« Mais comme tout de même il convenait de donner une réponse, il nous confia, moi et mon message, aux soins du plus ancien de ses dignitaires, un frère très âgé – auquel d’ailleurs la lettre faisait allusion – qui était le dernier des huit chevaliers ayant jadis accompagné dans sa mission à Jérusalem Hugues de Payns qui serait plus tard le premier Maître. Frère Gondemare était sans doute l’un des hommes les plus savants de son temps et il connaissait tous les secrets du Temple. Il était aussi chargé d’ans quand je l’ai connu, mais son esprit n’avait rien perdu de sa vivacité ni de sa profondeur. C’est dire qu’il n’eut aucune peine à déchiffrer la lettre de l’évêque. Après quoi il entra dans une profonde méditation, m’ayant prié de le laisser seul. Par la suite, il me fit revenir pour m’interroger sur moi-même. D’abord méfiant, il me prit bientôt en amitié et entreprit de combler quelques vides d’une éducation qu’en dehors de la lecture et de l’écriture, on n’avait pas poussée bien loin. Puis, quand il fut sûr de moi, il me raconta une étrange histoire.

« Comme tout Templier, même novice, je savais – ou je croyais savoir ! – ce qu’avaient été les débuts de l’Ordre, comment l’abbé Bernard de Clairvaux, qui fut l’esprit le plus universel et peut-être le plus grand homme de son siècle, avait réuni neuf chevaliers pour les envoyer en Terre Sainte au secours des pauvres pèlerins continuellement attaqués et détroussés sur la route des Lieux Saints. À l’époque régnait ici Baudouin II, qui avait été Baudouin du Bourg, puis Baudouin d’Edesse et cousin de Godefroi de Bouillon. C’était un souverain d’une belle énergie et son règne fut un grand règne. Il fit accueil aux neuf chevaliers et les installa dans son propre palais, l’ancienne mosquée El-Aksa qu’il venait de quitter pour celui, neuf, de la citadelle bâti autour de la tour de David.

— S’il s’agissait de protéger les pèlerins entre Jaffa ou Césarée, par exemple, et Jérusalem, c’était une curieuse idée de les installer au lieu d’arrivée de préférence à ceux du départ : les deux ports ? Et neuf hommes seulement pour de si grandes distances, dix-sept lieues d’un côté et une vingtaine de l’autre ? Ce n’est pas beaucoup.

— Aussi cette mission-là en cachait-elle une autre, d’une extrême importance. Ce qui allait devenir notre maison chevetaine, l’ancienne mosquée que vous voyez là-bas, a été construite sur les fondations du Grand Temple du Seigneur, bâti jadis par Hiram de Tyr pour le roi Salomon. Ce temple fut incendié en l’an 40 par le Romain Titus, puis entièrement rasé en 134 après la révolte des Juifs. Quant au trésor du Temple, Titus s’en était déjà emparé, mais il n’avait pas trouvé le plus important, c’est-à-dire l’Arche d’Alliance dans laquelle étaient déposées les Tables de la Loi données par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, dans un autrefois encore plus lointain. Or la science universelle de Bernard de Clairvaux l’avait persuadé que les prêtres juifs de l’époque de Titus avaient enterré l’Arche d’Alliance dans les souterrains, et même dans les fondations de leur Temple qu’ils avaient ensuite scellées d’une manière ou d’une autre. Sans doute le savoir de ce moine « humble et terrible » devant qui s’inclinaient les rois était-il plus grand encore que sa réputation, car Hugues de Payns et les siens trouvèrent l’Arche qu’ils réussirent à ramener en France avec, bien sûr, l’aide et la complicité du roi Baudouin II…

— En France ? Elle serait en France ? Mais où ?

— Cela, je l’ignore et beaucoup d’autres avec moi. Seul Bernard de Clairvaux, mort il y a une trentaine d’années, et une toute petite poignée de fidèles l’ont su, mais ce qui est certain, c’est que la mission a bien été remplie. Bernard de Clairvaux lui-même l’a en quelque sorte proclamé lors du concile de Troyes réuni – chose incroyable car cela ne s’était jamais vu ! – pour la fondation officielle en 1128, de l’ordre du Temple dans les Préliminaires de sa Règle : « Bien a œuvré Dame Dieu(18) avec nous et Notre Sauveur Jésus-Christ, lequel a mandé ses amis en la Marche de France et de Bourgogne(19)… » Autrement dit : la mission a réussi. Les choses auraient dû normalement en rester là mais, quand le texte en langue hébraïque des Tables a été déchiffré, on s’est aperçu qu’en fait le Grand Prêtre et ses assistants s’étaient montrés encore plus habiles qu’on ne l’imaginait, car il ne s’agissait pas des inscriptions faites par Dieu lui-même, mais d’une simple transcription d’un passage du Livre des Psaumes. À la gloire de Dieu, sans doute, mais rien d’autre !

— Comment est-ce possible ? Ils ont enlevé les Tables de l’Arche ?

— Exactement. Ils ont pensé, non sans raison, que si les Romains parvenaient à trouver le coffre d’or qu’est l’Arche avec à l’intérieur des plaques de pierre gravées, ils ne chercheraient pas plus loin. Et ils ont emporté les vraies Tables… ailleurs.

— Bien sûr on ne sait pas où ?

