Et quelques jours passèrent, semant le découragement dans la foule d’invités en habits de fête qui dès le lendemain des noces se virent rationnés pour préserver les vivres ; ceux qui protestèrent s’entendirent répondre qu’ils devaient s’estimer heureux de n’être pas jetés hors des murailles comme bouches inutiles. Isabelle découvrit alors que, si son bel époux se révélait un amant délicieux et lui faisait vivre des heures enchantées, il ne brûlait guère d’aller se mêler de la défense du château.

— Je dois avant tout vous protéger, ma douce reine, et pour cela demeurer à vos côtés.

De nouvelles caresses détournèrent vite l’esprit d’Isabelle. Pourtant il arrivait à la sœur de l’héroïque lépreux de se demander si son frère… ou un autre eussent été capables d’oublier à ce point que la place d’un chevalier dans un château en péril n’était pas dans la chambre de sa femme, fût-elle épousée depuis peu… Mais Onfroi était si beau et savait si bien parler d’amour !

À Jérusalem, cependant, les guetteurs avaient signalé l’appel au secours du Krak. Le Conseil se réunissait pour décider de ce qu’il convenait de faire mais, en dépit de sa faiblesse physique, le roi n’entendait pas laisser à quiconque le soin de régner à sa place et surtout pas à son jeune beau-frère dont il avait vite jugé l’indécision et la totale incapacité à gouverner. Le Conseil s’en aperçut quand il vit surgir dans la salle des Chevaliers l’espèce de chaise à porteurs dont Baudouin usait dans l’enceinte de la ville et du palais. Impressionnant d’ailleurs, l’équipage : les porteurs étaient deux Noirs gigantesques et noir aussi le voile dont s’enveloppait le lépreux ainsi changé en statue funèbre. La discussion ne dura guère :

— J’ai donné l’ordre d’allumer un bûcher sur la tour de David. Ainsi ceux du Krak sauront que nous arrivons à leur rescousse.

— Mais, sire, tenta d’intervenir Héraclius, nous étions justement en train d’examiner…

La statue noire se tourna vers lui :

— Qui ose parler d’examiner quand je dis « je veux » ? Le temps de rassembler les hommes et nous partons.

Le Patriarche osa un sourire goguenard : il croyait ne rien risquer puisque l’on disait le roi à peu près aveugle.

— Pas vous, sire ! Pas dans cet état…

L’instant suivant il reculait comme si un projectile l’avait frappé. Le poids de mépris que le roi mit dans sa voix valait largement un coup de poing :

— Quel que soit mon état, je peux encore, avec l’aide de Dieu, mener mes gens au combat. Quant à vous, Héraclius, mêlez-vous pour une fois de ce qui vous regarde ! Priez si vous en êtes encore capable !

— Mais, sire…

— J’ai dit ! Messeigneurs, ajouta-t-il en s’adressant au reste du Conseil, Renaud de Châtillon a secouru le royaume à la veille de Mongisard appelé par le feu que j’avais allumé. J’ai juré quoi qu’il ait pu faire de le lui rendre s’il lui arrivait de se trouver en péril. C’est une affaire d’honneur, un mot dont le Patriarche ne connaît pas le sens !


Le lendemain, l’armée à la tête de laquelle marchait la litière du malade gagna d’abord Segor, à la pointe sud de la mer Morte, s’y arrêta un moment pour faire boire les chevaux et reposer la piétaille puis reprit sa marche vers le pays de Moab, si riche naguère encore de ses cultures de canne à sucre, de fruits et surtout de céréales, mais où les ravages se montraient en longues traînées lugubres. Baudouin, lui, luttait contre la fièvre, mais allait toujours flanqué d’un côté par Thibaut et de l’autre par Balian d’Ibelin qu’une sorte de dévotion quasi fanatique rapprochait de celui en qui il voyait un saint endurant son martyre. Enfin, les noires murailles du Krak furent en vue, mais… la tente jaune de Saladin n’y était plus et l’épais nuage de poussière qui bouchait l’horizon en direction du nord disait assez que les assaillants avaient plié bagage et s’enfuyaient. En apprenant que le roi lépreux marchait contre lui, Saladin était entré dans une sombre rêverie : ce jeune roi qu’on lui affirmait sans cesse mourant et qui semblait cependant disposer de forces surhumaines l’impressionnait et l’inquiétait. Le sultan avait préféré remettre à plus tard la vengeance qu’il espérait tirer du forban du Krak… Cela ne l’empêcha pas, de retour à Damas, d’accepter la robe d’honneur que le nouveau calife lui envoyait.

Dans la ville de Kérak dont les habitants baisaient les traces des chevaux de sa litière, Baudouin reçut un accueil triomphal. Le voile était redevenu blanc pour ne pas trop frapper les imaginations. Renaud de Châtillon et dame Etiennette vinrent l’accueillir à genoux, elle avec des larmes de reconnaissance qu’il reçut avec sa bonté coutumière et qui épargnèrent à son incorrigible époux d’avoir à pâtir d’une colère cependant méritée. Et ensuite Isabelle, que son époux menait par la main, vint à son tour vers ce frère qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Elle aussi mit genou en terre devant l’étrange machine drapée de blanc et d’où sortaient des fumées d’encens et de myrrhe comme d’une nouvelle arche d’alliance. D’où sortait aussi une voix infiniment douée et chaleureuse :

