Il n’y avait pas non plus, à portée de sa main, la moindre chose qui lui permît d’écrire, de griffonner à l’intention du pêcheur un appel au secours sur le bois du bateau... en admettant toutefois qu’il sût lire !
Et le jour tomba sans que Marianne eût trouvé le moyen de communiquer avec son étrange amoureux. Assis entre eux deux sur un tas de cordages, Giuseppe avait tourné et retourné son pistolet dans ses mains durant une grande heure, comme s’il devinait qu’une menace planait sur lui. En vérité, toute tentative eût été mortelle pour l’un comme pour l’autre...
La mort dans l’âme, Marianne vit, au crépuscule, l’ancre se relever et la tartane s’engager dans la passe. Malgré l’angoisse qui l’étreignait, la jeune femme ne put retenir une exclamation admirative : l’horizon s’était chargé d’une étonnante fresque bleue et violette où s’attardaient des touches d’or pourpré. C’était comme une couronne aux fantastiques fleurons posée sur la mer, mais une couronne qui lentement s’enfonçait dans la nuit.
L’obscurité tombait vite. Elle était presque totale quand la tartane doubla l’île de San Giorgio et s’engagea dans le canal de la Giudecca. Voilure réduite, elle n’avançait plus qu’à très petite vitesse, cherchant peut-être à passer aussi inaperçue que possible. Marianne, elle, retenait son souffle. Elle avait conscience d’être désormais enfermée dans Venise comme dans un poing fermé et c’était avec une avidité douloureuse qu’elle regardait les grands vaisseaux aux fanaux allumés qui, sitôt passée la Douane de Mer, ses colonnes blanches et sa Fortune dorée, somnolaient au pied de la coupole aérienne et des volutes aux pâleurs d’albâtre de la Salute, dans l’attente des lendemains chargés de vents marins qui les emporteraient loin de cette dangereuse sirène de pierre et d’eau.
Le petit navire vint mouiller à l’écart du quai, près d’un groupe de bateaux de pêche, et Marianne, profitant de ce que Giuseppe s’éloignait enfin pour se pencher sur la lisse, s’approcha vivement de Jacopo occupé à ferler ses voiles et posa sa main sur son bras. Il tressaillit, la regarda puis, abandonnant ses toiles, chercha aussitôt à l’attirer à lui.
Elle secoua la tête, doucement, puis eut un geste violent du bras, désignant le dos de Giuseppe, essayant de faire comprendre qu’elle voulait être débarrassée de lui très vite... tout de suite !
Elle vit alors Jacopo se raidir, regarder tour à tour l’homme auquel, sans doute, il devait obéir et la femme qui le tentait. Il hésitait, visiblement partagé entre sa conscience et son désir... Il hésita une seconde de trop : déjà Giuseppe se retournait, revenait vers Marianne.
— Si Madame veut se donner la peine, murmura-t-il, la gondole l’attend et nous devons nous hâter...
Deux têtes, en effet, apparaissaient au-dessus du bordage. La gondole devait être tout contre la tartane et, désormais, il était trop tard puisque Giuseppe avait du renfort.
Avec un haussement d’épaules dédaigneux, Marianne tourna le dos à ce garçon devenu d’un seul coup sans le moindre intérêt, alors qu’un instant elle avait été jusqu’à envisager de se donner à lui en échange de sa liberté, sans plus hésiter que jadis sainte Marie l’Egyptienne envers les bateliers dont elle avait besoin.
Le long de la tartane, en effet, une mince gondole noire attendait. Sa proue relevée et les dents d’acier qui l’armaient la faisaient ressembler à quelque minuscule drakkar.
Sans même un dernier regard à la tartane, Marianne escortée de Giuseppe alla s’installer dans le felze, sorte de boîte noire garnie de rideaux, où les passagers prenaient place dans un large fauteuil bas à double dossier, et la gondole, sous l’impulsion des longs avirons, glissa sur l’eau noire. Elle s’engagea dans un étroit canal au flanc de la Salute dont la croix d’or continuait de veiller silencieusement sur la santé de Venise depuis la grande peste du XVIIe siècle.
Giuseppe se pencha et voulut tirer les rideaux de cuir noir :
— Que craignez-vous ? coupa Marianne avec dédain.
Je ne connais pas cette ville et personne ne m’y connaît ! Laissez-moi au moins la regarder !
Giuseppe hésita un instant puis, avec un soupir résigné, vint reprendre sa place aux côtés de la jeune femme, laissant les rideaux dans leur position première.
La gondole tourna et se lança sur le Grand Canal. Cette fois, Marianne s’aperçut que le magnifique fantôme était une cité vivante. De nombreuses lumières brillant aux vitres des palais, chassaient, par endroits, les ténèbres. L’eau miroitante, alors, étincelait de paillettes d’or. Par les fenêtres ouvertes sur la douceur de cette nuit de mai, les échos des conversations, les accords de musique s’évadaient pour peupler la nuit. Un grand palais gothique ruisselait de lumières sur un air de valse auprès d’un jardin dont les retombées luxuriantes trempaient dans le canal. Une troupe de gondoles attachées ensemble dansait au rythme des violons, devant les marches majestueuses d’un escalier qui semblait monter des profondeurs mêmes des flots.
