— Vous savez bien que c’est impossible, mon cher seigneur ! Le royaume de Jérusalem n’est pas comme les autres et le Patriarche y a plus de puissance que le roi puisqu’il représente Dieu, vrai souverain de notre terre sacrée. Il ne me reste plus qu’à me rendre au désert pour y faire pénitence le temps qu’il plaira au Tout-Puissant.

— Non. Je ne le permettrai pas ! C’est injuste !

— Il le faudra bien pourtant, fit Guillaume avec un triste sourire. Le Patriarche serait capable de vous excommunier, vous aussi !

À ce moment, des quelques barons demeurés à l’entrée de la chapelle, un Templier de haute taille et de grande mine se détacha et s’avança vers le groupe quasi embrassé des trois hommes. C’était Jacques de Mailly, maréchal du Temple, qui commandait l’imposante troupe de chevaliers, de sergents et de « turcopoles » prenant part à toutes les campagnes du roi. La pureté de sa foi et de son engagement n’avait d’égale que sa vaillance déjà légendaire en dépit de ses trente ans, et jusque chez l’ennemi. Il vint mettre genou en terre devant Baudouin :

— Avec votre permission, sire roi, je demande à faire entendre ici la voix de l’Ordre tout entier et singulièrement du Maître car je ne doute pas de ce qu’il dirait.

— Faites, maréchal, et soyez béni si vous pouvez nous aider en une affaire qui nous touche si douloureusement.

— N’ayant pas participé à l’élection du Patriarche et ne relevant que de notre Saint Père le pape, les chevaliers du Temple ont subi comme une souillure sur la robe du Christ l’élévation d’un mauvais prêtre pourri de vices et honni de tout homme de bien. Cependant nous n’avons pas le pouvoir de briser l’anathème proféré par un patriarche en titre. Seul le pape possède ce pouvoir.

— J’en demeure d’accord, dit Baudouin. Aussi vais-je envoyer sur l’heure un messager à Sa Sainteté…

— Un messager qui sera assassiné avant même de s’embarquer ? Pardonnez-moi, sire, mais il y a mieux à faire. Le nouveau pape, Lucius II, à qui la commune de Rome refuse toujours l’entrée de ses États, vient d’annoncer qu’il appelle au Concile et celui-là se tiendra à Vérone dont il était l’archevêque. Notre Maître, Arnaud de Torroge, doit s’embarquer dans peu de jours pour s’y rendre. En son nom je propose que monseigneur Guillaume l’accompagne et porte lui-même votre message. Sur un vaisseau du Temple, protégé par le Temple il arrivera à bon port. Et ce sera, je pense, plus utile à la gloire de Dieu que de s’en aller pourrir au désert.

Sur la chaise où l’on venait de le rasseoir, la main mutilée du lépreux eut un tremblement qui traduisait son émotion, comme le son fêlé de sa voix quand il dit :

— Soyez béni, sire maréchal, et le Temple avec vous qui m’arrachez une épine du cœur en rendant l’espérance à celui que j’ai toujours considéré comme un père. La séparation sera moins cruelle. En regagnant Jérusalem je le mènerai moi-même au vaisseau…

Deux semaines plus tard, dans le port d’Acre, Baudouin et ses barons regardaient la galère magistrale du Temple manœuvrer sous l’impulsion des longues rames qui lui donnaient l’aspect d’un énorme coléoptère posé sur la mer bleue. Puis, la grande voile de la croix templière monta au mât une fois passé le grand môle, mais déjà on ne pouvait plus distinguer la robe monastique de Guillaume de Tyr auprès de laquelle, protectrice, se dressait la haute et martiale silhouette du vieux Maître dans son long manteau blanc. Sous le voile qui le recouvrait entièrement à présent et qu’il ne quittait plus, le roi lépreux eut un sanglot, mais tous autour de lui, les vieux barons et les jeunes aussi, seigneurs de Beiin, d’Arsuf, d’Ashod, d’Engaddi et autres lieux, ne cachaient pas leur émotion. Thibaut, lui, pleurait sans retenue sur celui qui partait autant peut-être que sur celle qui s’était laissé enlever. Il n’était jusqu’au Connétable, Amaury de Lusignan, qui ne mâchât sa moustache avec une sorte de rage. Homme de gouvernement dans l’âme, il haïssait Héraclius. Moins parce qu’il restait le favori d’une maîtresse vieillissante dont il était déjà las que pour la boue dont le perpétuel scandale de sa vie ne cessait d’éclabousser le Saint-Sépulcre.

— Sire, dit-il, ne peut-on empêcher cet homme de nuire ? Au palais patriarcal, il vit ouvertement avec sa concubine, cette Paque de Rivery que le peuple appelle la Patriarchesse !

