— J’assomme le premier de vous deux qui m’approche ! siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Ishtar, qui la regardait avec un intérêt nouveau, haussa les épaules.

— Ne dépense pas tes forces en vain ! Il ne te touchera pas cette nuit. La lune n’est pas en son plein et les astres sont contraires. Tu ne concevrais pas... et lui en est bien incapable !

— Je ne veux pas qu’il me touche, ni ce soir ni jamais !

Le sombre visage se durcit, prit une expression implacable qui, un instant, lui donna l’aspect rigide d’une statue d’ébène.

— Tu es là pour faire un enfant, dit-elle rudement, et tu le feras ! Rappelle-toi ce que je t’ai dit : je lui appartiens et je l’aiderai quand l’heure sera venue...

— Comment pouvez-vous être à lui ? cria Marianne. Regardez-le donc ! Il est ignoble, répugnant : une masse graisseuse confite dans le vin.

En effet, Damiani, comme si le débat ne le concernait pas, demeurait affalé sur le lit, dans son drap d’or froissé, respirant avec peine et si visiblement perdu dans les brumes de l’ivresse que Marianne reprit un peu espoir. Cet homme aimait boire et, apparemment, les efforts d’Ishtar pour l’en empêcher demeuraient stériles. Il s’écoulerait peut-être beaucoup de temps avant que les astres ne soient « favorables », et, d’ici là, Marianne aurait peut-être trouvé le moyen de fuir cette maison de fous, quitte à plonger, sans le moindre vêtement, dans le rio et à en sortir dans la même tenue sommaire, en plein midi et au cœur même de Venise. On l’arrêterait sans doute, mais du moins échapperait-elle à ce cauchemar.

Sous le poids du candélabre, les muscles de ses bras tremblaient. Lentement, elle le reposa. Ses forces l’abandonnaient et, d’ailleurs, en avait-elle vraiment besoin ? Là-bas Ishtar venait d’empoigner Matteo à bras-le-corps, le jetait sur son épaule comme un simple sac de farine et, sans même se courber sous un tel poids, se dirigeait vers la porte.

— Recouche-toi ! conseilla-t-elle dédaigneusement à Marianne. Pour cette nuit, tu peux dormir tranquille !

— Et... les nuits suivantes ?

— Tu le verras bien ! De toute façon, ne t’imagine pas qu’il boira autant à l’avenir car j’y veillerai. Pour ce soir, disons qu’il a... un peu trop fêté ton arrivée ! Il y a longtemps qu’il t’attend ! Bonne nuit !

L’étrange fille noire disparut avec son fardeau et Marianne se retrouva seule avec la perspective de longues heures en face d’elle-même. L’impression de cauchemar s’attardait, même dans son cerveau fatigué où les événements s’enchaînaient mal et où ne parvenait pas à s’implanter l’idée de la mort de son mystérieux époux et de l’incroyable retournement de situation qui en résultait.

Malgré la chaleur, elle s’aperçut qu’elle tremblait, mais c’était d’excitation et elle savait qu’il ne lui serait pas possible de dormir malgré la fatigue de ses nerfs. Tout ce qu’elle voulait, c’était fuir, et le plus tôt possible ! Le ridicule et répugnant épisode qui venait de se dérouler l’avait plongée dans une sorte de stupeur dont seul l’instinct animal de conservation l’avait tirée un instant, tout à l’heure, quand elle avait saisi le chandelier.

Il fallait dissiper cette brume mortelle, débarrasser son esprit de la peur paralysante qui l’engluait, tenter de reprendre pleine possession de ses nerfs. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait prisonnière et, jusqu’à présent, elle avait toujours réussi à s’échapper, même dans des circonstances difficiles. Pourquoi donc sa chance et son courage l’abandonneraient-ils ? L’homme qui l’avait capturée était un demi-fou et ses gardiennes des créatures plus qu’à moitié sauvages. Son intelligence et sa patience devaient la tirer de ce mauvais pas.

Ces quelques idées la réconfortèrent un peu. Pour rentrer encore davantage en possession d’elle-même, Marianne alla passer son visage à l’eau, en but quelques gorgées et revint manger un fruit dont la fraîcheur parfumée lui fit du bien. Ensuite, elle déchira en deux le drap qu’elle retenait toujours et dont l’ampleur la gênait, se drapa dans l’un des morceaux qu’elle noua solidement autour de sa poitrine. De se sentir ainsi presque vêtue, elle tira une espèce d’assurance nouvelle malgré la fragilité de ce rempart de soie.

Ainsi équipée, elle reprit, avec un soin minutieux et le vague espoir d’un indice oublié à son premier examen, la visite de sa chambre, passa de longues minutes devant la porte à scruter le jeu compliqué des serrures pour en venir à la déprimante conclusion qu’à moins de disposer d’un canon il n’était pas possible de l’ouvrir sans en avoir la clé : cette sinistre chambre était défendue aussi vigoureusement qu’un coffre-fort.

