Sans faire plus de bruit que des ombres, les deux hommes gagnèrent la salle capitulaire qui avait été l’une des sept nefs correspondant aux sept portes de la mosquée de jadis, celle dont le mirhab(23) avait été masqué par un mur de pierres. Ils allèrent au fond de la salle et passèrent, à droite, dans l’ancienne chapelle à laquelle venait de succéder l’église neuve. La voûte romane y était soutenue par quatre épais piliers dont les sobres chapiteaux s’ornaient de grossières sculptures évoquant des feuilles d’olivier. Adam ouvrit alors le volet de la lanterne dont il s’était muni, libérant une flamme qu’il éleva, choisit l’une des feuilles et lui fit effectuer une demi-circonférence. À la surprise de Thibaut une porte s’ouvrit dans le pilier découvrant un escalier qui s’enfonçait dans le sol. Adam s’y engagea en ordonnant à son compagnon de tirer le vantail de pierre derrière lui.

L’escalier descendait profondément dans les entrailles de la terre au moyen de marches hautes à peine équarries et qui eussent été dangereuses si elles avaient été humides mais le rocher dans lequel on les avait taillées était parfaitement sec. Comme il y avait peu de chances d’être entendu, Thibaut risqua une question :

— Comment avez-vous découvert cet escalier ? Et où mène-t-il ?

— Frère Gondemare me l’a montré lors de mon premier séjour ici. Il mène à une galerie, creusée par les Romains, qui longe le mur occidental du Pavement et permettait de joindre autrefois les arrières du Temple à la forteresse Antonia. Au temps du Christ, les occupants pouvaient avoir ainsi un œil, ou une oreille, sur les desservants du Sanctuaire. Cette galerie recoupait plusieurs souterrains dont les Juifs avaient d’ailleurs bouché le plus important dès le début de l’époque romaine. Mais, en fait, l’ouvrage des Romains ne faisait que prolonger celui des lévites du temple rebâti par Hérode et qui menait seulement sous l’arche du grand escalier ouvrant sur l’entrée de cet extraordinaire monument. C’est cette issue que je vais vous montrer… en cas de besoin urgent et pour que vous sachiez bien que l’on peut parfaitement sortir du couvent et y rentrer sans se faire remarquer.

— Ce que nous allons faire ?

— Pas du tout ! Je ne vais, cette nuit, que vous indiquer le chemin au cas où vous auriez besoin de quitter la maison… si par hasard je n’y étais pas ou plus.

— Comment cela ? Nous n’allons pas délivrer Ariane ?

— Eh non ! Si je vous ai conduit ici, c’est parce que je vous sentais prêt à faire n’importe quelle sottise – et au Temple les sottises peuvent être irréparables sinon mortelles. À la maladrerie, nous irons demain et au grand jour. Il se trouve que je connais le Prieur des Frères de Saint-Lazare. C’est un homme de bien qui n’aura certainement pas apprécié qu’on lui amène de force une femme non malade.

— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?

— Parce que nous n’étions pas seuls… et aussi parce qu’il était l’heure de rentrer. Mieux vaut toujours attirer l’attention le moins possible, surtout lorsque l’on se dispose à transgresser la Règle.

On passait à cet instant devant un trou dans la muraille qui intrigua Thibaut :

— L’entrée d’un autre souterrain ?

— Oui. Et pas des moins importants. En tout cas par le passé : c’est dans ses profondeurs que les chevaliers d’Hugues de Payns ont trouvé l’Arche d’Alliance dans une cavité murée sous ce qui était alors le Saint des Saints.

— Et les Tables de la Loi n’y étaient plus ?

— Non, puisque je suis ici pour essayer de les retrouver.

— Mais enfin pourquoi ? Tout chrétien connaît le texte que l’invisible main du Tout-Puissant y a gravé en lettres de feu.

— On ne sait pas tout. Dieu a donné une loi aux hommes, c’est certain, mais il y a autre chose. Dans la Genèse, l’Eternel a dit : « J’ai fait le monde avec mesure, avec nombre et avec poids », ce qui veut dire qu’il y a aussi une loi régissant les mouvements et les composants de l’univers et cette loi-là est cachée, cryptée sous le texte de la loi morale. Frère Gondemare en était persuadé et il était l’un des quelques hommes les plus savants de la Terre. Qui saurait les lire posséderait un immense savoir, donc un immense pouvoir. C’est pourquoi, après s’être donné beaucoup de mal pour cacher l’Arche, le Grand Prêtre de l’époque et ses lévites, jugeant que ce n’était pas encore suffisant, ont remplacé les Tables par un psaume et les ont dissimulées… Dieu sait où !

— Peut-être hors de Jérusalem ? Dans un autre lieu saint mais perdu au fond d’un désert ?

— Je serais étonné qu’ils en aient eu le temps. Frère Gondemare pensait aussi qu’elles devaient être quelque part dans les entrailles de ce mont Moriah où était assis le Temple de Salomon, le sage, le grand. Reste à savoir où et c’est ce que je cherche depuis que j’ai été obligé de quitter la cour. J’en ai déjà passé des nuits dans ces souterrains ! Et j’en passerai encore beaucoup d’autres, très certainement… À présent je vais vous montrer comment sortir d’ici, puis nous remonterons pour ne pas être surpris par la cloche de matines.

