— Ce que tu aimes ou n’aimes pas n’a aucune importance, riposta calmement Ishtar. C’est le parfum de l’amour. Aucun homme, même moribond, ne peut rester insensible à celle qui le porte !
Le cœur de Marianne manqua un battement. Elle avait compris : ce soir, ce soir même, elle allait être livrée à Damiani. Apparemment, les astres devaient être favorables... Envahie brusquement d’une sorte de terreur mêlée de rage et de déception, elle fit une tentative désespérée pour se libérer de ces soins odieux qui, maintenant, lui donnaient la nausée. Mais aussitôt, six mains qui lui parurent aussi lourdes que le granit s’abattirent sur elle et l’immobilisèrent.
— Reste tranquille ! lui enjoignit rudement Ishtar. Tu agis comme une enfant ou comme une folle ! Il faut être l’une ou l’autre pour se battre contre l’inévitable !
C’était peut-être vrai mais Marianne ne pouvait se résigner à être ainsi livrée, parée et embaumée comme une odalisque à sa première nuit chez le sultan, au répugnant bonhomme qui la convoitait. Des larmes de colère montèrent à ses yeux, tandis que, sa toilette achevée, on la revêtait, cette fois, d’une ample tunique de mousseline noire, parfaitement translucide mais semée, ici et là, d’étranges figures géométriques brodées en fil d’argent. Sur ses cheveux tressés en une multitude de fines nattes, qui semblaient autant de serpents noirs, Ishtar posa un cercle d’argent sur le devant duquel se tordait une vipère aux yeux d’émeraude. Puis, à l’aide de khôl, elle agrandit jusqu’aux limites du possible les yeux de Marianne qui, vaincue momentanément, se laissait faire.
La toilette achevée, Ishtar recula de quelques pas pour juger de son œuvre.
— Tu es belle ! constata-t-elle froidement. La reine Cléopâtre ou même la déesse-mère Isis ne l’étaient pas plus que toi ! Le maître sera content ! Viens prendre ton repas maintenant...
Cléopâtre ? Isis ?... Marianne secoua la tête comme si elle cherchait à s’éveiller d’un mauvais rêve. Que venait faire ici l’ancienne Egypte ? Car enfin, on était au XIXe siècle, dans une ville habitée par des gens normaux, gardée par les soldats de son pays ! Mais enfin, Napoléon régnait sur la majeure partie de l’Europe ! Comment les vieux dieux osaient-ils reparaître ?
Elle sentit le vent de la folie toucher son front.
Pour tenter de revenir sur terre, elle goûta les plats qu’on lui avait préparés, but un peu de vin, mais la nourriture lui parut fade et le vin sans bouquet. C’était, justement, comme ces nourritures que l’on absorbe en rêve et dont on ne parvient pas à saisir la saveur...
Elle allait mordre, sans plaisir, dans un fruit quand cela se produisit. La chambre, tout à coup, se mit à tourner lentement autour d’elle, puis bascula tandis que les objets semblaient reculer à l’infini comme si Marianne avait été, soudain, aspirée par un long tunnel. Les bruits s’éloignèrent et aussi les sensations... Et Marianne, avant d’être emportée par une grande vague bleuâtre qui se gonfla soudain devant elle, put tout juste comprendre, le temps d’un éclair, que cette fois, on avait drogué sa nourriture...
Mais elle n’en éprouva ni angoisse ni colère. Son corps, allégé, semblait avoir rompu ses amarres terrestres y compris ses facultés de souffrance, de peur ou même de simple répugnance. Il flottait, détendu, merveilleusement aérien dans un univers brillamment coloré aux teintes chaleureuses de l’aurore. Les murs avaient reculé, la prison s’écroulait. Le vaste monde, diapré de fulgurances, irisé comme un verre de Venise, s’offrait à Marianne, en un flot mouvant, chatoyant, vers lequel, dans une sorte d’ivresse, elle s’élançait. C’était comme si elle se trouvait, tout à coup, sur un navire de haut bord... peut-être celui-là même dont elle avait tant rêvé la venue et que menait une sirène verte ? Elle voguait, des hauteurs de la proue, vers des rivages étranges où les maisons aux formes fantastiques brillaient comme du métal, où les plantes étaient bleues et la mer pourpre. Le navire aux voiles chantantes avançait sur un tapis d’Orient aux nuances somptueuses et l’air marin avait des senteurs d’encens mais, à le respirer, Marianne, délivrée des étonnements, sentait un bizarre bonheur animal envahir jusqu’aux fibres les plus intimes de son corps...
C’était une curieuse sensation que cette joie ressentie dans le plus petit nerf et jusqu’au bout de chacun de ses ongles. C’était un peu comme après l’amour, quand le corps comblé, parvenu à la cime de ses sensations, chancelle... à l’extrême limite de l’anéantissement. Et ce fut, d’ailleurs, une sorte d’anéantissement. D’un seul coup, tout changea, tout devint noir... Le paysage fabuleux sombra dans une nuit opaque et la douce chaleur parfumée fit place à une fraîcheur moite mais le bonheur où flottait Marianne demeura intact.
