Sous l’insulte, le jeune homme réagit tout de même :

— Je suis aussi vaillant que vous, messire, mais j’ai parfaitement le droit de refuser un trône où je ne me sentirais pas à l’aise et qui ne m’intéresse pas ! Ma belle épouse ne le souhaite pas davantage.

— Parce que vous vous mettez en travers, intervint Raymond de Tripoli. Mais songez-y, ce n’est pas vous que nous allons élire roi, mais bien elle. Si vous vous refusez à tenir noblement le rôle qui sera le vôtre, nous vous démarierons tout simplement pour donner sa main royale à qui saura en être digne ! Ce que vous n’êtes pas !

— Vous n’êtes même pas capable de lui donner des enfants et vous êtes mariés depuis plus de deux ans ! renchérit Balian avec mépris.

— J’aurai des enfants quand je voudrai, hurla le jeune homme hors de lui. Quant à la couronne, si vous comptez sur le Patriarche pour la lui poser sur la tête, vous perdez votre temps ! Il n’acceptera jamais.

— L’évêque de Bethléem peut suppléer ce Patriarche indigne. Dès son arrivée nous procéderons à l’élection de dame Isabelle car nombreux sont ici ceux qui la veulent pour reine. Et il sera ici ce soir !

Le vieux prélat et sa suite entrèrent en effet dans Naplouse quelques heures plus tard, sous les acclamations de la population. Le lendemain, après qu’il eut pris quelque repos, les hauts barons où se voyaient tous ceux qui avaient servi Amaury et Baudouin avec honneur, et qui étaient la majorité de la noblesse franque, se réunissaient dans la grande salle du palais, chacun à sa place et sous ses couleurs comme naguère encore au palais de Jérusalem. Au fond, un trône vide attendait la jeune femme destinée à y prendre place. Et devant ce trône, près duquel l’évêque était assis, Raymond de Tripoli se tenait debout.

Quand tous furent là, il ordonna que l’on fit venir la princesse et son époux.

Elle vint, accompagnée de sa mère, l’ex-reine Marie, qui lui donnait la main et semblait la soutenir. Isabelle, en effet, était très pâle dans les robes byzantines violet foncé, mais raides et brillantes des joyaux qu’elle avait choisi de porter à nouveau en cet instant.

Une vibrante acclamation la salua qui ne lui arracha pas un sourire. Les deux femmes s’avancèrent jusqu’à l’évêque et s’inclinèrent pour recevoir sa bénédiction, puis la mère lâcha la main de sa fille après l’avoir pressée un instant :

— Courage ! Il faut le leur dire !

Mais Isabelle éclata en sanglots et cacha son visage dans ses mains, incapable d’articuler une parole.

— Dire quoi ? demanda le comte de Tripoli, l’œil orageux.

Prenant Isabelle dans ses bras afin qu’elle pût pleurer contre son épaule, Marie parla d’une voix haute et claire, vibrante d’indignation :

— Que cette nuit, sire Onfroi a quitté ce palais en secret pour se rendre à Jérusalem. Il est allé dire à la princesse Sibylle qu’on veut le faire roi de force et qu’il n’y consentira jamais… qu’il lui demande sa protection… et de le tenir comme son meilleur ami !

Un grondement de colère secoua l’assemblée qui éclata en imprécations. Ce fut comme un vent de tempête balayant la vaste salle, faisant voler les soies multicolores des bannières au bout de leurs hampes. Debout au milieu du tumulte, Raymond de Tripoli ferma les yeux un instant, accablé sous le poids de la catastrophe. Quand il les rouvrit, la reine Marie entraînait doucement sa fille hors de l’assemblée. Le cœur d’Isabelle battait à tout rompre sous les perles de son corsage. Elle se sentait malade de honte et de douleur. Pourtant, cette nuit, elle s’était bien battue pour empêcher Onfroi d’accomplir un forfait qui allait le mettre au ban de ses pairs, mais en vain. Il avait beaucoup trop peur ! Tout ce qu’elle avait pu faire était de refuser de le suivre. Encore avait-elle dû jurer sur la Croix de ne pas révéler sa fuite avant l’assemblée du lendemain, quand il ne serait plus possible de le rattraper.

Cependant Raymond de Tripoli reprenait la parole après avoir attendu que revienne un semblant de silence :

— Sibylle va être couronnée, messeigneurs, si elle ne l’est déjà, et désormais nous sommes tous en danger. Moi surtout que les Courtenay et le Maître du Temple ont toujours poursuivi d’une haine tenace. Je vais gagner mon fort château de Tibériade où sont mon épouse et ses quatre fils, et je n’en bougerai plus. Dieu protège le royaume, qui lui aussi est en danger de mort !

On sut plus tard qu’arrivé chez lui, il avait entamé des pourparlers avec Saladin au cas où la nouvelle reine le ferait attaquer. Ce qui était quand même une curieuse façon de comprendre les intérêts du royaume franc. Mais il avait toujours pratiqué une politique d’entente avec l’Islam – celle-là même des rois quand il s’agissait de défendre les souverains d’Alep et de Mossoul contre les appétits du conquérant ! – et comptait quelques émirs parmi ses amis, même si cela ressemblait un peu à une trahison.