Il fallut bien que Thibaut s’en contentât. De toute façon il n’avait pas le choix et Adam disait que le jour venu on irait chez les lépreux. Cela ne faisait que quelques heures d’attente, et, aussi doucement qu’ils les avaient quittées, les deux compagnons regagnèrent leurs étroites cellules…

Le lendemain, en effet, Adam et Thibaut sortaient du couvent, à cheval et sans sergents cette fois. C’était justement le jour de saint Lazare, le ressuscité, et ils n’eurent aucune peine à obtenir du Commandeur de Jérusalem d’aller prier pour l’âme du roi lépreux dans la petite église du couvent qui se situait près de la poterne Saint-Ladre. Au-delà des murailles et passé les grandes douves sèches entourant la ville, il y avait sur une petite éminence les bâtiments presque en ruine d’un ancien prieuré, entourés d’une haie d’épines noires. Là vivaient ceux que l’abominable maladie rejetait hors de leur cité pour qu’ils s’y détruisent lentement. Ils avaient le droit d’en sortir et d’aller mendier, mais à condition de ne jamais franchir l’enceinte fortifiée. Alors on pouvait les voir, près de la poterne ou plus haut, à la porte Saint-Etienne, ou plus bas, à la porte de David, à peu près équidistantes de leur lieu de misère, implorer la charité des passants en prenant bien soin de ne jamais se trouver sous le vent. Ils tendaient une main atrophiée tandis que l’autre agitait une crécelle ou, si les doigts avaient disparu, ils ne cessaient de crier ou de gémir : « Amé !… Amé ! » ce qui voulait dire « impur ». On leur jetait quelques piécettes dans la sébile placée près d’eux et cette aumône servait à améliorer un peu leur nourriture. Thibaut n’avait jamais pu passer près de cet endroit maudit sans un serrement de cœur parce qu’il imaginait son roi sous les guenilles de ces malheureux. Cette fois, la pensée d’Ariane le tétanisait. Les frères de Saint-Ladre – ou Lazare –, dont le petit couvent était tout proche, s’occupaient d’eux de leur mieux, par deux ou trois : ils se relayaient pour tirer l’eau de leur puits et leur donner, avec l’essentiel de la nourriture, le peu de soins à leur portée. L’odeur de cet endroit était difficilement supportable…

Adam connaissait leur prieur, un homme déjà âgé dont le regard reflétait toute la tristesse du monde. Comme ses compagnons, frère Justin savait qu’un jour ou l’autre le mal s’emparerait de lui, qu’il le tenait peut-être sans être encore révélé. Il accueillit les deux hommes et les paniers qu’ils portaient avec reconnaissance. Les récoltes n’avaient pas été bonnes et une disette menaçait pour l’hiver à venir. Il les conduisit à la chapelle où tous deux prièrent longuement et avec dévotion avant de lui poser la question pour laquelle ils étaient venus. À laquelle d’ailleurs il ne répondit pas comme ils l’espéraient.

— Une jeune femme amenée par le Sénéchal le jour des funérailles du roi ? Je puis vous assurer que non. Personne ne s’est présenté ni ce jour-là ni les jours suivants. Surtout amené par le seigneur Sénéchal. C’est un homme qui ne passe jamais inaperçu, ajouta-t-il avec un petit sourire. Comment est cette jeune femme ?

On la lui décrivit et il hocha la tête :

— Ils ne sont ici que trente mesels, dont certains ont des enfants qui ne tarderont pas à montrer les signes avant-coureurs. Mes frères et moi les connaissons tous et, si vous songez à une entrée clandestine de nuit, sachez que, si les bâtiments sont vétustes, la porte est forte et solidement barrée dès le coucher du soleil. Voulez-vous aller voir ?

Comprenant qu’accepter eût été mettre en doute la parole de ce religieux dont ils savaient quel homme de bien il était, les deux visiteurs refusèrent, remercièrent le frère Justin et, avec leurs montures et leurs paniers vides, reprirent le chemin du Temple.

— Où a-t-il pu l’emmener ? émit enfin Thibaut parlant à lui-même plus qu’à son compagnon. Et pourquoi ce déploiement de forces pour conduire une jeune femme sans défense à une maladrerie où elle n’est jamais arrivée ?

— Ce sont exactement les questions que je me pose, répondit Adam. Malheureusement – et en dehors des gardes dont le Sénéchal a requis l’assistance –, il n’y a guère que lui pour y répondre…

— Il y a donc une solution, gronda Thibaut incapable de contenir plus longtemps sa colère et son inquiétude, en faisant volter son cheval pour changer de direction. Il faut aller le lui demander !

Et il partit à fond de train en direction de l’hôtel du Sénéchal. Adam l’imita et en plus força l’allure pour le rattraper :

— Avez-vous oublié la Règle que vous avez acceptée ? cria-t-il dans le vent de la course. Hors des combats, un Templier ne doit agresser quiconque, ni en sa personne ni en paroles. Les coups et l’injure nous sont interdits. Vous devez vous adresser à lui… bellement !