Malgré sa volonté, la jeune femme sentit l’appréhension lui griffer le cœur. Elle réalisait maintenant que, si sa curiosité naturelle la poussait avec insistance à percer le mystère dont s’entourait son étrange époux, elle avait toujours craint, instinctivement et depuis la nuit ensorcelée, de se trouver en face de lui, seule avec lui ! Et pourtant, cette table fleurie n’annonçait pas des intentions bien redoutables ! C’était une table mise pour séduire... presque une table d’amoureux.
La porte par laquelle Marianne était entrée se referma avec le même grincement. Au même instant une autre porte, étroite et basse celle-là, s’ouvrit au flanc de la cheminée, lentement, très lentement, comme au théâtre dans un drame bien réglé.
Figée sur place, les yeux agrandis, les tempes moites et les doigts crispés, Marianne la regarda tourner sur ses gonds comme elle eût regardé la porte d’un tombeau sur le point de livrer passage à un spectre.
Une silhouette brillante apparut à contre-jour, trop loin de la table pour être bien visible, éclairée seulement de dos par la lumière de la pièce voisine : celle d’un homme corpulent, vêtu d’une longue robe tissée d’or. Mais Marianne vit tout de suite que ce n’était pas la forme élégante du maître d’Ilderim. Celle-là était plus courte, plus lourde, moins noble. Elle pénétra dans l’immense salle à manger et la jeune femme, incrédule et indignée, regarda Matteo Damiani, vêtu comme un doge, s’approcher du foyer lumineux de la table.
Il souriait...
3
LES ESCLAVES DU DIABLE
Les mains enfouies dans les larges manches de sa dalmatique, l’intendant et homme de confiance du prince Sant’Anna vint, d’un pas solennel, jusqu’à l’une des grandes chaises rouges qui marquaient les places à table, posa sur le dossier une main couverte de bagues et désigna l’autre d’un geste qui se voulait noble et courtois. Le sourire qu’il arborait paraissait appliqué sur son visage à la manière d’un masque.
— Asseyez-vous, je vous en prie, et soupons ! Ce long voyage a dû vous fatiguer.
Un instant, Marianne crut que ses yeux et ses oreilles lui jouaient un mauvais tour, mais elle se convainquit rapidement qu’elle n’était pas aux prises avec un rêve grotesque.
C’était bien Matteo Damiani qui se trouvait là, en face d’elle, le serviteur équivoque et dangereux dont elle avait bien failli devenir la victime au cours d’une nuit affreuse.
C’était la première fois qu’elle le revoyait depuis ce moment affolant où, en transe, il avait marché sur elle, les mains en avant, le meurtre dans ses yeux qui n’avaient plus rien d’humain. Sans l’irruption d’Ilderim et de son tragique cavalier...
Mais, à évoquer ce terrible souvenir, la peur de la jeune femme faillit bien se changer en panique. Il lui fallut faire, sur elle-même, un effort inouï pour non seulement lui résister mais encore réussir à la cacher. Avec un homme de cette sorte, dont elle connaissait l’inquiétant passé, sa seule chance de s’en tirer était justement de cacher la terreur qu’il lui inspirait. S’il s’apercevait qu’elle le craignait, son instinct lui soufflait qu’elle était perdue.
Elle ne comprenait pas encore ce qui s’était passé, ni par quelle espèce de magie Damiani pouvait se pavaner ainsi, en costume de doge (elle avait remarqué cette robe fastueuse dans l’un des portraits du vestibule) au cœur d’un palais vénitien et s’y donner des airs de maître, mais l’heure n’était pas aux devinettes.
Instinctivement, la jeune femme passa à l’attaque.
Croisant calmement les bras sur sa poitrine, elle dévisagea le personnage avec un clair dédain. Entre leurs longs cils ses yeux s’étrécirent jusqu’à n’être plus que de minces et brillantes fentes vertes.
— Le carnaval se poursuit-il jusqu’en mai, à Venise, demanda-t-elle sèchement, ou bien allez-vous au bal masqué ?
Surpris, peut-être par l’ironie du ton, Damiani eut un petit rire, mais ne s’attendant pas à être attaqué sur ce point, il jeta sur son costume un regard incertain, presque gêné !
— Oh ! cette robe ? Je l’ai mise pour vous faire honneur, Madame, de même que j’ai fait dresser cette table afin de vous fêter et de donner à votre arrivée dans cette maison le maximum d’éclat. Il m’a semblé...
— Je ? coupa Marianne. J’ai sans doute mal entendu ou bien vous oubliez-vous au point de vous substituer à votre maître ? Et, en passant, voulez-vous me dire qui vous a permis de vous adresser à moi à la seconde personne, comme si j’étais votre égale ? Reprenez-vous, mon ami, et, d’abord, dites-moi où est le prince ? Et comment se fait-il que dona Lavinia ne soit pas encore venue me recevoir ?
L’intendant tira la chaise placée devant lui et s’y laissa tomber si lourdement qu’elle gémit sous son poids. Il avait grossi depuis la nuit terrible où, dérangé dans ses pratiques occultes, il avait tenté, dans sa fureur, de tuer Marianne. Le masque romain qui conférait alors à son visage une certaine distinction s’amollissait dans la graisse et ses cheveux, naguère encore si épais, se clairsemaient dangereusement tandis que, sous les bagues qui les couvraient avec une prétentieuse profusion, ses doigts se boudinaient. Mais le ridicule de ce gros homme vieillissant s’arrêtait à son regard pâle et impudent qui ne prêtait nullement à rire.