— Eh non ! Ce que demandait la lettre codée de l’évêque, c’était justement si à Jérusalem on avait une idée quelconque de l’endroit où elles pouvaient se trouver. Seulement, même frère Gondemare ne le savait pas et, après un séjour de quelques mois, il m’a renvoyé en Europe avec une nouvelle lettre, de sa main cette fois. Je suis donc revenu à Puiseux, mais cette histoire m’était entrée dans la tête et s’y accrochait en me tourmentant. Au point qu’après quelques années de réflexion sur ce qu’avait appris le vieux Templier, j’ai voulu revenir en Terre Sainte pour continuer de chercher. Revenir était facile : il suffisait de demander à être transféré, mais je voulais aussi être libre. Or, au Temple, les frères vont par deux. Je suis donc retourné près de l’évêque de Laon – au fait, il s’appelle Gérard de Mortagne – et il a tout aplani pour moi. J’ai découvert alors qu’il était plus puissant que je ne l’imaginais, que l’Ordre comportait une hiérarchie secrète, qu’il en était l’un des chefs… et qu’il désirait toujours autant mettre la main sur les vraies Tables. J’ai donc quitté la Commanderie, autorisé à revenir dans le siècle, et, le comte de Flandre se disposant à partir, je l’ai rejoint avec d’autres chevaliers du Vermandois. Mais j’étais investi aussi d’une dignité secrète me permettant d’entrer comme je le voulais dans les templeries de Terre Sainte : celle de Visiteur, grâce à laquelle je pouvais aller partout, fouiner partout. Vous savez la suite puisque nous nous sommes rencontrés à Belin…

— Pas tout à fait ! Pourquoi avoir accepté d’entrer au service du roi Baudouin ? Cela vous éloignait du lieu de vos recherches ?

— Moins que vous ne le pensez car, au palais, il y a la tour de David, le roi David dont on ne sait où se trouve le tombeau. Et l’une des idées de frère Gondemare était que peut-être cette sépulture inconnue et les Tables pouvaient s’être rejointes. Habiter le palais était donc d’un grand intérêt pour moi et je crois bien en avoir exploré tous les dessous, toutes les basses-fosses et tous les souterrains. Et puis – soudain la voix d’Adam Pellicorne, paisible et unie jusque-là, se chargea d’émotion jusqu’à se coincer sur un sanglot retenu –… je vous l’avoue en toute simplicité, ce garçon héroïque, ce martyr couronné qui a su vivre à cheval une si longue agonie, je l’admirais du plus profond de mon cœur, et je l’aimais. Il a vécu ce calvaire au milieu d’une bande de fauves aux dents longues. Alors les Tables me sont apparues moins importantes que sa protection, que l’aider dans la mesure de mes faibles moyens à poursuivre sa volonté de régner envers et contre tout. Je ne lui ai rien laissé ignorer de ce que j’étais et je serais resté auprès de lui jusqu’au bout si l’on ne m’avait chassé. Alors je suis retourné au Temple. D’autant plus volontiers qu’Odon de Saint-Amand n’y était plus. Avec un homme de ce caractère, tout Visiteur que j’étais, j’eusse été tenu en laisse dès le premier instant. Voilà, mon ami, vous savez tout, vous aussi. À présent, il vous reste à décider de votre propre avenir. Celui que je vous offre avec la protection d’un Ordre tout-puissant, c’est-à-dire la quête des Lois du Seigneur, vous paraît-il digne de vous y engager ?

Thibaut se leva :

— Je vous suis, dit-il simplement. Mais serai-je accepté ?

— Vous l’êtes déjà !

Et « frère Adam » se mit en marche à travers la vaste esplanade avec celui qui allait devenir « frère Thibaut ».


Le Maître qui avait succédé au vieil Arnaud de Torroge était le Sénéchal du Temple, c’est-à-dire l’un des deux plus hauts dignitaires après le Maître. C’était aussi ce Gérard de Ridefort dont Thibaut avait entendu le nom pour la première fois prononcé devant Saladin par Odon de Saint-Amand. Cet ancien chevalier errant, ce Flamand vindicatif n’était entré au Temple que par dépit et par le hasard d’une blessure reçue au cours d’un engagement. Soigné dans l’une des infirmeries de l’Ordre, il y était resté et, par cautèle plus que par vaillance affichée, y avait fait son chemin rapidement avec, au fond du crâne, une seule idée fixe : acquérir assez de pouvoir pour arriver à se venger un jour du comte de Tripoli, son ancien maître qui lui avait refusé, après la lui avoir promise, la main d’une princesse pour la donner ensuite à un marchand pisan. Il ne pensait qu’à cela. C’est dire qu’une fois élu, il s’occupa beaucoup moins de la vie intérieure du couvent que de ce qui se passait au palais royal et dans les intrigues de cour. L’arrivée d’un nouveau frère portant un grand nom, quoique bâtard, dont tous savaient qu’il avait été le fidèle écuyer de ce roi que tout Jérusalem pleurait ne pouvait que lui convenir. En outre, ce garçon n’avait jamais approché de près Raymond de Tripoli, dont longtemps Baudouin IV s’était défié. Et Ridefort était suffisamment intelligent sinon pour admettre, du moins pour comprendre que, si la régence revenait à son ennemi, c’était uniquement grâce à l’incroyable incapacité du mari de Sibylle. Restait à la lui arracher, fût-ce au détriment du royaume. Aussi Thibaut fut-il intronisé d’autant plus vite que les derniers combats avaient éclairci les rangs.