En même temps que la surveillance de la route de Jaffa pour les pèlerins qui, à longueur d’année, débarquaient des navires génois, pisans ou byzantins – les nefs armées du Temple offraient des passages plus sûrs et moins onéreux, ayant leur port d’attache à Acre où le chef suprême, le commandeur de la Voûte d’Acre, faisait assurer le chemin jusqu’à la Ville sainte – les moines-soldats essaimaient la police de celle-ci, leurs confrères Hospitaliers s’occupant plus particulièrement de la santé des citadins et des voyageurs en veillant au contrôle des bains publics. C’est ainsi qu’un matin, Thibaut et Adam flanqués de deux sergents arpentaient paisiblement le marché aux épices dont ils aimaient tous deux les odeurs de girofle, de muscade, de poivre noir ou blanc, de gingembre, de cardamome, de cumin et de cannelle, quand une vieille femme qui mendiait à l’angle de la rue aux Herbes se mit à les suivre. Ou plutôt se glissa dans la foule qui les entourait de façon à les dépasser puis à revenir sur eux pour mieux les voir. Ils allaient lentement, salués par les marchands dont Thibaut connaissait la plupart. Ils arrivaient au bout de la rue couverte de roseaux quand la vieille se décida et se jeta à leurs pieds :

— Au nom du Dieu Tout-Puissant et de Sa Très Sainte Mère, écoutez-moi, messeigneurs…

— Tu es assez âgée, femme, pour savoir que nous ne faisons pas l’aumône dans la rue, intervint Adam. Tu dois aller au couvent où chaque jour nous nourrissons ceux qui sont dans le besoin.

— Je n’ai pas besoin de pain, mais d’aide. J’ai besoin que vous m’aidiez à sauver ma maîtresse. Car vous êtes bien messire Thibaut, n’est-ce pas ? J’ai hésité d’abord à vous reconnaître…

— En effet, mais je suis à présent frère Thibaut. Vous-même… il me semble vous avoir déjà vue.

— Je suis Thécla l’Arménienne, la servante de demoiselle Ariane…

Et brusquement elle éclata en sanglots.

— Oh, sire chevalier, je vous en supplie, si vous avez encore de l’amitié pour elle, venez à son secours ! Voilà des jours et des jours que je cherche comment l’aider et voilà que je vous trouve !

— Ariane ? Mais que lui est-il arrivé ? N’est-elle pas chez les Dames Hospitalières comme elle en avait l’intention ?

— Non. Elle allait partir et je me disposais à l’accompagner quand monseigneur le Sénéchal est arrivé avec des gardes. Ils se sont saisis de ma pauvre petite colombe et ils l’ont emmenée…

— Où cela ? En prison ?

— Non. Pas en prison… à la maladrerie ! Le Sénéchal a dit qu’elle était la putain du roi défunt, qu’elle couchait avec lui et qu’elle avait pris son mal… Oh, Dieu Tout-Puissant ! Je jure devant Toi qu’elle était saine et pure, que jamais elle n’a partagé le lit de ce malheureux !

— Qu’est-ce que vous dites ? Il l’a envoyée là-bas ? Mais de quel droit ?

Tout à l’indignation qui le submergeait, Thibaut ne prenait pas garde aux gens qui commençaient à s’attrouper, mais Adam, lui, ne les perdait pas de vue. Comprenant que son compagnon allait suivre la femme à la léproserie, il l’empoigna par le bras :

— Du calme ! Un peu de tenue ! Vous êtes chevalier du Temple, ne l’oubliez pas, et vous n’avez pas le droit de vous mêler d’affaires privées…

— Privées ? Quand il s’agit de celle que mon roi aimait ? Celle qui lui a voué sa vie et qu’à présent un misérable honnit laidement et de la plus infâme façon ? Je vais…

— Vous n’allez rien faire du tout ! Nous allons achever notre garde et discuter calmement de cette affaire. Où habitez-vous, femme ?

Elle eut un ricanement que ses larmes rendaient encore plus triste.

— Où habite une mendiante ? Je loge sous une arche du couvent des Hospitalières avec d’autres aussi misérables que moi. Au moins nous avons du pain et un abri…

— En ce cas nous saurons où vous trouver. Retirez-vous, à présent ! Nous avons suffisamment attiré l’attention !

Sans être brutal, le ton était ferme et singulièrement persuasif. Les larmes de la pauvre femme séchèrent soudain. Elle comprit qu’elle avait été entendue et ce fut avec un visage apaisé qu’elle salua et disparut dans l’ombre fraîche d’une ruelle. De son côté Thibaut se calmait. Adam avait raison : un éclat quelconque n’apporterait aucune aide à celle qu’il considérait comme la veuve de Baudouin et à laquelle il vouait une tendresse fraternelle née de l’admiration que lui inspirait un si grand amour.

Cependant, en revenant vers la maison chevetaine, leur surveillance achevée, il ne put garder plus longtemps le silence :

— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais rester les bras croisés tandis qu’Ariane est vouée à un sort affreux ? Il y a un monde entre vivre dans un palais, aveuglée par un amour immense, auprès d’un lépreux sublime et se voir jetée dans un univers de misère et de cauchemar peuplé de larves n’ayant plus d’hommes que le nom, pour y pourrir lentement sans autre secours que les soins, dérisoires, des moines de Saint-Lazare. Je vais la sortir de là ! Je le dois à mon roi défunt : avant de me demander de veiller sur elle, il voulait que je l’épouse afin de lui faire une position honorable. C’est elle qui n’a pas voulu.

