— N’avancez pas !... Ne me touchez pas !...
Cette fois elle avait peur, vraiment peur ! L’homme ne se possédait plus. Il n’écoutait rien, n’entendait rien. Il avançait mécaniquement, indéniablement, et cet automate aux yeux luisants avait quelque chose d’effrayant.
Pour lui échapper, Marianne tourna autour de la table, s’en fit un rempart. Son regard alors accrocha, près du surtout de table, une pesante salière d’or, véritable joyau ciselé représentant deux nymphes enlaçant une statue du dieu Pan. C’était une authentique œuvre d’art sans doute due au ciseau inimitable de Benvenuto Cellini, mais Marianne ne lui reconnut alors qu’une qualité : elle devait être lourde. D’une main nerveuse, elle s’en saisit et la lança en direction de son agresseur.
Un brusque mouvement de côté sauva celui-ci et la salière passant au ras de son oreille, alla s’écraser sur les dalles de marbre noir. Le but était manqué, mais, sans laisser à son ennemi le temps de réaliser, Marianne empoignait déjà, à deux mains, l’un des lourds chandeliers, sans même sentir la douleur de la cire brûlante coulant sur ses doigts.
— Si vous approchez, je vous assomme ! gronda-t-elle les dents serrées.
Docilement, il s’arrêta mais ce ne fut pas par prudence. Il n’avait pas peur, cela se voyait à son sourire gourmand, à ses narines frémissantes. Bien au contraire, il semblait goûter cette minute de violence comme si elle préludait pour lui à des moments d’intense volupté. Mais il ne dit rien.
Levant les bras, ce qui fit glisser ses manches pour découvrir de larges bracelets d’or dignes de parer un prince carolingien, il frappa simplement dans ses mains, par trois fois, tandis que Marianne demeurait interdite, le chandelier déjà levé au-dessus de sa tête, prête à frapper...
La suite fut rapide. Le chandelier fut arraché de ses mains puis quelque chose de noir et d’étouffant s’abattit sur sa tête tandis qu’une poigne irrésistible la renversait. Après quoi elle se sentit saisie aux épaules et aux chevilles et emportée comme un simple paquet.
Le voyage à travers plusieurs montées et descentes ne dura guère, mais parut interminable à Marianne qui se sentait suffoquer. Le tissu dont elle était enveloppée dégageait une odeur bizarre d’encens et de jasmin joints à une senteur plus sauvage. Pour y échapper. la prisonnière avait bien tenté de se débattre mais ceux qui la portaient semblaient doués d’une singulière vigueur et elle réussit tout juste à faire resserrer douloureusement les prises rivées à ses chevilles.
Elle sentit que l’on gravissait un dernier escalier, puis que l’on parcourait une certaine distance. Une porte grinça. Enfin il y eut la douceur de coussins moelleux sous le corps de Marianne et, presque en même temps, elle revit la lumière. Il était temps. L’étoffe qui l’aveuglait devait être singulièrement épaisse car l’air n’y pénétrait pas.
La jeune femme prit quelques profondes respirations puis, se redressant, chercha du regard ceux qui l’avaient apportée là. Ce qu’elle découvrit fut si étrange qu’elle se demanda un instant si elle n’était pas l’objet d’un rêve : debout à quelques pas du lit, trois femmes la regardaient avec curiosité, trois femmes comme elle n’en avait jamais vu.
Très grandes, identiquement vêtues de draperies bleu sombre rayées d’argent sous lesquelles de multiples bijoux s’entrechoquaient, elles étaient toutes trois aussi noires que l’ébène et si semblables l’une à l’autre que Marianne crut à une illusion due à la fatigue.
Mais l’une des femmes se détacha du groupe, glissa comme un fantôme vers la porte demeurée ouverte et disparut aussitôt. Ses pieds nus n’avaient fait aucun bruit sur le sol dallé de marbre noir et, sans le tintement argentin qui accompagnait ses mouvements, Marianne aurait pu croire à une apparition.
Cependant, les deux autres, sans plus s’occuper d’elle, se mirent à allumer de gros cierges de cire jaune fichés dans de hauts candélabres de fer posés à même le sol et les détails de la pièce, peu à peu, se révélèrent.
C’était une très grande chambre, à la fois somptueuse et sinistre. Les tapisseries qui pendaient des murailles de pierre étaient rebrodées d’or mais représentaient des scènes de carnage d’une violence presque insoutenable. Le mobilier composé d’un énorme coffre de chêne garni de serrures et de sièges d’ébène couverts de velours rouge était d’une raideur toute médiévale. Une lourde lanterne de bronze doré et de cristal rouge pendait des poutres du plafond mais ne portait aucune lumière.
Quant à la couche sur laquelle Marianne était étendue, c’était un immense lit à colonnes, assez grand pour contenir une famille entière, et tout enveloppé de pesantes courtines de velours noir doublé de taffetas rouge, assorties à la courtepointe brodée d’or. Le bas de ces rideaux se perdait dans les peaux d’ours noir qui couvraient les deux marches sur lesquelles le lit, comme un autel voué à quelque divinité démoniaque, était posé.
