À Thibaut aussi, mais dans l’intimité de son appartement, il avait fait entendre sa volonté. Il lui avait dit :

— Épouse Ariane parce qu’elle sera en danger lorsque je ne serai plus là. Je sais qui tu aimes mais tu n’as plus rien à en espérer et tu sais combien Ariane m’est chère. Devenue ta femme elle sera protégée.

À la jeune fille ravagée de douleur, il avait dit :

— Voilà ton époux ! C’est lui que tu devras suivre à présent. Il saura prendre soin de toi…

Mais Ariane avait refusé avec une étrange fermeté car c’était la première fois qu’elle lui disait non.

— Une femme doit servir son époux et moi je ne veux plus d’autre maître que le Seigneur Dieu. Pardonne-moi de ne pas faire ta volonté, mon doux sire ! Je veux entrer chez les Dames Hospitalières afin de consacrer ma vie aux malades. Ainsi te resterai-je à jamais fidèle !

— Je ne mérite pas un tel amour, mais te confier à Dieu m’est une consolation…

Cependant, lorsqu’elle se fut éloignée pour chercher de l’eau fraîche, Baudouin fit signe à Thibaut de s’approcher :

— Tu l’y conduiras toi-même, mon frère, mais ta tâche ne s’arrêtera pas là… J’ai peur pour elle… Alors jure-moi de veiller… même de loin. Et aussi… sur Isabelle !

— Je le jure !

Dans la nuit qui suivit la mort du roi, Ariane disparut du palais avec sa fidèle Thécla. Interrogée, Marietta n’eut aucune réponse à fournir. Elle-même se préparait à retourner à Ascalon où elle avait une petite maison et une nièce. Supposant que la jeune femme avait préféré se rendre au couvent seule, Thibaut ne chercha pas à en savoir davantage. Il avait assez de son propre chagrin et devait réfléchir à son avenir puisqu’il ne possédait que son cheval et ses armes. Un chevalier errant comme il y en avait beaucoup ? Sans doute le régent du royaume lui avait-il déjà offert, avec une certaine chaleur, de l’attacher à sa maison, mais tout en rendant justice à ses talents d’homme d’État, Thibaut n’aimait pas assez le comte de Tripoli pour lui jurer loyauté et fidélité. Il y avait cette trop grande habileté à maintenir des relations secrètes avec Saladin et ses émirs dont il ne pouvait s’empêcher de se méfier…

Un long moment il resta là, à genoux près de ce marbre froid que sa main réchauffait, pensant avec douleur que le temps de Pâques, le temps de la Résurrection était proche, mais que Baudouin, lui, ne se relèverait pas. Il espérait vaguement une réponse à la question qu’il ne s’était pas encore posée quand une main solide emboîta son épaule. Il se retourna et vit qu’un chevalier du Temple était debout derrière lui. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître Adam Pellicorne disparu depuis plusieurs années.

— Vous ne devriez pas rester là, dit le Picard. Celui qui y repose et dont l’âme héroïque a dû revêtir à cette heure la robe de gloire ne le voudrait pas. Il faut songer à vivre. Pour vous sans doute, mais aussi pour le service de Dieu.

— Je n’ai plus envie de servir personne. Même Dieu, je crois bien ! Au fait, où étiez-vous passé durant tout ce temps ? Moi, j’étais captif, mais vous, ne deviez-vous pas rester auprès de mon roi ?

— Il aurait fallu qu’on me le permît. J’ai dû fuir si je tenais à sauver ma vie… ou tout au moins à être utile à quelque chose. J’ai dû quitter Jérusalem et chercher refuge…

— Chez les Templiers, si j’en crois votre vêture ? Vous vous y êtes engagé…

— J’étais déjà Templier… et depuis longtemps. Mais ne restons pas ici ! Ce lieu est trop sacré pour les affaires des hommes et j’ai beaucoup de choses à vous dire.

Content malgré tout de retrouver ce compagnon qu’il croyait bien ne jamais revoir en ce monde, Thibaut se laissa emmener. Sa curiosité se réveillait aussi, preuve bien évidente qu’il n’était pas encore prêt pour les renoncements. Après tout il venait d’avoir vingt-six ans et c’était un peu jeune pour se tourner vers la mort, sauf s’il s’agissait de l’affronter l’épée à la main.

En quittant le Saint-Sépulcre que les chanoines faisaient fermer jusqu’au lendemain afin que nul ne vînt les troubler dans leurs prières pour le repos de l’âme du défunt, les deux hommes gagnèrent la rue aux Herbes que ses voûtes contre la chaleur du soleil faisaient ressembler à un tunnel. Là se trouvaient les boutiques des marchands de fruits et d’épices, mais, en ce jour de deuil, toutes étaient fermées non par ordre mais par volonté unanime. Les habitants des quatre quartiers de la ville, qu’ils soient Francs, Arméniens, Grecs ou Juifs, pleuraient ce jeune roi hors du commun dont l’héroïsme forçait l’admiration de tous – même celle de Saladin dont on disait qu’il regrettait déjà cet ennemi chevaleresque et d’âme si haute, en qui certains voyaient une réincarnation du Christ. Seules s’attardaient les odeurs de cannelle, de poivre, de thym, de pommes, de dattes, de melon et de tous les produits de la terre dont cette rue regorgeait habituellement. Tout aussi déserte était la rue du Temple au bout de laquelle s’ouvrait le Pavement, la grande esplanade où l’Ordre avait sa maison, son église à peine achevée, sa chapelle qui avait été le Haram es-Chérif, une ancienne mosquée comme le couvent lui-même.