— Elle a eu raison car la situation serait pire : vous auriez sans doute reçu un coup de poignard ou une flèche venus de n’importe où… et elle serait malgré tout chez les mesels, dit Adam du ton paisible qui lui était habituel.

— C’est possible. Aussi dois-je trouver une autre solution. Et d’abord…

Sans plus s’expliquer, il tournait les talons. Adam le rattrapa en saisissant au vol sa grande cape blanche :

— Hé là ! Doucement ! Où allez-vous, s’il vous plaît ?

— À votre avis ? gronda Thibaut, une lueur de défi dans l’œil.

— Justement vous n’y allez pas ! D’abord parce que vous n’en avez pas le droit. Ensuite parce qu’il est l’heure de rentrer. Le Temple est un couvent, pas une auberge !

— Au diable le Temple ! lâcha Thibaut en baissant considérablement la voix pour n’être pas entendu des sergents qui les suivaient. Dès l’instant où Ariane a besoin de moi, je n’hésite pas !

Adam poussa un soupir à faire envoler les pigeons sur l’auvent du marchand drapier devant lequel ils passaient.

— Jolie recrue que j’ai faite là ! Je vous dis, moi, que vous allez rentrer, et tout de suite. Après le repas du soir, nous verrons ce qu’il est possible de faire…

— … une fois claquemurés chacun dans sa cellule en attendant que la cloche de matines nous envoie à la chapelle à deux heures du matin ?

— Justement. Cela nous laisse un assez joli laps de temps pour faire autre chose que dormir.

— Sortir du couvent par exemple ? Et comment ? Il est plutôt bien gardé ?

— Certes, certes ! Et il est défendu de sortir de nuit à moins d’être dûment mandaté par le Maître ou le Commandeur de Jérusalem. Si vous passez outre, vous êtes exclu. J’ajoute qu’il est tout aussi défendu de sortir de nuit sans passer par la porte. Là aussi vous êtes exclu !

— Eh bien, je serai exclu ! La belle affaire !

— Oh, ne croyez pas que cela arrangerait les vôtres. En cas d’exclusion, mon garçon, vous recevrez une volée d’étrivière devant toute la communauté, après quoi on vous enverra dans un couvent encore plus sévère, Bénédictins ou Augustins, et vous y serez enfermé jusqu’à la fin de vos jours. Si vous essayez de vous échapper, on vous ramène et cette fois c’est l’in pace… et pour toujours. Allons, calmez-vous ! ajouta-t-il avec un sourire apaisant. Il y a peut-être un moyen de sortir sans passer par la porte… et sans se faire prendre.

— Comment savez-vous cela ?

— Est-ce que vous croyez que je passe toutes mes nuits dans ma couchette ? Je vous rappelle que j’ai une mission à accomplir, moi. Alors la nuit je cherche, je travaille…

— Expliquez-moi ! fit Thibaut soudain passionné. Auriez-vous découvert une issue… inconnue ?

— C’est un peu ça, mais à présent silence ! Nous arrivons !

L’entrée sévèrement gardée du Temple et sa porte fortifiée, que l’on appelait la Porte Spécieuse, escaladant le « mont du Temple » étaient devant eux.

Au repas du soir, Thibaut n’eut aucune peine à abandonner aux pauvres la presque totalité de sa nourriture. Il n’avait pas faim et laissait ses pensées vagabonder hors des murs de Jérusalem dans le silence, à peine troublé par la voix un peu enrouée d’un frère qui lisait un texte pieux dans la chaire disposée à cet effet.

Il pensait à Ariane, si belle, si délicate, et s’en voulait d’avoir accepté l’abri offert par Adam Pellicorne sans s’être assuré qu’elle-même se trouvait en sûreté… En outre, la colère qu’il éprouvait contre Jocelin de Courtenay faisait trembler ses mains et menaçait de l’étrangler, ne laissant passage à aucun aliment sinon un peu de vin. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi le Sénéchal – oh, comme il aurait aimé pouvoir oublier leur sang commun ! – pouvait encore poursuivre, après des années, cette pauvre enfant d’une vindicte aussi tenace.

Une heure plus tard, couché dans son lit étroit, il se résignait à y passer une nuit blanche quand la porte de sa cellule s’ouvrit sans bruit. Dans la lumière de sa lampe à huile – les Templiers gardaient une lampe allumée la nuit au cas où une alerte les appellerait, ce qui leur évitait de tâtonner à la recherche de leurs vêtements et de leurs armes – il vit soudain Adam apparaître comme un fantôme, un doigt sur la bouche pour recommander de se taire. Il lui tendit une tunique noire de sergent semblable à celle dont il était vêtu lui-même. Sans demander d’explication, le jeune homme la passa sur la chemise et les braies tenues par une cordelette que la règle obligeait tout Templier à conserver la nuit pour dormir. Thibaut s’habilla en un clin d’œil et suivit son ami en tenant ses souliers à la main. À cette heure tardive les cloîtres de l’ancien palais étaient déserts. Le Maître, d’ailleurs, était absent et le couvent sous la responsabilité du Sénéchal, Ernaut de Saint-Prix, dont chacun savait qu’il avait le sommeil lourd.