À Jérusalem, l’arrivée d’Onfroi de Toron dégoulinant d’une écœurante bonne volonté dans l’espoir qu’on les laisserait vivre en paix, lui et sa femme, avait apporté un sérieux soulagement. On le traîna aussitôt chez Roger des Moulins qui tenait bon dans son refus de livrer la troisième clef.

— Voilà, noble Maître ! fit Jocelin de Courtenay. Il n’y a plus en lice qu’une seule reine et vous n’avez plus, vous, la moindre raison de vous opposer à son couronnement.

Roger des Moulins ne répondit rien. Il tourna les talons, les mains au fond des manches de sa grande robe noire frappée d’une croix blanche, mais revint un instant après. Il jeta une clef aux pieds du Sénéchal avec une grimace de dégoût avant de se retirer de nouveau. En quittant le couvent, Courtenay entendit les voix graves des Hospitaliers qui chantaient un sombre Miserere… Et il ne put s’empêcher de frissonner.

Mais les invitations à venir assister au couronnement étaient parties à travers la Palestine en dépit du fait que, s’appuyant sur le testament formel du roi lépreux, les barons de Naplouse avaient envoyé au Patriarche une interdiction de procéder au couronnement. Il eut lieu cependant…

Dans l’église du Saint-Sépulcre rayonnant de milliers de cierges, Héraclius posa sur la tête blonde d’une Sibylle éclatante de joie et d’orgueil la couronne qu’elle désirait tant. Aussitôt après, elle l’ôta et appela son époux en disant :

— Seigneur, venez et recevez cette couronne car je ne sais à qui je pourrais la mieux offrir !

Guy de Lusignan s’agenouilla devant elle et, d’un joli geste tendre, elle lui posa le lourd cercle d’or sur la tête au milieu des acclamations de l’assistance.

Au premier rang, Renaud de Châtillon faisait contre mauvaise fortune bon visage. Au fond, ce roi-là qu’à juste titre il jugeait incapable ne le gênerait pas beaucoup. Il y avait aussi, bien entendu, Gérard de Ridefort. Celui-là éclatait d’une joie mauvaise, savourant déjà la vengeance qu’il espérait tirer avant peu de son ennemi Raymond de Tripoli.

— Cette couronne-là vaut bien l’héritage de Lucie de Botron ! murmura-t-il entre ses dents.

Quant au Sénéchal, il observait avec une sombre joie. Il n’y aurait plus, à l’avenir, aucun obstacle à son avidité, et il escomptait déjà les terres et les richesses qu’il se ferait donner. Cette belle couronne dont Sibylle était si fïère, n’était-ce pas à lui qu’elle la devait ? Lui qui avait empoisonné le petit Baudouin pour arracher la régence à Raymond de Tripoli ?

Sensuelle, languide et affreusement coquette, Sibylle était en outre trop paresseuse pour faire une bonne mère : elle ne s’usait pas les yeux à pleurer son fils contrairement à Agnès pour qui la mort de l’enfant était une vraie blessure, mais celle-ci ne représentait plus grand-chose. Minée par une mystérieuse maladie contractée peut-être auprès d’un amant de rencontre, elle s’en allait vers le trépas avec une résignation née tout entière dans son désir de rejoindre son petit-fils. Mais sans se soucier d’elle, Sibylle exultait, visiblement heureuse de se parer des joyaux de la couronne et de l’apparat attaché à une royauté dont elle n’appréciait que le côté extérieur. Les affaires sérieuses l’ennuyaient, et en couronnant « Guion », elle lui avait certes donné une preuve d’amour mais en même temps elle s’était débarrassée de tout souci sur ses larges épaules. Or, Jocelin de Courtenay savait que, si le nouveau roi pouvait être vaillant au combat, il était presque aussi benêt qu’Onfroi de Toron. Il y avait donc de beaux jours à vivre pour un homme subtil et entreprenant.

Sibylle une fois sacrée il fallut bien que les hauts barons vinssent à composition et lui rendissent l’hommage. Seuls s’en abstinrent Raymond de Tripoli toujours enfermé dans Tibériade, et Balian d’Ibelin incapable d’accepter cette violation flagrante du testament de Baudouin IV. Renaud de Châtillon, lui, ne s’attarda pas : il avait mieux à faire dans son repaire du Moab à présent qu’il n’avait plus rien à craindre des reproches du lépreux… Il repartit avec dame Etiennette sans plus se soucier d’Onfroi dont il n’avait pas caché à son épouse combien sa conduite l’écœurait :

— Un pleutre, un lâche, un mouton ne demandant qu’à se laisser tondre et pleurnicher dans les jupes des femmes ! Eh bien, qu’il y reste !

En revanche, il aurait voulu ramener Isabelle, mais Etiennette prenant une facile revanche lui avait fait entendre fort sèchement que la place d’une femme était auprès de son époux et qu’elle devait le suivre où qu’il aille. Isabelle rentrerait au Krak avec Onfroi ou n’y reviendrait pas. Et Renaud, quelque envie qu’il en eût, n’osa pas insister. Il savait par expérience de quelle trempe était faite sa femme et n’aimait pas du tout certaine façon qu’elle avait de fermer à demi les paupières pour dissimuler l’inquiétant éclair de ses yeux. D’ailleurs, Isabelle était malade à ce que l’on disait et mieux valait la laisser se remettre.