Il la regarda avec une admiration où entrait une sorte d’amère jalousie. Plût à Dieu qu’Isabelle l’eût, aimé de cette façon ! Durant tout ce temps où il se dévouait pour son maître, il avait réussi à tenir son image à distance mais, à présent, elle revenait avec une ardeur accrue et empoisonnait ses songes. Qu’avait-il de plus que lui ce garçon inconnu pour qui elle avait tout brisé, tout abandonné, tout trahi jusqu’à accepter que des hommes d’armes envahissent son cher couvent pour l’emmener vivre ce nouvel amour au bord du désert de Moab ? À cela il n’y avait pas de réponse. Pourtant, il allait y en avoir une et qui ne tarderait guère.

Pendant ce temps, en effet, l’incorrigible Renaud de Châtillon ne restait pas inactif. Commis à la garde des confins du royaume, il n’avait pas participé aux dernières opérations militaires dans le Nord. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faisait rien. Bien au contraire : il avait tout simplement repris ses anciens projets sur les villes saintes de l’Islam : La Mecque et Médine, mais, cette fois, il entendait couper les chemins de pèlerinage aussi bien par la mer que par la terre. Pour ce faire, il avait concocté un projet proprement délirant : celui de s’emparer du corps du Prophète, de le mettre dans une caisse et de le rapporter à Kérak où les musulmans auraient pu être admis à venir le révérer contre monnaie sonnante et trébuchante, ce qui aurait assuré au seigneur d’Outre-Jourdain des revenus faramineux.

Pour s’assurer le contrôle maritime Renaud n’hésita pas à préparer des navires, à les faire transporter en morceaux et à dos de chameau jusqu’à Akaba où ils furent remontés puis lancés sur la mer Rouge vers les côtes d’Egypte et du Hedjaz, attaquant les navires musulmans, saccageant les ports, empêchant le départ des caravanes et arrêtant tout commerce sauf au seul profit de Renaud afin d’assurer aux fêtes du mariage de son beau-fils, Onfroi de Toron, avec la princesse Isabelle de Jérusalem un éclat exceptionnel…

La folle entreprise échoua, bien entendu, et l’éclat ne fut pas exactement celui que Renaud attendait.


Construit quarante ans plus tôt en dures roches volcaniques rouges et noires, immense et inquiétant sur le plateau qu’il couronnait, le Krak de Moab représentait l’une des plus formidables défenses de la Terre Sainte et pour la route des caravanes entre mer Rouge et Méditerranée, une menace permanente depuis que Renaud en était le maître. Percée seulement de quelques archères, une gigantesque tour quadrangulaire, foisonnante d’étendards, en était la pièce maîtresse, immense falaise au-dessus de la vallée, éperon menaçant contre le bleu du ciel. D’elle partaient les puissantes murailles coupées d’autres tours enfermant les œuvres vives du château : le grand « berquil » dont l’eau paisible reflétait le ciel, les écuries, la basse et la grande cour, les salles de fêtes où, ce jour-là, s’apprêtait le fabuleux banquet où prendraient place tout à l’heure les nobles invités venus souvent de loin et même de Jérusalem. Une fête fastueuse se préparait qui mettait le château sens dessus dessous. Des serviteurs couraient partout, des musiciens accordaient leurs instruments et l’immense cuisine bourdonnait comme une ruche en folie.

Dans l’appartement des dames, Isabelle, livrée aux demoiselles, venait de revêtir la somptueuse robe de brocart corail tissé d’or qu’elle quitterait le soir pour entrer au lit de son époux. C’était le signe du passage entre les jours insouciants de l’enfance et les responsabilités de la vie d’une femme, mais surtout entre les rêves solitaires et les réalités charnelles de l’amour. Des réalités que son corps d’à peine quinze ans appelait, puisque celui qui l’y mènerait était l’élu de son cœur et le plus beau chevalier qui soit au monde. Elle-même se savait très belle, digne de lui en tous points et les filles qui la paraient rivalisaient de louanges sur le couple qu’ils allaient former et la beauté des enfants à naître.

Elle avait aimé Onfroi du premier regard. Un peu surpris d’ailleurs, ce regard, à cause d’une ressemblance avec Thibaut de Courtenay qu’elle croyait si fort aimer. Comme lui, il était brun avec des yeux gris, mais ceux d’Onfroi, plus jeune il est vrai puisqu’il n’avait que dix-sept ans, ne reflétaient que le plaisir de vivre, une caressante douceur, alors que de durs reflets d’acier passaient dans ceux du bâtard. Puis Onfroi lui avait parlé, dit des choses ravissantes, chanté de beaux lais d’amour et, quand elle lui avait permis un premier baiser, ses lèvres avaient la douceur soyeuse, la rondeur épanouie d’un pétale de rose. Elle ne comprenait pas comment, tout à coup, elle avait cessé d’aimer Thibaut pour se promettre tout entière à Onfroi, subir la colère de sa mère, la tristesse de Balian, son beau-père, si noble et preux chevalier en qui elle retrouvait un véritable père, celle aussi d’Ariane qui ne saisissait pas que l’on pût si facilement changer d’amour et l’avait quittée pour cela, et parce que, ainsi faisant, elle se détournait de son royal frère et se rangeait parmi ses adversaires naturels.

