— Je n’ignore rien du tout ! Et il ne suffit pas, pour être un Sant’Anna, que le grand-père de mon époux ait engrossé une malheureuse à demi folle qui, d’ailleurs, n’a pu résister à son déshonneur ! Il faut un cœur, une âme, une classe ! Vous, vous n’êtes qu’un misérable indigne même du couteau qui l’égorgera, une bête puante...

— Assez !

Il avait hurlé, dans un paroxysme de fureur, et son visage empâté était devenu blême avec de vilaines infiltrations fielleuses mais le coup avait porté et Marianne le nota avec satisfaction.

Il haletait, comme si le souffle lui manquait. Et quand il parla de nouveau, ce fut d’une voix basse et feutrée, comme s’il étouffait.

— Assez ! répéta-t-il... qui vous a dit tout cela ? Comment... savez-vous ?

— Cela ne vous regarde pas ! Je sais, cela doit suffire !...

— Non ! Il faudra bien... qu’un jour vous me disiez ! Je saurai bien vous faire parler... car... maintenant c’est à moi que vous obéirez ! A moi, vous entendez ?

— Cessez de déraisonner et de retourner les rôles ! Pourquoi vous obéirais-je ?

Un mauvais sourire glissa comme une tache d’huile sur sa figure décomposée. Marianne attendit une réplique venimeuse. Mais, aussi subitement qu’elle était venue, la colère de Matteo Damiani tomba d’un seul coup. Sa voix reprit son registre normal, et ce fut d’un ton tout à fait neutre, presque indifférent, qu’il reprit :

— Excusez-moi. Je me suis laissé emporter mais il est des événements que. je n’aime pas évoquer.

— Peut-être mais cela ne me dit toujours pas ce que je fais ici et puisque, si je vous ai bien compris, je suis désormais... libre de ma personne, je vous serais reconnaissante de ne pas prolonger cet entretien sans objet et de prendre des dispositions pour que je quitte cette maison.

— Il ne saurait en être question. Vous ne pensez tout de même pas que j’ai pris la peine de vous faire amener jusqu’ici, au prix de beaucoup d’argent et de nombreuses complicités qu’il a fallu acheter jusque chez vos amis, pour le mince plaisir de vous apprendre que votre époux n’avait plus rien à faire avec vous ?

— Pourquoi non ? Je vous vois mal m’apprenant, par lettre, que vous avez assassiné le prince. Car c’est bien cela, n’est-ce pas ?

Damiani ne répondit pas. Nerveusement, il cueillit une rose dans le surtout et se mit à la tourner dans ses doigts d’un air absent, comme s’il cherchait une idée. Puis tout » à coup, il se décida :

— Entendons-nous bien, princesse, fit-il sur le ton morne d’un notaire s’adressant à un client, vous êtes ici pour remplir un contrat : celui-là même que vous aviez passé avec Corrado Sant’Anna.

— Quel contrat ? Si le prince est mort, le seul contrat existant, celui de mon mariage, est caduc, il me semble ?

— Non. On vous a épousée en échange d’un enfant, d’un héritier pour le nom et la fortune des Sant’Anna.

— J’ai perdu cet enfant accidentellement, s’écria Marianne avec une nervosité dont elle ne fut pas maîtresse, car le sujet lui était encore pénible.

— Je ne nie pas le côté accidentel et je suis persuadé qu’il n’y a pas eu de votre faute. Toute l’Europe a su combien avait été dramatique le bal de l’ambassade d’Autriche, mais en ce qui concerne l’héritier des Sant’Anna, vos obligations demeurent. Vous devez mettre au monde un enfant qui puisse, officiellement, continuer la famille.

— Peut-être auriez-vous pu avoir ce grand souci-là avant de supprimer le prince ?

— Pourquoi donc ? Il n’était d’aucune utilité sous ce rapport, votre mariage en est la meilleure preuve. Quant à moi, je ne peux malheureusement pas reprendre au grand jour le nom qui me revient de droit. Il me faut donc un Sant’Anna, un héritier...

Le cynisme et le détachement avec lesquels Matteo parlait du maître qu’il avait abattu indignaient Marianne en qui, d’ailleurs, une crainte imprécise s’infiltrait. Peut-être parce qu’elle avait peur de comprendre, elle s’obligea à l’ironie :

— Vous n’oubliez qu’un détail : cet enfant était celui de l’Empereur... et je ne pense pas que vous poussiez l’audace jusqu’à faire enlever Sa Majesté pour l’amener à moi, pieds et poings liés.

Damiani hocha la tête et s’avança vers la jeune femme qui recula d’autant.

— Non. Il nous faut renoncer à ce « sang impérial » qui avait si fort séduit le prince. Nous nous contenterons du sang familial pour cet enfant que je pourrai former à mon gré et dont j’administrerai avec bonheur les grands biens durant de longues années... un enfant qui me sera d’autant plus cher qu’il sera mien !

— Quoi !

— Ne faites pas semblant de vous étonner : vous avez fort bien compris. Tout à l’heure, vous m’avez traité de misérable, madame, mais les insultes ne peuvent ni effacer ni même rabaisser un sang tel que le mien ; même s’il vous plaît de le nier, je n’en suis pas moins le fils du vieux prince, l’oncle du pauvre insensé que vous aviez épousé. C’est donc moi, Princesse, moi votre intendant, qui vous ferai cet enfant !