Du fond de son réduit obscur, la prisonnière de Giuseppe aperçut des femmes en toilettes brillantes, des hommes élégants mêlés à des uniformes de toutes couleurs dont le blanc autrichien n’était pas exclu. Elle crut sentir les parfums, entendre les éclats de rire. Une fête !... La vie, la joie !... Et puis, tout à coup, il n’y eut plus rien que la nuit et une vague odeur de vase : la gondole, tournant brusquement, s’était engagée dans un mince rio encaissé entre les façades muettes.
Comme dans un mauvais rêve, Marianne aperçut des fenêtres grillées, des portes blasonnées, des murs lépreux parfois, mais aussi des ponts gracieux sous lesquels la gondole glissait comme un fantôme.
Enfin, il y eut au bord d’un petit quai, dans une rouge muraille crêtée de lierre noir, le linteau fleuronné d’un petit portail de pierre entre deux barbares lanternes de fer forgé.
Le frêle bateau s’arrêta. Marianne comprit que, cette fois, c’était bien là le but du voyage et son cœur manqua un battement... Elle était, à nouveau, chez le prince Sant’Anna.
Mais, cette fois, aucun serviteur ne l’attendait sur le perron verdi dont les marches plongeaient dans l’eau, ni dans l’étroit jardin où, autour d’un puits ciselé comme un coffret, une végétation drue semblait jaillir des antiques pierres elles-mêmes. Personne non plus sur le bel escalier rampant vers les minces colonnettes d’une galerie gothique derrière laquelle les bleus et les rouges d’un vitrail éclairé brillaient comme des joyaux. Sans cette lumière, on eût pu s’imaginer que ce palais était vide...
Pourtant, en escaladant les marches de pierre, Marianne, curieusement, retrouva d’un seul coup tout son courage et toute sa combativité. Il en allait toujours ainsi pour elle : la proximité immédiate du danger la galvanisait et lui rendait un équilibre que l’attente et l’incertitude lui enlevaient. Et elle savait, elle sentait, dans son instinct quasi animal, qu’une menace était cachée derrière les grâces de cette demeure d’un autre âge... ne fût-ce que le souvenir effrayant de Lucinda, la Sorcière, dont, selon toute probabilité, elle avait été autrefois la maison.
Si Marianne se souvenait bien de ce que lui avait dit Eleonora, c’était là le palais Soranzo, la maison natale de la terrible princesse. Et la jeune femme se prépara à lutter !
La somptuosité du vestibule qui s’ouvrit devant elle lui coupa le souffle. De grands fanaux dorés, magnifiquement ouvragés et provenant visiblement d’anciennes galères, faisaient chatoyer les marbres multicolores d’un dallage, fleuri comme un jardin persan, et les ors d’un plafond à longues poutres enluminées. Le long des murs, couverts d’une série de grands portraits, d’imposants bancs de bois armoriés alternaient avec des consoles de porphyre où se gonflaient les voiles des caravelles en réduction. Quant aux portraits, ils montraient tous des hommes ou des femmes vêtus avec une incroyable magnificence. Il y avait même ceux de deux doges en grand costume, le corno d’or en tête, l’orgueil sur le visage...
La vocation maritime de cette galerie était évidente et Marianne éblouie se surprit à penser que Jason, ou Surcouf, eussent aimé peut-être cette maison vouée à la mer. Malheureusement, elle était silencieuse comme une tombe.
Aucun bruit ne s’y faisait entendre, sinon celui des pas des arrivants. Et cela se révéla bientôt si angoissant que Giuseppe lui-même y parut sensible. Il toussota, comme pour se donner du courage, puis, marchant vers une porte à double battant située vers le milieu de la galerie, il chuchota comme dans une église :
— Ma mission s’achève ici, Excellenza ! Puis-je espérer que Madame ne gardera pas un trop mauvais souvenir...
— De ce délicieux voyage ? Mais, mon ami, soyez assuré que je m’en souviendrai toujours avec le plus vif plaisir !... si j’ai le temps de me souvenir de quelque chose ! ajouta-t-elle avec une ironie amère.
Giuseppe ne répondit pas, courba le dos et se retira. Cependant, la porte s’ouvrait en grinçant un peu, mais apparemment, sans le secours d’aucune main humaine.
Dressée au milieu d’une salle aux imposantes dimensions, une table apparut, toute servie et d’un luxe inouï. C’était un véritable parterre d’or : or des assiettes ciselées, des couverts, des gobelets émaillés, des flacons incrustés, du surtout garni d’admirables roses pourpres, et des grands chandeliers dont les branches se déployaient gracieusement, avec leur charge de bougies allumées, au-dessus de cette splendeur presque barbare mais qui centralisait la lumière, laissant dans l’ombre les murs tendus d’anciennes tapisseries et les sculptures précieuses de la grande cheminée.
C’était une table mise pour un repas de fête mais Marianne tressaillit en constatant qu’il n’y avait que deux couverts. Ainsi donc... le prince avait finalement décidé de se montrer. Sinon, quelle autre signification donner à ces deux couverts ? Et elle allait, enfin, se trouver en face de lui, le voir dans sa réalité peut-être atroce ?... Ou bien porterait-il encore son masque blanc en prenant place ici tout à l’heure ?
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