Pourtant, il lui arrivait encore de penser à Thibaut, mais elle ne l’avait pas vu depuis si longtemps que son visage finissait par s’estomper. Un oubli assez confortable, au fond, et c’est pour le préserver qu’au couvent elle avait refusé de le rencontrer, n’avait même pas cherché à l’apercevoir parce que dans son idée, un peu bizarre peut-être, c’eût été manquer de loyauté à Onfroi. Il fallait bien avouer qu’elle n’était pas à moitié byzantine pour rien…

À présent, les demoiselles la couvraient de magnifiques bijoux, paraient ses longs cheveux bruns à reflets d’or d’un voile rouge tombant jusqu’à sa poitrine et le fixaient à l’aide d’un large cercle d’or enrichi de perles, de diamants et de rubis, mais leur joyeux babillage s’arrêta net : clamé par le plus puissant gosier du château, un cri venait de retentir sur le donjon :

— Alerte ! Alerte ! Les Turcs arrivent !

Ce n’était que la vérité. Sous les étendards jaunes et noirs, les guerriers musulmans déferlaient vers le château et la ville de Kérak à laquelle il était relié par un pont à deux arches franchissant un ravin. Saladin en avait assez des brigandages de Renaud et arrivait sur lui avec une armée et des machines de siège.

Dans le Krak, ce fut l’affolement, sauf chez le seigneur du lieu qui, après avoir examiné la situation, distribua ses ordres : d’abord démolir le lien entre le château et la ville, c’est elle qui allait recevoir le premier choc. Ensuite barricader le Krak avec interdiction d’en ouvrir les portes aux citadins qui voudraient s’y réfugier.

— Cela va nous laisser le temps de mieux nous préparer, conclut-il, et, en attendant, nous allons célébrer le mariage comme si de rien n’était. Nous avons grâce à Dieu des vivres en suffisance pour tenir longtemps.

— En temps normal peut-être, objecta son épouse, mais nous avons de nombreux invités…

— Qui seront autant de défenseurs supplémentaires puisqu’il n’est pas question de les mettre dehors. Quant au mariage de votre fils, tout est prêt et je ne vois aucune raison de le différer. Que le cortège se forme et que l’on se rende à la chapelle !

— Mon doux seigneur, savez-vous quelle multitude nous arrive ? Je ne vous cache pas que je suis inquiète…

— Vous avez tort, ce château est le plus solide qui soit. Il peut tenir longtemps contre une armée. Et puis nous allons appeler à l’aide.

— Qui ? Le roi est autant dire mort !

— S’il ne peut venir, il enverra ! J’ai sa parole. En outre nous avons des amis à Jérusalem. Je vais faire allumer un grand feu sur le donjon.

Et le mariage déroula son faste avec une assistance tout de même un peu anxieuse. Isabelle sentait sa joie se ternir tandis que le chapelain prononçait, sur les mains unies, les paroles sacramentelles, les voix des chanteurs célébrant la gloire de Dieu n’arrivaient pas à couvrir les bruits affreux qui montaient des faubourgs où les mamelouks massacraient ceux qui n’avaient pas réussi à s’enfuir ni à trouver refuge dans la ville. Onfroi, lui, ne s’en souciait pas. Même si l’enfer frappait à la porte, il était seulement heureux et ne cessait de sourire à celle qui devenait sa femme.

Le festin cependant manqua un peu de gaieté. Tous ces gens se demandaient si le château était assez robuste pour les mettre longtemps à l’abri des Musulmans. Les femmes surtout, car il se trouvait là des hommes qui eussent préféré la bataille, mais le maître des lieux rassurait tout son monde : les réserves du château permettaient de tenir des mois.

Dame Etiennette cependant eut une idée qu’elle exécuta sans lui demander son accord : elle ordonna à quelques serviteurs de mettre dans des corbeilles des plats et des flacons, une partie du festin et les envoya à Saladin avec ses salutations et une lettre où elle lui rappelait le temps où, simple capitaine, il s’était retrouvé captif au Krak de Moab, un captif que l’on traitait plutôt bien, les relations alors restant fort courtoises entre chrétiens et musulmans, et où il promenait dans ses bras la toute petite fille qu’elle était à cette époque. En souvenir de ces moments-là, elle lui demandait de ne pas gâcher les noces de son fils avec la sœur du roi. Le sultan interrogea alors le chef des serviteurs :

— Sais-tu en quelle partie du château se trouve la chambre nuptiale et donc le logis des jeunes époux ?

L’homme lui indiqua celle qui était le plus près de la chapelle.

— Dis à la noble dame qu’en mémoire d’un autrefois qui m’est encore doux, son fils pourra vivre sa nuit de noces en paix : mes pierrières et mes mangonneaux ne tireront pas sur cette tour-là !

La nuit en effet fut aussi paisible que si aucune armée n’environnait la citadelle mais, quand le jour se leva, après avoir prié face au soleil naissant devant l’entrée de sa grande tente jaune, Saladin donna l’ordre d’attaquer. Huit puissants mangonneaux se mirent à lancer des quartiers de roc sur la forteresse en même temps que ses archers déchaînaient une telle grêle de flèches qu’il était presque impossible de mettre le nez à un créneau pour riposter.