— Sauf s’il est d’un autre… La mère aussi pourrait mourir !
— D’un autre ? Mais de qui, alors ?
Elle m’attira près d’elle pour s’assurer que nul ne l’entendrait, pas même Olin très occupé à contempler avec émerveillement le petit garçon dans son paquet de couvertures. Amina me chuchota qu’il s’agissait simplement d’une histoire d’amour entre deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer : l’aventure d’un chasseur égaré à la poursuite de son faucon, qui croise le chemin d’une jeune châtelaine esseulée, assise au bord d’un fleuve en compagnie d’une suivante, à peu de distance d’une tour et de quelques bâtiments en mauvais état. Elle dit comment le beau chasseur revint, encore et encore, et comment ce qui devait arriver arriva. Elle dit aussi que la guerre avait éloigné l’amant et qu’il ne savait pas que l’amour avait donné un fruit.
J’insistai alors pour savoir le nom et celui qu’elle articula me bouleversa en me faisant comprendre l’urgence qu’il y avait à soustraire l’enfant au prince d’Antioche. Enfin elle ajouta qu’elle avait mission de me le confier afin de lui faire quitter le pays car j’étais le seul capable de prendre soin de lui puisqu’il était mon petit-fils.
Comment le pourrais-je ? Un Templier ne possède rien en propre et le couvent n’accepte pas d’enfants, surtout en bas âge.
— J’ai un peu d’or pour lui, et le lait de chèvre se trouve partout… même sur les bateaux qui partent vers l’Occident…
— Pourquoi l’Occident ? Il y a assez de place dans ce pays pour le cacher
— Non. Il faut l’envoyer très loin si on veut le sauver… J’étais prête à l’accompagner, mais me voilà malade. Sa mère veut qu’il soit élevé en chrétien et ici, étant ce qu’il est, on ne peut le remettre à personne ! Ne refusez pas ! Vous êtes le seul en qui elle ait confiance parce que sa mère Isabelle lui a toujours dit qu’en cas de malheur, elle devrait s’adresser à vous…
Isabelle ! Amena venait de prononcer le seul nom capable de vaincre n’importe quelle résistance ! Cet enfant était son petit-fils… et le mien. Cependant, un peu effrayé par ce bouleversement que provoquait cette nouvelle, je m’efforçai de réfléchir et pour gagner du temps demandai :
— Comment êtes-vous venue jusqu’ici et pensiez-vous aller jusqu’à Acre ? À pied et seule ?
— Je l’aurais fait pour elle, mais j’avais des mules, ainsi que le vieux moine qui est tout dévoué à Mélisende et a baptisé le petit. Il est à l’église pour l’instant. Oh, sire Thibaut, allez-vous nous abandonner et nous obliger à repartir quand je serai guérie ?
— Enfin, pourquoi Mélisende n’a-t-elle pas songé plutôt à ses tantes, la comtesse de Sidon ou la princesse de Tibériade ?
— Dame Helvis pleure son époux et ne veut voir personne. Quant à dame Marguerite, elle a le cœur bien trop dur… Il n’y a vraiment que vous…
Sans répondre, je me penchai et pris le petit garçon des bras d’Olin qui, lui, n’avait pas résisté longtemps. Et mon cœur fondit d’amour à le regarder. Ah ! Certes, je ne demandais qu’à me charger de lui, à le garder auprès de moi ! Mais comment, sans encourir les foudres du Temple qui pouvaient m’en séparer à jamais ? L’in pace pour moi ? Et pour lui ? N’importe quelle maison pieuse… ou Dieu sait quoi ?
— L’Occident ! Répétai-je. Mais où ? Chez qui ?
— Ma maîtresse dit que vous êtes un Courtenay et que les Courtenay sont princes dans votre pays.
— Mon pays, c’est ici… Je ne sais même pas où est Courtenay.