L’obscurité où elle se mouvait maintenant lui était douce, familière. Elle la sentait autour d’elle comme une caresse. C’était celle de la prison, sordide et merveilleuse, où elle s’était, pour l’unique fois de sa vie, donnée à Jason. Et le temps reculait. Marianne retrouvait, sous son dos nu, la rugosité des planches qui leur avaient servi de lit nuptial, leur dureté râpeuse que compensaient si bien les caresses de son amant.
Ces caresses, Marianne les sentait encore. Elles glissaient le long de son corps, l’enveloppant d’un réseau brûlant sous lequel, à son tour, sa chair s’enflammait, s’épanouissait, s’ouvrait comme une fleur à la chaleur d’une serre. Et Marianne fermait les yeux de toutes ses forces, essayant même de ne plus respirer tant elle s’appliquait à retenir en elle cette merveilleuse sensation qui, cependant, n’était que le prélude à la volupté suprême qui allait venir... Elle sentait se gon-fier dans sa gorge les gémissements et les râles du plaisir, mais ils moururent, avant même que de naître, tandis que le rêve changeait une fois encore d’orientation et plongeait dans l’absurde.
Il y eut, lointain d’abord mais se rapprochant d’instant en instant, le battement d’un tambour, un battement lent, désespérément lent, sinistre comme un glas, mais qui, peu à peu, précipitait son rythme. C’était comme la pulsation d’un cœur énorme qui s’affolerait, en approchant, et cognerait de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Un instant, Marianne imagina que c’était le cœur de Jason qu’elle entendait ainsi mais, à mesure que cela devenait plus distinct, l’obscurité amoureuse se diluait comme un brouillard et se teintait d’une lueur pourpre. Et, brusquement, la prisonnière se trouva précipitée des hauteurs de son rêve d’amour au centre même du cauchemar qu’elle croyait évanoui...
Par un curieux dédoublement de sa personnalité, elle se vit elle-même, étendue dans ces transparences noires qui mettaient de sombres moirures sur sa nudité. Elle était couchée sur une table de pierre, assez basse, une espèce d’autel derrière lequel se dressait un serpent d’airain couronné d’or.
Le lieu était sinistre, un caveau sans fenêtre, à la voûte basse suintant l’humidité, aux murs bourgeonnants et visqueux, éclairé par d’énormes cierges de cire noire qui donnaient une lumière verdâtre et dégageaient une âcre fumée. Au pied de cet autel, deux des femmes noires étaient assises dans leurs draperies sombres, avec, entre leurs genoux, de petits tambours ronds sur lesquels elles frappaient. Mais seuls leurs mains bougeaient. Tout le reste de leur personne était parfaitement immobile, même leurs lèvres dont cependant s’échappait une sorte de bourdonnement musical, une bizarre mélopée sans paroles. Et, sur ce rythme étrange, Ishtar dansait...
A l’exception d’un mince serpent d’or qui se tordait autour de ses reins, elle était entièrement nue et, sur sa peau luisante, les flammes des cierges avaient des reflets bleuâtres. Les yeux clos, la tête rejetée en arrière, lès bras haut levés accusant le galbe de ses seins lourds et pointus, elle tournait sur place et sur elle-même, à la manière d’une toupie, de plus en plus vite, toujours plus vite...
Et, tout à coup, l’esprit vagabond de Marianne qui planait, détaché et comme insensible sur cette scène étrange, regagna le corps étendu qu’il envahit. Avec lui revint la peur, l’angoisse mais quand Marianne voulut bouger, se lever, s’enfuir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de faire le moindre mouvement. Sans qu’aucun lien, visible ou tangible, la retînt à la table de pierre, ses membres, sa tête refusèrent de lui obéir, comme si elle était en catalepsie...
C’était une sensation si affolante qu’elle voulut crier mais aucun son ne sortit de sa bouche. Tout près d’elle, Ishtar tournait maintenant à une allure folle. La sueur traçait sur sa peau noire de minces rigoles brillantes et une odeur fauve, presque insupportable, se dégageait de son corps surchauffé.
Mais Marianne ne put même pas détourner son visage.
Alors, d’un coin sombre du caveau, elle vit grandir Matteo Damiani et souhaita être morte. Il s’avançait lentement, les yeux grands ouverts et absolument fixes, hagards, portant à deux mains une coupe d’argent où bouillonnait quelque chose. Il était vêtu d’une longue robe noire, assez semblable à celle que
Marianne lui avait vue, la terrible nuit de la villa Sant’Anna, quand elle avait arraché Agathe à ses pratiques démoniaques. Mais, sur celle-ci s’entrelaçaient de longs serpents d’argent et de soie verte, et sa profonde ouverture laissait voir une poitrine grasse, velue, grise et presque aussi mamelue que celle d’une femme...
A son approche, Ishtar cessa brusquement sa danse frénétique. Haletante, elle s’abattit à terre, couchée sur les pieds nus de l’homme où elle colla ses lèvres. Mais comme il n’avait rien senti, Matteo continua d’avancer, rejetant la femme du bout de sa sandale noire.
Il vint jusqu’à Marianne, tendit une main et, saisissant la tunique de voile, l’arracha d’un seul coup. Puis ramassant à terre un petit plateau, il le lui plaça sur le ventre et posa dessus la coupe d’argent. Cela fait, il se laissa tomber à genoux et commença à réciter d’étranges litanies dans une langue inconnue.
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