La reine Marie elle-même semblait tout juste descendue d’une de ces mosaïques. À la mode byzantine, elle portait une longue et somptueuse robe d’une pourpre sombre ornée de bandes de broderies d’or qui lui emprisonnait le cou, mais dont les larges manches doublées de drap d’or tombant jusqu’à terre pouvaient glisser jusqu’à l’épaule si elle levait un bras chargé de lourds bracelets. Un bandeau d’améthystes et de perles assorti au pectoral disposé sur ses épaules ceignait son front. Deux longues mèches lisses et brunes encadraient un visage d’une étonnante pureté, mais dont on ne remarquait les traits qu’après avoir échappé à la fascination d’énormes yeux sombres d’icône, infiniment plus brillants.
Cependant, le hiératisme de sa personne s’arrêtait là. À vingt-six ans, la nièce du Basileus était une jeune femme pleine de vie. Lorsque Thibaut et sa compagne lui furent amenés, conduits par une dame de parage rebondie à qui un chambellan âgé et sourcilleux les avait confiés, elle jouait sous le portique avec un petit chien blanc taché de roux qui s’étranglait dans son enthousiasme à sauter sur le menu bâton qu’elle lui lançait. Elle retrouva le maintien convenable à une reine pour accueillir les arrivants, mais il était évident que leur venue l’enchantait comme toute nouvelle de Jérusalem car, dans ce beau pays et cette magnifique demeure, Marie Comnène s’ennuyait ferme. En bonne Grecque, elle adorait la musique, la danse, les fêtes, la poésie et la jeunesse, toutes choses que son statut de reine veuve écartait d’elle, remplacées par un redoutable cérémonial où la prière et les exercices religieux tenaient la plus grande place.
Assise sur un haut siège d’ivoire sculpté, elle les reçut avec un plaisir d’autant plus vif qu’elle connaissait bien Thibaut :
— Messire de Courtenay ! s’écria-t-elle. Que me vaut la joie de recevoir le fidèle, l’indispensable compagnon de notre sire Baudouin que Dieu veuille tenir en Sa sainte garde ?
— Une lettre de sa main, madame.
Le jeune homme mit genou en terre, aussitôt imité par Ariane, et offrit le message scellé du petit sceau privé que le dragon introducteur qui s’était placé près du fauteuil voulut prendre d’une main d’ailleurs hésitante, mais Marie la devança :
— Ce message est du roi lui-même, Euphémia ! À moi de le prendre. Et ne faites pas cette tête-là ! Vous savez bien que mon beau-fils ne quitte pas ses gants.
Elle fit sauter le cachet de cire, déroula le parchemin et le parcourut des yeux, puis le laissa reposer sur ses genoux :
— Relevez-vous, tous deux ! Le roi nous confie cette jeune fille, Euphémia, afin de la soustraire aux entreprises d’un haut personnage de la cour. Il dit qu’elle a été peu de temps au service de sa mère, qu’elle joue du luth avec grâce et brode avec une extrême habileté…
— Et vous pensez qu’avoir été au service de cette femme la rend digne de servir une aussi grande princesse que vous ? s’indigna la dame de parage. Le roi doit avoir perdu l’esprit. Nous n’avons que faire de filles de cette sorte !
— Paix, Euphémia ! Paix et silence ! Notre sire dit aussi qu’elle lui est chère et que nulle part ailleurs que dans ma maison elle sera mieux protégée. Tu viens du quartier arménien, écrit-il, et tu es la fille unique de Toros, le riche lapidaire. Quel âge as-tu ?
— Quinze ans, madame la reine, depuis la Saint-Jacques.
En dépit du sourire encourageant de Thibaut, Ariane, consciente de subir encore un examen, se sentait mal à l’aise. La lettre du roi, elle le savait, taisait ce qui faisait sa honte, se bornant à dire que le Sénéchal la poursuivait d’assiduités gênantes ; pourtant, elle avait l’impression que les larges prunelles violettes de la reine pouvaient lire jusqu’au fond de son âme…
Celle-ci cependant lui tendait une main et prononçait des paroles de bienvenue, ajoutant qu’elle serait attachée au service de sa fille Isabelle, quand celle-ci arriva soudain du jardin en courant, sa robe bleue, copie réduite de celle de sa mère, tenue à deux mains et retroussée jusqu’aux genoux pour faciliter la course, ce qui, vu la raideur du vêtement, lui donnait une curieuse allure que la grosse Euphémia salua d’un cri d’horreur :
— Voulez-vous lâcher vos robes tout de suite ! Il y a ici un homme !
Le cœur de l’homme en question venait de manquer un battement à la vue de celle qui l’occupait de façon si constante. Leur dernière rencontre remontait à plusieurs mois et, bien qu’elle approchât seulement de l’adolescence – mais dans les pays d’Orient la nature des filles se développe plus vite –, la jeune Isabelle était déjà si ravissante que ceux qui la voyaient ne pouvaient se défendre d’anticiper ce qu’elle serait dans peu d’années quand ses membres encore un peu grêles – et ses façons de poulain vif-argent – se seraient assouplis, adoucis. Elle réussissait l’exploit de ressembler à la fois à sa mère par la délicatesse des traits, du petit nez droit et des lèvres déjà pulpeuses et à son frère Baudouin dont elle avait l’allure fïère, la silhouette élancée due au sang Plantagenêt – elle était déjà presque aussi grande que la reine Marie –, et surtout les longs yeux d’azur clair extraordinairement lumineux sous des cils foncés d’une invraisemblable longueur. Quant à sa chevelure d’un brun de châtaigne mûre traversé d’éclats d’or que nul ne pouvait ignorer, car on la laissait danser librement sur son dos, elle n’appartenait à personne, sauf peut-être à sa grand-mère paternelle, la reine Mélisende, qui avait été l’une des foudroyantes beautés de son temps. De toute évidence Isabelle allait marcher sur ses traces.