« Le regard d’un serpent ! » songea la jeune femme avec un frisson de répulsion devant la froide cruauté qu’il exprimait.
Le sourire de tout à l’heure s’était effacé comme si Matteo jugeait inutile de se donner encore la peine de feindre. Marianne sut qu’elle avait, en face d’elle, un implacable ennemi. Aussi fut-elle très peu surprise de l’entendre grommeler :
— Cette sotte de Lavinia ! Vous pouvez prier pour elle si le cœur vous en dit ! Pour moi, j’étais excédé de ses jérémiades et de ses grands airs de sainte... je l’ai...
— Vous l’avez tuée ? gronda Marianne, à la fois indignée et envahie d’une peine aussi amère qu’inattendue car elle ne croyait pas avoir laissé la douce femme de charge prendre une telle place dans son cœur. Vous avez été assez abject pour vous attaquer à cette sainte femme qui n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit ? Et le prince ne vous a pas fait abattre comme le chien enragé que vous êtes ?
— Il aurait fallu pour cela qu’il en eût la possibilité, s’emporta Damiani en se levant si brusquement que la table, cependant lourdement chargée, vacilla et que les objets d’or s’entrechoquaient. J’avais commencé par me débarrasser de lui ! Il était grand temps, pour moi, de reprendre la place qui m’était due, la première ! ajouta-t-il en ponctuant chaque mot d’un coup de poing.
Cette fois, le coup porta. Si rudement même que Marianne recula, comme sous un choc brutal, avec un gémissement d’horreur !
Mort ! Son étrange époux était mort ! Mort, le prince au masque blanc ! Mort l’homme qui, un soir d’orage, avait pris dans la sienne sa main tremblante, mort le merveilleux cavalier que, du fond de sa crainte et de son incertitude, elle avait admiré ! Ce n’était pas possible ! Le destin ne pouvait pas lui jouer ce tour de mauvais bateleur.
D’une voix blanche mais tranchante elle affirma :
— Vous mentez !
— Pourquoi donc ? Parce qu’il était le maître et moi l’esclave ? Parce qu’il m’imposait une vie humiliée, servile, indigne de moi ? Voulez-vous me dire quelle raison valable pouvait me retenir de supprimer ce fantoche ? Je n’ai pas hésité un instant à tuer son père parce qu’il avait assassiné la femme que j’aimais ! Pourquoi donc l’aurais-je épargné, lui qui avait été la cause première de ce crime ? Je l’ai laissé vivre tant qu’il ne me gênait pas, tant que je n’étais pas prêt ! Voici peu de temps, il s’est mis à me gêner !
Un affreux sentiment d’horreur, de répulsion, de déception aussi et, chose étrange, de pitié et de chagrin envahit la jeune femme. Tout cela était absurde, grotesque et profondément injuste. L’homme qui, spontanément, avait accepté de donner son nom à une inconnue enceinte d’un autre, fût-ce d’un empereur, l’homme qui l’avait accueillie, comblée de luxe et de trésors, sauvée en outre de la mort, ne méritait pas de tomber sous les coups d’un fou sadique.
Un instant, grâce à l’infaillible fidélité de sa mémoire, elle revit, fuyant parmi les ombres du parc, la double silhouette du grand étalon blanc et de son silencieux cavalier. Quelle qu’ait pu être la disgrâce cachée de l’homme, il réalisait alors, avec l’animal, une image d’une extraordinaire beauté, faite à la fois de force et d’élégance, qui s’était gravée dans son esprit. Et la pensée que cette image inoubliable venait d’être détruite à jamais par la faute d’un misérable perdu de vices et de crimes fut à ce point intolérable à Marianne qu’elle chercha instinctivement, autour d’elle, une arme quelconque. Elle voulait faire justice, immédiatement, de ce meurtrier. Elle le devait à celui dont elle savait, maintenant, qu’elle n’avait jamais rien à redouter et que peut-être, il l’avait aimée ! Qui pouvait dire s’il n’avait pas payé de sa vie son intervention dans la nuit du parc ?
Mais les élégants couteaux à lame d’or qui brillaient sur la table ne pouvaient être d’aucun secours. Il ne restait, pour le moment, à la princesse Sant’Anna que la seule parole pour essayer de frapper ce misérable, la parole à laquelle, cependant, il ne devait pas être fort sensible. Mais la suite viendrait. Cela, Marianne en faisait tout bas le serment solennel. Elle vengerait son époux...
— Assassin ! cracha-t-elle enfin avec un immense dégoût. Vous avez osé abattre l’homme qui vous faisait confiance, celui qui s’était si totalement remis entre vos mains, votre maître !
— Il n’y a plus ici d’autre maître que moi ! cria Damiani d’une curieuse voix de fausset. C’est le juste retour des choses car j’avais infiniment plus de droit au titre de prince que ce malheureux rêveur ! Vous l’ignorez, pauvre sotte, et c’est là votre excuse, ajouta-t-il avec une suffisance qui porta à son comble l’exaspération de la jeune femme, mais je suis, moi aussi, un Sant’Anna ! Je suis...
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