte et l’humiliation demeuraient les mêmes et aussi le dégoût de sa chair que l’autre avait faite sienne.

Comment, après cela, pourrait-elle regarder encore Jason en face, si même Dieu permettait qu’elle le revît un jour ? L’esprit du corsaire américain était clair, net, assez positif et peu enclin aux superstitions. Admettrait-il la conspiration maléfique dont Marianne venait d’être la victime ? Il était jaloux et, dans la jalousie, violent, sans mesure. Il avait accepta, non sans peine d’ailleurs, que Marianne fût la maîtresse de Napoléon, il n’admettrait jamais qu’elle fût asservie à un Damiani. Il la tuerait peut-être... ou alors il s’éloignerait d’elle, plein de répugnance et pour toujours.

Dans la tête malade de Marianne, les pensées se battaient, s’entrechoquaient avec une violence d’où naissaient souffrance et désespoir. Les nerfs brisés, elle éclata soudain en sanglots convulsifs que la grande Noire, immobile et muette à quelques pas du lit, écouta silencieusement, sourcils froncés.

Sa science des potions demeurait impuissante devant un tel désespoir et, finalement, haussant les épaules, elle quitta la pièce sur la pointe des pieds, laissant la prisonnière pleurer tout son saoul et pensant qu’arrivée au bout de ses larmes elle finirait par s’endormir.

Ce fut ce qui se produisit. Quand Marianne fut parvenue au dernier degré de l’épuisement nerveux, elle cessa de se défendre contre les effets bienfaisants de la tisane et s’endormit, le visage enfoui dans la soie rouge inondée de ses larmes avec pour dernière et déprimante pensée qu’il lui resterait toujours la ressource de se tuer si Jason la repoussait...

Grâce à trois autres tasses administrées à heures régulières par Ishtar, la fièvre céda au petit matin. Marianne se retrouva faible encore, mais l’esprit clair et pleinement consciente, hélas, du tragique de sa situation.

Pourtant, le désespoir qui l’avait submergée au plus fort de sa fièvre s’était écroulé comme une vague qui s’étale avant de se retirer et Marianne se retrouvait elle-même, avec ce goût secret du combat qu’elle portait en elle. Plus l’ennemi se révélait puissant et perfide et plus le désir de vaincre, de vaincre à tout prix, s’ancrait au fond de son cœur.

S’efforçant, pour commencer, de faire calmement le tour de son problème, Marianne voulut se lever afin d’éprouver ses forces. Là-bas, au flanc du coffre ancien, la ferrure qu’elle avait réussi à détacher lui semblait briller d’un éclat plus neuf que les autres et l’attirer comme un aimant. Mais en s’asseyant sur son lit, elle s’aperçut qu’elle avait une garde-malade : l’une des femmes noires était assise sur les marches qui supportaient la couche, sa tunique bleue étalée sur les peaux d’ours.

Elle ne faisait rien. Accroupie, les bras ceinturant les genoux remontés presque sous le menton, elle avait l’air dans ses voiles sombres d’un bizarre oiseau méditatif.

Entendant remuer, elle se contenta de tourner les yeux vers la jeune femme et, la voyant réveillée, frappa dans ses mains. Sa compagne, si semblable qu’elle pouvait passer pour son ombre, entra avec un plateau, le déposa sur le lit et prit, exactement dans la même pose, la place de sa sœur qui, avec un salut, disparut.

Durant des heures, la femme demeura là, sans plus bouger qu’une souche, sans proférer un son et sans paraître entendre ce qu’on lui disait.

— Tu ne dois plus jamais demeurer seule, lui dit un peu plus tard Ishtar, comme Marianne se plaignait de cette espèce de faction montée au pied de son lit. Nous ne désirons pas que tu nous échappes.

— M’échapper ? d’ici ? s’écria la jeune femme avec une colère où la déception qu’elle éprouvait à se voir ainsi gardée à vue entrait pour la plus grande part. Comment le pourrais-je ? Les murs sont épais, il y a des barreaux à ma fenêtre... et je suis nue !