Pour secouer la pénible impression qui l’envahissait, Marianne voulut parler :
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?
Mais sa voix lui parut venir de très loin, dépasser à peine ses lèvres, exactement comme cela se produit dans les pires cauchemars. D’ailleurs, les deux Noires ne firent pas le moindre geste prouvant qu’elles avaient entendu. Les cierges étaient maintenant tous allumés et formaient des bouquets de flammes qui se reflétaient dans le dallage noir, luisant comme un lac sous la lune. Un autre chandelier, posé sur le coffre, s’était aussi éclairé.
La troisième femme revint bientôt, portant un plateau lourdement chargé qu’elle déposa sur le coffre.
Mais, quand elle s’approcha du lit en appelant les autres d’un geste autoritaire, Marianne vit que la ressemblance de ces femmes tenait surtout à une similitude de formes, de tailles et de costumes, car la dernière était beaucoup plus belle que ses compagnes. Chez elle, les caractères négroïdes, assez accentués chez les autres, s’affinaient et se stylisaient. Ses yeux froids, à la cornée bleutée, étaient bien fendus en amande et son profil, malgré la sensualité quasi animale des lèvres lourdement ourlées, aurait pu appartenir à quelque fille de pharaon. La femme en avait d’ailleurs la grâce orgueilleuse et l’autorité méprisante. Vue dans la lumière lugubre des cierges, elle formait avec ses compagnes un groupe étrange mais qui mettait bien en valeur son autorité : les deux autres étaient là pour lui obéir, cela se sentait.
D’ailleurs, sur un signe d’elle, Marianne fut de nouveau empoignée et remise debout. La belle Noire s’approcha et sans paraître même remarquer ses velléités de résistance, d’ailleurs instantanément maîtrisées, se mit à dégrafer la robe fripée de la jeune femme et la lui ôta. Elle la débarrassa également de sa lingerie et de ses bas.
Nue, Marianne fut transportée par ses deux gardiennes qui semblaient douées d’une force peu commune jusqu’à un tabouret placé au centre d’un bassin creusé à même le sol. Armée d’une éponge et d’un savon parfumé, la Noire se mit à la laver à grande eau mais sans prononcer une parole. Les tentatives de Marianne pour essayer de percer ce mutisme obstiné furent parfaitement infructueuses.
Pensant que peut-être ces femmes étaient aussi muettes que le beau Jacopo, Marianne se laissa faire sans protester davantage. Le voyage l’avait fatiguée.
Elle se sentait lasse et sale. Cette douche énergique était la bienvenue et Marianne se sentit mieux quand, après l’avoir vigoureusement séchée, la femme, dont les mains se firent soudain d’une étonnante douceur, se mit à enduire tout son corps d’une huile à l’odeur étrange et pénétrante qui ôta soudain toute fatigue à ses muscles. Puis ses cheveux dénoués furent brossés et rebrossés jusqu’à ce qu’ils crépitent sous le peigne.
La toilette terminée, Marianne fut de nouveau transportée sur le lit dont la couverture avait été faite, montrant des draps de soie pourpre. L’une des femmes apporta le plateau qu’elle déposa sur un petit meuble placé au chevet. Puis, se rangeant au pied du lit sur une seule ligne, les trois étranges caméristes s’inclinèrent légèrement d’un même mouvement et gagnèrent la sortie en file indienne.
Ce fut quand la dernière eut disparu que Marianne, trop surprise pour être capable de la moindre manifestation, s’aperçut qu’elles avaient emporté ses vêtements et qu’elle était abandonnée dans cette chambre sans autre voile que ses longs cheveux et, bien entendu, les différentes étoffes du lit dans lequel, d’ailleurs, on n’avait pas jugé bon de l’introduire.
L’intention qui avait conduit ces femmes à la laisser entièrement nue sur ce lit ouvert était si évidente qu’une brutale poussée de colère balaya d’un seul coup, chez Marianne, l’impression de bien-être physique qu’elle avait retiré de son bain. On l’avait préparée, déposée sur l’autel du sacrifice afin d’y accueillir le désir de l’homme qui se voulait son maître, comme jadis les vierges ou les génisses blanches offertes aux dieux barbares. Il ne manquait en vérité qu’une couronne de fleurs posée sur sa tête !...
Ces trois femmes noires devaient être des esclaves achetées par Damiani dans quelque comptoir africain mais il n’était pas difficile de deviner la place qu’occupait la plus belle auprès de ce misérable ! Malgré la douceur de ses gestes, ses yeux, tandis qu’elle prodiguait des soins attentifs au corps de la nouvelle venue, trahissaient des sentiments sur lesquels il était impossible de se tromper : cette femme la haïssait et voyait sans doute en elle une dangereuse rivale et la nouvelle favorite.
Le mot, en traversant l’esprit de Marianne, la fit rougir de honte et de fureur. Arrachant vivement l’un des draps de soie rouge, elle s’y enroula aussi étroitement qu’une momie dans ses bandelettes. Aussitôt, elle se sentit mieux, plus sûre d’elle-même. Quelle dignité, en effet, garder aux yeux d’un ennemi en exposant un corps aussi dévêtu que celui d’une esclave au marché ?
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