— Il est élu, soupira Baudouin, et j’y suis pour quelque chose. Il est plus roi que moi dans la ville et, si j’y touche, il a le pouvoir de jeter l’anathème même sur moi… Rentrons, à présent ! Le navire est loin…

Sur l’horizon scintillant on ne voyait plus, en effet, qu’un petit point blanc qui allait basculer de l’autre côté. Le royaume venait de perdre son plus sage conseiller et Baudouin devinait qu’il ne le reverrait plus parce qu’il sentait que son corps misérable ne durerait plus longtemps et que la mort approchait…

Malheureusement, avec un adversaire de la trempe de Saladin, il aurait fallu que Baudouin puisse encore vivre à cheval. Au printemps suivant, Mossoul et surtout Alep, l’imprenable, tombèrent enfin, sapées par l’impéritie de leurs gouvernants, comptant peut-être un peu trop sur ce roi franc tant de fois venu à leur rescousse. Toute la Syrie musulmane appartenait à présent au sultan d’Egypte venu savourer son triomphe dans Damas. La grande silencieuse blanche explosa de joie.

L’honneur de Baudouin ne pouvait s’y résigner. Une fois encore, il ordonna le rassemblement de l’ost et se dirigea vers les fontaines de Séphorie. C’était en Galilée, au nord de Nazareth sur la route de Tibériade, le point où se réunissaient traditionnellement les forces des divers barons chrétiens. Là s’élevait, bien des siècles auparavant, la maison de Joachim et d’Elisabeth où Jean le Baptiste avait vu le jour, où Marie avait vécu trois mois de sa grossesse miraculeuse. Le lieu était sacré pour tout homme ayant reçu le baptême. C’est là pourtant que la lèpre terrassa le jeune roi…

C’était un matin glorieux cependant où les collines de Galilée, les pentes du mont Hermon se couvraient d’herbe neuve et de fleurs des champs, mais Baudouin brûlait de fièvre. Pourtant, il ne voulait pas lui céder et, rassemblant son courage, il voulut qu’une fois encore le chevalier au voile blanc apparaisse à ses hommes d’armes, à ses compagnons de combat. Mais alors que l’on venait de le hisser en selle, il poussa un cri qui était déjà un râle… et tomba à terre entre les jambes de Sultan. Quand on le déshabilla, on vit avec épouvante qu’une de ses jambes s’était amputée elle-même à la hauteur du genou…

On put croire, un moment, que la fin était proche. La crise était la plus terrible que le malheureux eût subie jusqu’à ce jour. Au château de Nazareth où on l’avait transporté, son état apparut si grave qu’Agnès, Sibylle et son époux accoururent. Tant qu’il lui restait un peu de conscience, il fallait obtenir de lui qu’il nommât un régent pour le temps de la minorité du petit Baudouin. Sibylle, qui se voyait déjà reine mère, se montra d’une éloquence inattendue. Profitant de l’absence de son beau-frère resté avec l’armée aux fontaines de Séphorie, elle réussit à persuader le malade des immenses qualités d’un époux dont elle était folle. Connaissant mal Guy de Lusignan et à peine lucide, Baudouin se laissa arracher la régence au bénéfice de ce benêt que la nature avait pourvu d’un physique hors du commun. La chose, à première vue, semblait normale puisqu’en même temps l’agonisant avait pris la décision d’associer au trône, comme cela se faisait couramment, le petit Baudouin qui allait lui succéder. Cela obtenu et profitant d’un léger mieux, Agnès ordonna que son fils fût ramené en son palais de Jérusalem tandis que le nouveau régent allait rejoindre le Connétable à la tête des troupes. En le voyant arriver, arrogant et vaniteux à souhait, celui-ci ne cacha pas ce qu’il pensait :

— S’il se mêle de commander, nous allons au désastre, soupira-t-il. Dieu protège le royaume !

L’avenir n’allait pas tarder à lui donner raison.

Cependant, à Jérusalem, alors que les grandes prières publiques bourdonnaient sur la ville et qu’au Saint-Sépulcre, le Patriarche, enchanté d’une circonstance qui lui évitait l’affrontement avec le roi, célébrait des messes dont l’hypocrisie devait écœurer Dieu, dans l’appartement au-dessus de la cour du Figuier, Baudouin, habité par une volonté surhumaine, surmontait encore une fois le mal qui le rongeait. La fièvre l’abandonnait et il retrouvait intactes conscience et pleine possession de son esprit. Se relayant sans cesse à son chevet, Thibaut, Marietta, Ariane, Joad ben Ezra et même Agnès, sous l’égoïsme de laquelle perçait une douleur vraie, avaient obtenu ce quasi-miracle. Mais à quel prix ! Incapable désormais de quitter son lit, jambes et bras devenus des moignons et presque aveugle, le roi répandait une odeur cadavéreuse que l’on combattait avec des baumes, des eaux de senteurs et des cassolettes où brûlaient tous les parfums de l’Arabie.

— Pour en arriver à un tel résultat, je me demande si nous avons eu raison de tant nous battre pour l’arracher à la mort, dit un soir à Ariane Thibaut qui songeait souvent à ce « remède » définitif remis par Maïmonide au moment de son départ de Damas. Une mort douce lui serait miséricorde…

— Peut-être, mais il ne la souhaite pas parce que le royaume, il le sait, a encore besoin de lui. Et moi aussi, je crois…

— Vous aussi ? gronda Thibaut. Oserez-vous me dire que réduit à l’état de cadavre vivant vous l’aimez toujours ?

— Je ne cesserai jamais de l’aimer parce que mon âme a reconnu la sienne, que nous avons été de tout temps destinés l’un à l’autre et que dans l’éternité même où je le rejoindrai un jour, nous resterons unis. C’est cela l’amour ! Celui que Dieu attend de nous.