Conduit par Adam, Thibaut pénétra dans ce monde clos aux règles exigeantes mais qui, pour lui, n’avaient rien d’effrayant. Durant des années n’avait-il pas mené, auprès de son roi malade, une vie quasi monacale ? La grande différence avec tout autre monastère était que, voués sans partage au service de Dieu, les Templiers étaient avant tout soldats et que, si faisant vœu de pauvreté ils ne possédaient rien en propre, ils étaient équipés mieux que de riches chevaliers. Leurs armes étaient de qualité et, bien souvent, Thibaut avait admiré l’élégance de leurs escadrons, en grands manteaux blancs frappés d’une croix rouge, manœuvrant comme un seul homme sur leurs chevaux aux robes appareillées sous leur célèbre bannière mi-partie noire et blanche que l’on appelait le gonfanon Baucent. Leurs armes étaient étincelantes, les cuirs de leur harnachement cirés à miracle. Seules les différenciaient les couleurs de leurs barbes (les Templiers étaient tous barbus et leurs cheveux coupés très court, presque ras) mais quand, dans le combat, le heaume conique à nasal emboîtait leurs têtes, il n’était plus possible de les différencier car de signes distinctifs ils n’avaient point.

Certes, leur vie était monacale dûment réglée par les heures de prière, mais leur nourriture – dont ils devaient toujours laisser une belle part aux pauvres – était abondante et variée, comme il convient lorsque l’on pratique le dur métier des armes. Leur maison qui avait été mosquée puis palais était superbe. Quant à leurs écuries, peut-être les plus belles qu’il y eût au monde, elles pouvaient contenir deux mille chevaux. Et Sainte-Marie-des-Latins, leur église tout juste terminée remplaçant le Dôme de la Roche, nettement trop petit, était un modèle de pureté romane et de splendeur byzantine.

Pendant huit jours Thibaut reçut l’enseignement d’Adam. D’ores et déjà on lui avait attribué une cellule dans le bâtiment, situé entre le palais et l’église, où se trouvaient les dortoirs des frères. Elle était étroite, meublée d’un escabeau, d’un bahut, d’un lit de bois muni d’une paillasse, d’un traversin, de draps et d’une couverture. Reçu chevalier, il aurait droit à une carpette ou couvre-lit(20), mais au fond, pour lui qui durant des années avait dormi sur un matelas au pied du lit de Baudouin, cette petite chambre était presque du luxe. Les sergents d’armes – ils étaient environ six ou sept cents pour trois cents chevaliers – logeaient en commun dans de longues salles où s’alignaient les lits.

Ville dans la ville, la maison chevetaine comportait aussi la Maréchaussée – l’armurerie en quelque sorte ! –, la grosse forge, la ferrerie et la cheveterie, celle-ci pour tout ce qui concernait la bourrellerie, la draperie et la parementerie, enfin ce qui constituait le domaine du Commandeur de la viande : cuisines, bouteillerie, four à pain et aussi poulailler, porcherie et jardin potager. Sans compter, bien sûr, l’infirmerie et son jardin d’herbes médicinales exceptionnellement riche.

Vint enfin le jour où, dans l’église, resplendissante de ses fraîches couleurs et des centaines de cierges allumés qui rassemblait le chapitre, Thibaut à genoux, un gros livre des Évangiles posé sur ses deux mains ouvertes, prononça en présence du Maître et de la communauté le serment qui allait le lier au Temple et qui ne faisait que reprendre les nombreuses questions qu’on lui avait posées précédemment.

— Beau frère, commença le chapelain, à toutes les demandes que nous vous avons faites, veillez bien à nous avoir dit la vérité car, si peu que vous en ayez menti, vous en pourriez perdre la maison où Dieu vous garde. Or, beau frère, entendez bien ce que nous vous disons. Promettez-vous à Dieu et à Notre-Dame, désormais et tous les jours de votre vie, d’obéir au Maître ou quelque commandeur que vous aurez ?

— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.

— Encore promettez-vous à Dieu et à Madame Sainte Marie que, désormais, tous les jours de votre vie, vous vivrez chastement de votre corps ?

— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.

— Encore promettez-vous à Dieu et à Notre-Dame Marie que vous, désormais tous les jours de votre vie, vivrez sans avoir rien en propre ?

— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.

La liste était longue qui engageait Thibaut à servir l’Ordre en toutes choses et en tous lieux, à ne faire tort à personne ni par ses conseils ni par ses actes, à ne jamais quitter l’Ordre pour un autre à moins d’en avoir été exclu.