La prisonnière revint alors vers la fenêtre et en examina les barreaux. Ils étaient épais mais leur réseau n’était pas serré et Marianne était mince. Si elle pouvait seulement en enlever un, il lui serait possible de se glisser dans l’intervalle ainsi ménagé puis, à l’aide de ses draps, de descendre dans la petite cour intérieure où elle était certaine de trouver un passage. Mais comment parvenir à desceller ce barreau ? Avec quoi ? Le ciment qui le retenait à la pierre était vieux et se laisserait peut-être attaquer facilement avec un outil assez solide. La difficulté consistait justement à trouver cet outil solide...

Il y avait bien le couvert demeuré sur le plateau mais il se composait de fragiles objets de vermeil parfaitement incapables de fournir un travail efficace. Ils ne pouvaient être d’aucune utilité.

Pourtant, Marianne, possédée du démon de la liberté, refusa de se laisser décourager. Il lui fallait un morceau de fer et elle continua obstinément de le chercher, examinant recoins, meubles et murailles dans l’espoir d’y trouver une réponse, un objet utilisable.

Sa persévérance trouva sa récompense avec le grand coffre où elle constata que d’élégantes, mais fort médiévales volutes de fer forgé se terminant en pointe, ornaient la serrure. Passant dessus des doigts à la fois avides et précautionneux, elle eut une exclamation de joie vite étouffée : l’une d’elles, assujettie par des clous rouillés, tenait mal. Il était peut-être possible de la détacher.

Tremblant d’excitation, Marianne alla prendre sur le plateau la serviette pour éviter de se déchirer les doigts, s’assit à terre près du coffre et se mit à secouer la ferrure afin d’accentuer le jeu des clous dans le bois antique. C’était moins aisé qu’elle ne l’avait cru tout d’abord. Les clous étaient longs et le bois solide. En fait, ce fut un travail pénible et fatigant que la chaleur ne facilitait pas. Mais, tendue vers son but, Marianne ne la sentait pas plus que les piqûres des moustiques qui la harcelaient sans discontinuer, attirés par la flamme du chandelier posé près d’elle.

Quand, enfin, la ferrure convoitée tomba dans sa main, la nuit était déjà fort avancée et la jeune femme, en sueur, était épuisée. Elle regarda un moment la lourde pièce forgée puis, se relevant avec peine, alla revoir le scellement du barreau et poussa un soupir. Il était impossible d’en venir à bout à moins de plusieurs heures et le jour serait là bien avant qu’elle n’eût fini son travail !

Comme pour lui donner raison, une horloge du voisinage sonna 4 heures. Il était trop tard. Pour cette nuit, elle ne pouvait rien faire de plus. D’ailleurs, elle se sentait maintenant si lasse et si courbatue par sa longue station accroupie, que la descente au moyen des draps se fût révélée problématique. La sagesse commandait d’attendre la nuit prochaine, en priant seulement pour que la journée qui l’en séparait ne fût pas catastrophique. Et, jusque-là, il fallait dormir, dormir le plus possible afin de reprendre des forces !

Sa décision prise, Marianne reposa calmement la ferrure à sa place et remit les clous qui la retenaient. Puis, murmurant une prière pleine de supplication, elle revint s’étendre sur le grand lit et, ramenant sur elle les couvertures, car la fraîcheur et la brume du matin envahissaient lentement la chambre, elle s’endormit comme on plonge.

Elle dormit longtemps, s’éveilla seulement quand une main toucha son épaule. En ouvrant les yeux, elle vit Ishtar qui, drapée dans une ample tunique blanche rayée de noir, de larges anneaux d’or aux oreilles, se tenait assise au bord du lit et la regardait :

— Le soleil se couche, lui dit-elle simplement, mais je t’ai laissée dormir car tu étais lasse. Et puis tu n’avais pas grand-chose d’autre à faire. Maintenant, l’heure de ta toilette est venue.

En effet, les deux autres femmes attendaient déjà au milieu de la chambre avec tout l’arsenal utilisé la veille. Mais au lieu de se lever, Marianne s’enfonça davantage sous les couvertures et jeta, sur Ishtar, un regard farouche :

— Je n’ai pas envie de me lever. Pour le moment, j’ai surtout faim ! La toilette peut attendre.

— Ce n’est pas mon avis ! Tu seras servie ensuite. Mais si tu es encore trop lasse pour te lever, mes sœurs peuvent t’aider.

Une menace, ironique mais indéniable, vibrait sous le feutrage de la voix. Se rappelant avec quelle aisance la grande fille noire avait chargé sur son épaule le pesant Matteo, Marianne comprit que toute résistance serait inutile. Et, comme elle ne voulait pas gaspiller, en un combat stérile, des forces dont elle pensait avoir le plus grand besoin, elle se leva et, sans un mot de plus, se livra aux soins de ses bizarres servantes.

Les mêmes rites de propreté que le soir précédent se renouvelèrent mais avec plus de soin encore. Au lieu d’huile, on enduisit tout son corps d’un parfum lourd qui montait à la tête et qu’elle jugea bientôt insupportable.

— Cessez d’employer ce parfum, protesta-t-elle en voyant l’une des femmes en verser encore une bonne dose dans le creux de sa main. Je ne l’aime pas !