— Comment êtes-vous ici ?

Et, tout de suite après :

— Où est Isabelle… je veux dire la princesse dont vous étiez la suivante ?

— Ne lui fais pas de reproches, intervint Baudouin. Si quelqu’un les mérite, c’est moi qui n’ai pas eu la force de la renvoyer quand elle est revenue au palais. Tu n’étais plus là et personne ne pouvait me dire si tu reviendrais un jour. Elle suppliait, elle implorait… et moi j’avais tant besoin d’un peu de douceur ! Alors j’ai accepté qu’elle reste à la seule condition qu’elle ne me verrait jamais à visage découvert. Elle habite avec Marietta et sort quand je le lui demande. Comme je le lui demande à présent.

Il tourna la tête vers la jeune fille qui, avec un sourire, se pencha pour baiser la main gantée et s’éclipsa, suivie des yeux par le malade :

— Tu dois me trouver lâche, soupira-t-il, mais vois-tu, quand on est là où j’en suis, c’est merveille qu’entendre dire que l’on vous aime par une aussi jolie fille. Ma mère le dit aussi, mais je n’aime pas ma mère comme j’aime Ariane… Elle chante, elle parle et le mal s’endort.

— Et – pardonnez-moi ! – de cette proximité vous ne souffrez pas… dans votre corps ? Vous la redoutiez jadis !

— Je sais, mais Dieu m’a fait la grâce d’éteindre en moi le désir. J’ai découvert qu’il existe un amour où l’on peut passer sa vie à regarder, à écouter celle que l’on aime sans rien lui demander que d’être présente et je crois que c’est aussi ce qu’elle éprouve. Ce qu’elle a subi certaine nuit dans ce palais lui a laissé un dégoût, une répulsion.

— Loué soit Dieu ! émit Thibaut avec beaucoup de douceur. Mais vous venez d’évoquer cette nuit où s’est révélé pour elle un si grave danger que vous l’en avez écartée aussitôt. Ce danger n’existe-t-il plus ?

— Non. Ma mère m’en a donné l’assurance. Elle a de nouveau pris Ariane sous sa protection.

— Votre… mère ?

La stupeur laissa Thibaut sans voix. Guillaume de Tyr en profita pour intervenir.

— Laisse le roi prendre un peu de repos ! conseilla-t-il. Moi je t’expliquerai. Il y a beaucoup de choses de changées en ce palais et au royaume de Jérusalem… Comme dans le monde, d’ailleurs, où sont morts à peu de distance le roi de France Louis VII, le Basileus Manuel, notre ami, et le pape Alexandre III.

C’était le moins que l’on puisse dire et Thibaut découvrit bientôt avec accablement les ravages qu’une année d’absence avait apportés à son paysage familier. Jérusalem était toujours aussi belle, mais elle l’était à la manière d’un fruit magnifique sous lequel rampent les vers qui vont s’engraisser de sa substance et le pourrir. Le symbole le plus frappant en était Héraclius. Revenu du Concile tout gonflé de son importance, il était parvenu à obtenir ce dont il rêvait depuis longtemps : le trône du Patriarche laissé libre à la mort du vieil Amaury de Nesle. En dépit de l’opposition violente de Guillaume de Tyr, opposition que l’autre ne devait jamais lui pardonner, la chose s’était faite sans trop de difficultés, le combat ayant été mené par la mère du roi. Agnès s’était sans doute offert un autre amant en dépit du fait qu’elle vieillissait, mais elle gardait à celui-là une sorte de tendresse passionnée : ce fut elle qui se chargea d’assiéger Baudouin, alors aux prises avec l’une des plus rudes crises de son mal. Elle s’était occupée de lui avec un soin vraiment maternel et, redevenu un instant un enfant malheureux bercé par une tendre mère, le roi avait donné son approbation à une élection proprement scandaleuse à laquelle les chanoines du Saint-Sépulcre s’étaient vus contraints aussi bien par l’ordre du roi que par la pression armée menée par Jocelin de Courtenay au moment de l’élection. Sans compter que quelques-uns avaient été achetés…

Depuis, Héraclius emplissait la ville de son faste et de ses débordements. Sa maîtresse, Paque de Rivery, la femme du mercier de Naplouse, l’y aidait activement et faisait au palais patriarcal des séjours prolongés.

Agnès, pour sa part, n’y voyait guère d’inconvénients, prise qu’elle était par ses nouvelles amours qui allaient avoir pour le royaume de désastreuses conséquences. Pas directement, en fait : l’heureux élu était – naturellement – un homme d’une grande beauté, vaillant au combat des armes comme à celui de l’amour, et d’une intelligence certaine. Il s’appelait Amaury de Lusignan, d’une antique famille poitevine que l’on disait issue de la fée Mélusine. Arrivé en Terre Sainte depuis plusieurs années déjà pour y accomplir son temps de pèlerinage armé, il y avait épousé la fille d’un premier lit de Baudouin de Ramla, l’éternel prétendant de Sibylle.

Lui n’avait rien à voir avec les manigances d’un Héraclius ou d’un Jocelin de Courtenay. Comme le roi lui-même, il se préoccupait d’une succession à laquelle il faudrait peut-être faire face un jour prochain, succession qui allait échoir à un bambin encore aux mains des nourrices. Pour l’aider à grandir il lui fallait un protecteur, donc pour Sibylle un époux qui sût lui plaire et naturellement soit aussi preux chevalier… Même s’il n’était pas follement intelligent, ce qui permettrait de suppléer à ses déficiences.