Enfin, frère Gérard, autrement dit le Maître, à son tour et après s’être recueilli un instant, prononça l’entrée de Thibaut dans l’ordre du Temple de Jérusalem :

— « Nous, de part Dieu et par Notre-Dame Sainte Marie, et par Monseigneur Saint Pierre de Rome, et de par notre Père le pape et par tous nos frères du Temple, nous vous admettons à tous les bienfaits de la maison qui lui ont été faits depuis son commencement et qui lui seront faits jusqu’à sa fin… Et aussi admettez-nous à tous les bienfaits que vous avez faits et que vous ferez. Et ainsi nous vous promettons du pain et de l’eau, et la pauvre robe de la maison, et beaucoup de peine et de travail. »

Le Maître prit ensuite une cape blanche frappée de la croix rouge, vint la poser sur les épaules du nouveau frère et en noua les cordons autour de son cou. Après quoi, le frère chapelain entonna le psaume « Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres… ». Il dit ensuite l’oraison du Saint-Esprit et toute l’assemblée récita à haute voix le Pater Noster. Ensuite le Maître et le chapelain posèrent, sur la bouche du nouveau venu, le baiser d’hommage féodal(21)

Ainsi tout était accompli et Thibaut de Courtenay appartenait désormais à cette confrérie puissante et redoutable qui ne se reconnaissait pour maîtres que Dieu, Notre-Dame sous le vocable de laquelle se trouvaient ses églises, et le pape, rejetant le pouvoir temporel de n’importe quel souverain, fût-il roi ou empereur. Ce qui n’était pas à dédaigner.

Cependant, au sortir de l’église, il se sentait un peu étourdi. Dans la salle du Chapitre qui faisait suite au sanctuaire, il reçut les félicitations de toute la communauté après qu’on lui eut fait connaître l’étendue de ses devoirs et obligations… immense et un peu terrifiante. Frère Adam, devenu – par faveur spéciale et pour l’avoir demandé – son compagnon d’existence puisque les Templiers allaient par deux, apaisa quelque peu ses craintes :

— Ne vous effrayez pas ! La règle a été dictée par Bernard de Clairvaux que l’on appelle à présent saint Bernard : elle est l’œuvre d’un homme d’une grande austérité et d’une extraordinaire pureté de vie, mais je peux vous assurer qu’il y a tout de même des accommodements…

— Vous en êtes certain ? Je commençais à me demander si j’avais eu raison de vous écouter et si les dangers qui me menacent en ce moment n’étaient pas préférables à une règle aussi étouffante. Au moins je les aurais courus au grand air ! Et sans être obligé de réciter des centaines de prières !

Adam se mit à rire de si bon cœur que Thibaut sentit le sien s’alléger :

— De grand air je peux vous assurer que vous ne manquerez point. Quant aux rigueurs de la loi – dans cette maison-ci tout au moins –, je peux vous certifier que, si vous respectez le principal, vous n’en souffrirez pas. Voyez plutôt le Maître ! Savez-vous qui est son meilleur ami ?

— Comment le saurais-je ?

— Je ne vois pas comment en effet. Vous avez vécu tellement loin de tout ce monde ! Eh bien, c’est ce cher Héraclius, tout simplement.

— Vous voulez rire ?

— Oh non ! Cela n’a rien de drôle, d’ailleurs. Ce serait même assez triste mais – que voulez-vous ? – qui se ressemble s’assemble. Allons, passons à présent à table ! Voilà la cloche qui sonne. Vous verrez que vous y serez aussi bien traité qu’au palais. Mieux peut-être parfois…

Jusqu’à son admission, Thibaut avait pris ses repas dans sa cellule de façon à esquisser une sorte de noviciat mais, en pénétrant dans le réfectoire que les Templiers nommaient toujours le palais, il eut une exclamation admirative : la vaste salle voûtée sur de puissantes colonnes était entièrement décorée de trophées pris à l’ennemi et entretenus à merveille. Ce n’étaient que heaumes damasquinés, épées et lances étincelantes, boucliers ronds peints et ciselés, cottes de mailles dorées et bannières vertes, jaunes ou noires, le tout disposé sur les murs en faisceaux harmonieux. Le long des murs, des tables nappées de blanc étaient préparées sur les dalles jonchées de feuilles de roseaux comme dans n’importe quel château et abondamment servies par les écuyers des chevaliers. Seule la grande croix placée au-dessus du siège du Maître rappelait que cette salle somptueuse était celle d’un couvent. Et aussi le silence qui y régnait car la règle défendait de parler pendant les repas, sauf le Maître quand il avait des invités, ce qui était fréquent.

Ensuite, on rasa la tête de Thibaut, ce qui, sa barbe n’ayant pas eu le temps de pousser, lui donnait une figure nouvelle, plus rude ; après quoi on lui remit ses biens au sein du Temple, encore qu’on lui eût précisé qu’il ne s’agissait pas de dons mais d’un prêt, toutes choses appartenant à l’Ordre. Il avait droit à trois chevaux, comme tous les autres chevaliers, à un écuyer que l’on ne put lui fournir, à des armes semblables à celles de tous les autres, c’est-à-dire de la plus grande qualité, et à un trousseau fort complet allant de deux chemises et deux braies à un chaudron pour faire la cuisine en campagne et un bassin pour mesurer la nourriture des chevaux, en passant par le haubert, les chausses de fer et le heaume renforcé de deux lamelles rivées en forme de croix pour la protection du visage(22)

Les choses étant ainsi établies, la vie quotidienne reprit ses droits, un peu monotone pour Thibaut qui ne rêvait que de batailles afin d’y étouffer les regrets et tristes pensées hantant ses nuits dans la petite cellule où il avait tant de mal à trouver le repos. Mais, grâce à Raymond de Tripoli qui avait conclu une nouvelle trêve de quatre ans avec Saladin, le royaume était en paix et s’efforçait de panser les multiples blessures laissées par les dernières années de Baudouin et de son calvaire.