— Si vous êtes heureuse, Isabelle, je n’ai rien à pardonner. Vous avez toujours été ma petite sœur chérie et j’aimerais pouvoir vous embrasser. Puisque cela est impossible, soyez tout de même certaine que votre bonheur a compté pour moi beaucoup plus que les exigences de la politique. J’espérais seulement que vous le trouveriez ailleurs…

La jeune femme l’écoutait, tête baissée et les yeux pleins de larmes. Elle releva alors la tête et son regard croisa celui de Thibaut. Elle le trouva si changé qu’elle aurait pu crier de surprise. Le jeune chevalier de son souvenir gardait encore des traces d’adolescence, mais c’était un homme, et un homme qui avait souffert, qu’elle découvrait à présent. Il lui parut encore plus grand que par le passé ; le fier visage s’était creusé, durci, tanné au soleil des batailles. L’intensité du désespoir avec lequel il la regardait lui conférait une terrible beauté et elle ne pouvait détacher ses yeux de ce regard gris qu’elle avait connu si doux, mais qui à présent montrait une dureté quasi minérale…

Elle avait excusé en elle-même son changement d’amour sur une ressemblance qu’elle avait cru voir entre Onfroi et Thibaut, mais si elle avait existé, cette ressemblance, elle n’était qu’imaginaire et quand ses yeux se posèrent à nouveau sur son époux, elle fut presque choquée de le trouver mièvre tandis qu’il offrait à son tour des paroles de gratitude à son royal beau-frère. Certes, il était encore très jeune puisqu’il avait l’âge du Thibaut de jadis, mais elle sentait que les années en passant sur lui ne l’approcheraient jamais de ce chevalier superbe et silencieux dont elle avait cru pouvoir faire si bon marché. Alors, incapable d’endurer plus longtemps cette présence qui lui inspirait des regrets si cruels, Isabelle éclata en sanglots et retourna au château en courant. Onfroi, débordant de mots tendres et de consolations forcément maladroites puisqu’il se méprenait sur la cause d’un chagrin qu’il attribuait à l’état de Baudouin, se précipita derrière elle, mais, quand il atteignit la porte de leur chambre, il la trouva fermée.

— Laissez-moi, s’il vous plaît ! répondit la voix mouillée de la jeune femme en réponse à ses appels. Et pardonnez-moi, mais j’ai vraiment besoin de rester seule un moment.

Avec un haussement d’épaules, le jeune époux se résigna et, boudeur, alla se joindre à la liesse de ceux qui venus à un mariage s’étaient retrouvés captifs d’un siège où ils avaient risqué leur tête. On but, on trinqua, on chanta de joie, mais chacun n’avait qu’une hâte : rentrer chez soi !

TROISIÈME PARTIE

TEMPLIER !…

8

La maison chevetaine

Dans la chapelle funéraire des rois de Jérusalem accolée au Saint-Sépulcre, la dalle de marbre venait de retomber sur le corps détruit de Baudouin IV au milieu du chant grave des prêtres, des prières sanglotantes des femmes et des fumées de l’encens montant en volutes épaisses de quatre cassolettes de bronze posées à même le sol. Puis tout se tut et lentement les assistants commencèrent à se retirer : le Patriarche avec la Très Sainte Croix le premier, puis sous les voiles blancs du deuil la mère et la sœur aînée du défunt, la première appuyant sur une canne un corps déjà courbé par les douleurs de son ventre, la seconde droite et fïère, menant par la main Bauduinet, son fils de cinq ans qui devenait le roi Baudouin V et serait couronné demain. Puis le régent, Raymond III de Tripoli, en tête des grands du royaume et des maîtres des ordres militaires, Templiers et Hospitaliers, et tous les autres enfin. Un seul resta…

Des cierges de cire jaune brûlaient autour du tombeau, montant une garde silencieuse et cependant vivante car leurs flammes animaient les mosaïques et les ors de la voûte et faisaient danser des ombres démesurées. Thibaut vint s’agenouiller près de la dalle neuve et y posa une main comme il l’avait fait tant de fois sur le lit du roi martyr dans la vaste chambre fraîche, au-dessus de la cour du Figuier. Une façon comme une autre d’être encore un peu auprès de lui. Le monde semblait si vide à présent !

Hier encore il était là, dans la grande salle du palais où il s’était fait porter pour y mourir à la face de tous ses barons dont il avait exigé la présence à son heure dernière. Son corps mutilé étendu sur une dure civière, couvert d’un voile noir et la tête couronnée d’épines ainsi qu’il l’avait voulu, ce moribond aveugle mais habité par une volonté surhumaine avait dicté ses dernières volontés à cette foule d’hommes et de femmes qui n’attendaient que sa mort pour se jeter sur le royaume comme des loups sanguinaires. Et pourtant ils l’avaient écouté en silence, frappés d’une sorte de terreur sacrée par cette voix toujours si belle qui semblait venir de l’au-delà : l’enfant serait couronné demain et tous jusqu’à sa majorité devraient obéissance et loyauté au comte Raymond que Baudouin avait rappelé quand l’incapacité, l’insignifiance et la vaine suffisance de Guy de Lusignan étaient devenues flagrantes. Et il avait contraint les barons à l’hommage en les obligeant à prêter serment. Et tous avaient obéi, la lèvre mauvaise et la haine au fond des yeux, mais ils l’avaient fait. Et puis la mort était passée, si doucement que l’on s’en aperçut seulement quand la voix ne se fit plus entendre…