Cependant, l’apostrophe d’Euphémia faisait son effet : elle lâcha ses robes, rougit violemment et vint baiser la main de sa mère en murmurant comme excuse qu’elle avait aperçu l’arrivée des voyageurs et accourait aux nouvelles ; mais, en même temps, elle reconnut l’écuyer de son frère et, incapable de se maîtriser davantage, se précipita vers lui avec des paroles presque semblables à celles de sa mère :
— Messire Thibaut ! Quelle joie ! Je commençais à croire que vous m’oubliiez !
— C’est là chose impossible, madame, et ce n’est pas ma faute si l’on vous a fait quitter le couvent pour revenir ici.
— Il paraît que c’était sagesse, fit Isabelle avec un soupir, mais ce n’est pas sans regret de ma part. La vie que nous menons ici, ajouta-t-elle en baissant le ton, est encore plus religieuse que chez la révérende mère Yvette… et plus ennuyeuse ! Au fait, qui est celle-ci ? ajouta-t-elle en faisant voleter ses lourdes robes pour considérer Ariane.
Sa mère la renseigna et elle vint regarder la nouvelle venue sous le nez, tourna autour en fronçant le sourcil :
— Si mon frère l’aime, qu’a-t-elle besoin d’autre protection ? Il est le roi, il me semble ?
— Vous êtes trop jeune pour savoir ce que la vie à la cour comporte de dangers, dit la reine avec fermeté. Et le roi a d’autres soucis que de veiller sur telle ou telle demoiselle du palais…
— Êtes-vous bien sûre, ma mère, que ce n’est pas lui qu’elle fuit ? Si elle l’aime elle doit avoir peur de son mal parce que, comme les autres, elle n’est pas capable de comprendre quel être merveilleux il est…
— Oh, si, je l’aime ! Dieu m’est témoin que je l’aime plus que tout au monde !
Le cri désespéré d’Ariane frappa Isabelle au point de la pétrifier. Elle s’immobilisa, tandis que la jeune Arménienne se laissait tomber à genoux en sanglotant, proche de la crise nerveuse et balbutiant au milieu de ses pleurs qu’elle voulait retourner vers lui. Mais aucun de ceux qui étaient là n’eut le temps d’intervenir. Quittant brusquement sa pose figée, Isabelle s’agenouillait auprès de la jeune fille, sans oser la toucher. Sa voix sonna haute et claire :
— Pardonnez-moi ! dit-elle. Voyez-vous, il est mon frère bien-aimé et je souffre de toutes ses douleurs. Je crois que je suis un peu… jalouse. Voulez-vous me donner la main ?
Ariane relevait la tête pour regarder la petite princesse à genoux près d’elle. Timidement, elle tendit sa main sur laquelle Isabelle posa la sienne, la serra, l’aidant du même coup à se relever.
— J’ai pensé à la mettre auprès de vous, ma fille, dit alors Marie. Si j’en crois ce que je vois, vous ne vous y opposerez point ?
— Non. Et même je vous en prie ! Je vais la conduire chez moi. Venez-vous aussi, messire Thibaut ?
— J’ai grande espérance de vous revoir avant de repartir, madame, mais, avec sa permission, je dois parler encore à la reine, répondit-il, étouffant un soupir en suivant des yeux les gracieuses silhouettes qui s’éloignaient appuyées l’une sur l’autre, comme si elles se connaissaient depuis toujours.
Quand elles eurent disparu, Marie Comnène se leva et, se tournant vers sa suivante :
— Suivez-les, Euphémia, et veillez au logement de cette jeune fille ! Quant à nous, ami Thibaut, allons respirer sous les palmes. Il me semble que je recevrai vos autres nouvelles plus sereinement. Surtout si elles sont désagréables…
— Pas toutes, noble reine ! Un ambassadeur du Basileus est entré dans Jérusalem peu avant mon départ. Il s’agit du protosébaste Andronic l’Ange qui vous est cousin, je crois, et son intention déclarée est de venir vous rendre hommage sous peu.
— Je ne l’aime pas beaucoup. Si c’est là votre bonne nouvelle…
— Je l’espérais, madame, et vous m’en voyez désolé car je crains fort que vous aimiez encore moins la suite de mon discours.
— Il en sera ce que Dieu voudra…
Elle fit un ample signe de croix, joignit les mains et se mit à prier tout en marchant dans les allées dallées du jardin jusqu’à une fontaine de mosaïques bleues qui murmurait au milieu d’un rond-point ombragé de hauts palmiers dattiers. Un banc cernait la petite place où Marie alla s’asseoir ; des buissons de myrtes et de jasmin embaumaient l’air.
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