Un époux, la veuve de Guillaume de Montferrat ne demandait que cela. L’absence de son « fiancé » se prolongeant plus que de raison à son avis, elle accueillit avec plaisir l’apparition dans sa vie du jeune frère d’Amaury : Guy de Lusignan, sans doute l’un des plus beaux garçons qui soient au monde et que son aîné venait d’appeler à Jérusalem. L’incandescente jeune femme fut éblouie, tomba dans les bras de Guy dont elle fit son amant sans plus tarder ; après quoi, elle déclara hautement qu’elle avait l’intention de l’épouser et d’en faire son roi si par malheur son fils venait à mourir et si elle coiffait la couronne comme la loi de succession lui en faisait le devoir.

Un peu surpris du succès de son entreprise dont il n’imaginait pas qu’elle pût aller au-delà du rang de beau-père attentif pour un très jeune souverain, Amaury ne put s’empêcher de rire :

— Si Guion devient roi, alors moi je dois devenir dieu ! confia-t-il au Chancelier avec lequel, conscient de sa valeur, il entretenait d’assez bonnes relations. Mais avec l’aide du Seigneur, l’enfant vivra, j’espère, et nous n’en viendrons pas là !

Toujours est-il que le mariage était dûment béni et qu’il n’y avait pas à y revenir. Le jour même Guy de Lusignan était investi des comtés de Jaffa et d’Ascalon et le nouveau couple partit vivre une lune de miel torride sous les palmes du palais de Jaffa.

Pas plus qu’il n’avait eu le courage de lui reprocher l’élection d’Héraclius, Guillaume de Tyr ne commenta, pour Baudouin, son opinion sur ce mariage. Un autre événement le tourmentait davantage : toujours poussé par Agnès qui, durant des semaines, avait savamment distillé le poison, Baudouin avait pris en grippe Raymond de Tripoli accusé par la dame d’attendre sa mort avec impatience pour fondre sur Jérusalem et s’emparer de la couronne.

— Venu pour les fêtes du mariage, le comte Raymond a reçu l’ordre de repartir. Furieux – et on le serait à moins – il est allé s’enfermer dans son château de Tibériade, conclut Guillaume de Tyr en soupirant, et j’avoue que cela me tourmente. Surtout parce que cela révèle la puissance de l’emprise que Madame Agnès possède désormais sur l’esprit de notre sire. Elle ne cesse de ressasser que Tripoli a des accointances avec Saladin et, disons-le tout net, qu’il trahit. Ton retour, cependant, me rend un peu d’espoir…

— La haine de dame Agnès la rend peut-être clairvoyante : savez-vous qu’à Damas, chez le sultan, j’ai vu l’un de ses proches, le signor Plivani, reçu avec faveur ?

— Ah ! fit l’archevêque visiblement contrarié. Et tu en as conclu qu’il emploie les trêves pour avancer ses propres affaires et se concilier Saladin d’une certaine façon ?

— Qu’auriez-vous pensé d’autre à ma place ? C’était le jour même où tombait la tête du Maître des Templiers. À ce propos, qui a été investi de cette dignité ?

— Arnaud de Torroge, un homme âgé et plein de sagesse avec lequel nous n’aurons pas à redouter les excès de violence d’Odon de Saint-Amand, Dieu ait son âme ! Même les escarmouches quasi quotidiennes avec les Hospitaliers ont cessé. Ce qui est reposant. Tu vois, en cherchant bien, on arrive à trouver une bonne nouvelle, fit-il en se disposant à battre en retraite en direction de la chapelle, mais Thibaut n’en avait pas encore terminé avec lui.

— Encore un instant, par grâce, monseigneur ! Ne m’aviez-vous pas promis de m’expliquer comment Ariane se trouve à présent chez le roi avec la bénédiction de dame Agnès ?

— Bah ! Il n’y a pas grand-chose à expliquer. Je sais qu’un soir, après les fastes du mariage, elle est venue au palais, droit chez la mère du roi. Ce qu’elles se sont dit, je l’ignore, mais Agnès elle-même s’est chargée de ramener Ariane chez notre sire et tu as pu constater, de tes yeux, ce qu’il en est…

— Sans doute, sans doute ! Mais pourquoi a-t-elle quitté la princesse Isabelle ? Surtout pour revenir chez son ennemie ! Cela n’a pas de sens…

— Ça, mon garçon, il faudra le lui demander à elle. Moi je n’en ai pas la moindre idée !

Guillaume de Tyr semblait curieusement pressé tout à coup, ce qui fit penser à Thibaut que le saint homme était peut-être bien en train de pratiquer cet art si utile à un diplomate, et que la morale ne pouvait que réprouver : le mensonge. Ce qui lui donna grande envie d’insister, mais il savait que lorsque l’archevêque-chancelier voulait se taire, la pire torture ne l’aurait pas amené à composition. Restait à savoir pourquoi il lui mentait. Aussi décida-t-il de suivre son conseil et d’interroger la jeune fille qu’il trouva, dans la basse-cour, en train d’aider Marietta à étaler pour le sécher le linge qu’elles venaient de laver.