Suffoquée par une telle impudence, la jeune femme eut besoin d’un instant pour retrouver l’usage de la parole. Son jugement de tout à l’heure était erroné : cet homme n’était rien d’autre qu’un fou dangereux ! Il suffisait de le voir croiser et décroiser ses gros doigts, tout en passant machinalement sa langue sur ses lèvres, à la manière d’un chat qui se pourlèche, pour s’en convaincre. C’était un maniaque, prêt à n’importe quel crime pour assouvir un orgueil et une ambition démesurés, sans même parler de ses instincts !...

Elle prit soudain conscience de sa solitude en face de cet homme ; plus fort qu’elle, évidemment, et qui, sans doute, possédait des complices dans cette maison trop silencieuse, ne fût-ce que l’affreux Giuseppe... Il avait tout pouvoir sur elle, même celui de la forcer. Sa seule chance était, peut-être, de l’intimider.

— Si vous vouliez réfléchir un instant, vous verriez tout de suite que ce projet insensé est irréalisable. Si je suis revenue en Italie c’est sous la protection spéciale de l’Empereur et dans un but bien défini qu’il ne m’appartient pas de vous révéler. Mais soyez certain qu’à l’heure présente, on me cherche, on s’inquiète de moi. Bientôt, l’Empereur sera averti. Espérez-vous lui faire admettre une disparition de plusieurs mois, de ma part, suivie d’une naissance plus que suspecte ? On voit bien que vous ne le connaissez pas et, si j’étais vous, j’y regarderais à deux fois avant de me faire un ennemi de cette taille !

— Loin de moi la pensée de méconnaître la puissance de Napoléon ! Mais les choses se passeront beaucoup plus simplement que vous ne l’imaginez : l’Empereur recevra très prochainement une lettre du prince Sant’Anna le remerciant chaleureusement d’avoir bien voulu lui rendre une épouse devenue infiniment chère à son cœur, et lui annonçant leur départ commun pour l’une de ses possessions lointaines afin d’y goûter enfin les délices d’une lune de miel trop longtemps différée.

— Et vous vous imaginez qu’il se contentera de cela ? Il n’ignore rien des circonstances anormales de mon mariage. Soyez sûr qu’il fera faire une enquête et, si éloignée que soit la destination annoncée, l’Empereur en vérifiera la véracité. Il n’avait aucune confiance dans le sort que l’on me réservait ici...

— Peut-être, mais il faudra bien qu’il se contente de ce qu’on lui dira... d’autant plus qu’un mot de vous, un mot enthousiaste naturellement, lui confirmera votre bonheur et implorera son pardon. J’ai, entre autres dépenses, acquis les services d’un fort habile faussaire ! Les artistes pullulent toujours à Venise, mais ils meurent de faim ! L’Empereur comprendra, croyez-moi : vous êtes assez belle pour justifier toutes les folies, même celle que je commets en ce moment ! Le plus simple, en effet, ne serait-il pas pour moi de vous tuer, puis, dans quelques mois, de produire un enfant nouveau-né dont la naissance aurait coûté la vie à sa mère ? Avec une parfaite mise en scène, cela passerait sans peine. Seulement, depuis le jour où ce vieux fou de cardinal vous a menée à la villa, je vous désire comme je n’ai jamais désiré personne. Ce soir-là, souvenez-vous, j’étais caché dans votre cabinet de toilette tandis que vous quittiez vos vêtements... votre corps n’a pas de secret pour mes yeux, mais mes mains n’en connaissent pas encore les courbes. Et, depuis votre départ, je n’ai vécu que dans l’attente du moment qui vous ramènerait ici... à ma merci. L’enfant que je veux, c’est ce beau corps qui me le donnerait... Cela valait bien, n’est-ce pas, la peine de tout risquer ?... même le mécontentement de votre empereur ! Avant qu’il ne vous trouve, s’il y parvient, je vous aurai possédée des dizaines de fois et l’enfant mûrira en vous sous mes yeux !... Ah ! comme je vais être heureux !...

Il avait repris, lentement, sa marche vers elle. Ses mains, chargées de pierreries, se tendaient, en frémissant, vers la mince forme de la jeune femme qui, révulsée à la simple idée de leur contact, cherchait désespérément une issue en reculant vers les ombres de la salle. Mais il n’y en avait pas d’autre que les deux portes déjà mentionnées...

Néanmoins, elle essaya d’atteindre celle par laquelle elle était entrée. Il était possible qu’elle ne fût pas fermée à clé... qu’en agissant rapidement la fuite fût possible, même s’il lui fallait se jeter dans l’eau noire du rio. Mais son ennemi devina sa pensée. Il éclata de rire :

— Les portes ? Elles ne s’ouvrent que sur mon ordre ! Inutile de compter dessus ! Vos jolis doigts s’y briseraient vainement !... Allons, belle Marianne, où sont votre logique et votre sens des réalités ? N’est-il pas plus sage d’accepter ce que l’on ne peut éviter, surtout lorsque l’on a tout à gagner ? Qui vous dit qu’en vous rendant à mon désir vous ne ferez pas de moi le plus obéissant des esclaves... comme l’avait fait jadis dona Lucinda ? Je connais l’amour... jusque dans ses plus affolants secrets. C’est elle qui me les a appris. A défaut de bonheur, vous aurez le plaisir...