Celui-ci s’était appelé El-Aksa la lointaine –, les premiers croisés en avaient fait le palais du roi avant que Baudouin II ne reconstruise la grande forteresse dont la tour de David était le centre. L’autre, ronde et sommée d’une coupole azurée, avait été bâtie par le calife Omar pour abriter le rocher de l’Ange : les Templiers l’avaient vouée à Notre-Dame, comme toutes leurs églises. Ce fut vers elle que Pellicorne dirigea leurs pas, car à cet endroit on accédait par de larges escaliers où l’on pouvait s’asseoir à l’ombre sans crainte d’être dérangés.

Ils n’avaient pas échangé une seule parole durant le trajet, peut-être parce que le bruit en eût été incongru dans une cité silencieuse repliée sur son chagrin. Là, sur cette terrasse balayée par un vent léger apportant avec lui le parfum des fleurs dont se couvraient au printemps les collines et les champs de Palestine : crocus, lis sauvages, glaïeuls et anémones, pensées et asphodèles, là on pouvait parler sans crainte d’être entendu. Le soleil faisait rayonner la grande croix d’or au sommet de l’église Sainte-Marie-des-Latins… Pourtant Thibaut avait envie de poser des questions :

— Pourquoi m’avoir amené ici ? Ne pouvions-nous parler ailleurs ? Je n’y suis venu qu’une fois, au moment du couronnement du roi.

— Pour que vous y restiez ! C’est le seul endroit de Jérusalem où vous soyez en sécurité. Si vous étiez demeuré au palais, vous seriez à cet instant au fond d’un cul-de-basse-fosse sans espoir d’en sortir. C’est la raison pour laquelle je suis venu vous chercher. Vous n’avez plus de maître, songez-y, et le Sénéchal veut effacer jusqu’au souvenir du roi lépreux dont il avait si peur. Tout doit disparaître et les femmes qui le servaient ont été bien inspirées en prenant le large.

— De quel droit ? Ce n’est pas lui, le régent, mais le comte de Tripoli qui ne me veut aucun mal, bien au contraire.

— Je sais. Il vous a proposé d’entrer à son service et c’est bien pour cela que Courtenay veut votre disparition. Vous n’avez qu’une seule chance de lui échapper, mon ami : devenir Templier !

— Moine-soldat ? Encore faudrait-il avoir la vocation et je ne l’ai pas.

Adam arracha une herbe folle qui croissait entre deux pierres et se mit à la mâchouiller :

— Mon ami, dit-il, vous seriez surpris du nombre de gens qui entrent dans l’ordre sans la moindre vocation, pour des raisons diverses dont la plus valable est celle d’avoir la vie sauve. Nous avons même des condamnés échappés à l’échafaud, car le Temple est église, donc asile. Il suffit que vous acceptiez la Règle avec la ferme intention de vous y conformer. Nous savons garder les secrets. Tous les secrets !

Cela était trop nouveau, trop inattendu pour que Thibaut l’accepte sans renâcler. La vie sauve était bonne chose sans doute, mais la liberté possédait plus de charme.

— À propos de secrets, bougonna-t-il, vous pourriez peut-être me parler des vôtres ? Le jour où vous m’avez donné les moyens d’entrer dans Damas sans me faire prendre, vous m’avez dit que vous m’« expliqueriez » et que le roi, lui, n’en ignorait rien.

— Ce n’est pas ma faute s’il a fallu remettre l’explication à… quelques années, fit Adam avec le sourire que Thibaut trouvait si réconfortant jadis. À présent nous en avons tout le loisir : dans l’enceinte du Temple, personne ne viendra vous chercher. Et j’espère que vous allez accepter d’y rester.

— Voyons d’abord votre histoire.

— Elle a commencé il y a quinze ans environ. Mon père avait fait le vœu de pèlerinage en Terre Sainte et devait partir quand un accident le cloua définitivement dans son lit : une mauvaise chute de cheval le blessa au dos et lui fit perdre l’usage de ses jambes. Un empêchement majeur pour prendre le chemin de Jérusalem. Mais ce voyage n’avait pas pour seul but de vénérer les Lieux Saints. Il avait été chargé par l’évêque de Laon, qui lui était parent et dont il était l’homme de confiance, de remettre un message secret mais de grande importance à son cousin, Philippe de Milly, récemment investi de la charge de Maître de l’ordre du Temple de Jérusalem en remplacement de l’illustre Bertrand de Blancfort…

— Philippe de Milly ? La famille de la Dame du Krak ?

— Son père, tout simplement. Appartenant à une noble famille picarde installée en Syrie – Naplouse, alors –, il avait épousé l’héritière de la seigneurie d’Outre-Jourdain, mais il se fit Templier après la mort de sa femme Isabelle qu’il aimait tendrement. Mais revenons à mon père et au message de l’évêque ! Comme son accident l’empêchait de le porter, l’évêque obtint pour moi – j’étais entré depuis peu à la Commanderie de Puiseux près de Laon – l’autorisation exceptionnelle de le remplacer. Il s’agissait d’un message touchant à l’Ordre mais dont, naturellement, je ne savais rien et dont on prit la peine de me dire qu’il était codé. Et je partis pour la Terre Sainte. Là, Philippe de Milly supportait mal la lourde charge dont on l’avait investi et, saisissant l’occasion, il se disposait à accompagner à Byzance le roi Amaury Ier, laissant son pouvoir à celui qui lui succéderait plus tard : Odon de Saint-Amand. Autant dire que mon message tombait mal et qu’ignorant tout des arcanes et secrets du Temple, Philippe de Milly ne me cacha pas qu’il ne comprenait rien à la lettre de l’évêque.