— Moi je sais, intervint Olin de sa voix paisible. Ce n’est pas loin de chez moi. Si vous le voulez, je peux me charger de ce petit enfant puisque je vais repartir. Ma bonne épouse le recevra avec toute sa bonté et, j’en suis sûr, tout son cœur. En outre, j’ai quelques biens, même si je ne suis pas un Courtenay. Et je me demande si… si ce n’est la réponse de Dieu à mes prières. Nous ne sommes plus très jeunes…
Le brave homme en avait les larmes aux yeux et je ne pus m’empêcher de l’embrasser, mais déjà j’avais peine à devoir me séparer pour toujours de Renaud. En un instant, je pris la résolution de partir avec lui, de tout abandonner de ce qui avait été ma vie, mon pays, les tombes de ceux que j’avais aimés et même, s’il le fallait, le salut de mon âme pour suivre ce petit garçon qui me rendait un peu d’Isabelle. Tant pis pour les conséquences… Oui, j’allais partir moi aussi !
Le Grand Maître eût-il encore été Gilbert Erail, j’aurais couru à Acre lui demander de m’envoyer en France. Mais c’était à présent Pierre de Montaigu, un homme dur, cassant et sans indulgence. Il ne comprendrait pas et j’essuierais un refus, sinon pire ! Alors je décidai qu’une fois Renaud installé aux Courtils, j’irais confesser ma faute à la Commanderie la plus proche pour rester fidèle à des vœux devenus chers avec le temps. Du moins recevrais-je mon châtiment sur la terre où allait vivre Renaud… Et c’est ainsi que je sortis du Temple.
Quelques jours plus tard, le moine et Amena rétablie repartirent vers Mélisende, tandis que nous embarquions, sous des habits de pèlerins, à Tripoli sur un navire provençal, emmenant une chèvre pour la nourriture de l’enfant. Une digne veuve de Marseille qui retournait chez elle après pèlerinage se chargea spontanément de lui durant ce qui était pour moi un voyage vers l’inconnu. Dieu, Notre-Dame et la mer nous furent cléments et ce fut sans tempêtes ni mauvaises rencontres que nous atteignîmes tous trois les côtes de Provence… »
*
* *
Le jour s’était enfui depuis longtemps et la nuit s’achevait quand Renaud fut à la dernière page. La chandelle, allumée pour permettre la lecture, brûlait encore. Renaud l’éteignit d’un souffle et resta là un moment, dans la lumière indécise et grise de l’aube hivernale, une main attardée sur le gros paquet de feuilles d’où il sortait comme d’un rêve étrange et un peu effrayant. La découverte des racines profondes qui l’attachaient à la Terre Sainte et à tant de hauts personnages lui donnait le vertige…
Appuyé toujours au livre comme s’il craignait de perdre l’équilibre en s’en écartant, il se leva, avisa le feu mourant et se hâta à son secours. Puis il se tourna vers la couchette. Le vieux Thibaut dormait, les mains nouées sur la poitrine, tellement semblable à un gisant de cathédrale que Renaud eut peur qu’il ne fût mort dans son sommeil. Vraiment peur, parce que ce vieil homme si noble lui était devenu mystérieusement cher… et que le récit laissait tant de questions sans réponses ! Il se pencha, perçut son souffle. Rassuré, il prit la cruche et sortit tirer de l’eau…
Il faisait moins froid. La neige fondait, laissant paraître les mousses vertes et même quelques pousses d’herbe. Le printemps n’était plus loin. Renaud s’assit un instant au seuil de la vieille tour pour observer ces signes du renouveau. Bien qu’il ignorât ce qu’ils lui apporteraient dans sa vie, les signes lui parurent de bon augure. Alors il rentra, but une bonne goulée d’eau froide pour chasser les brumes de sa longue veille, mit ce qu’il restait de soupe à chauffer et s’agenouilla devant la croix pour prier…
Le dernier « amen » tombé de ses lèvres, il se retourna et vit que Thibaut, assis sur son lit, le regardait. Aussitôt son visage s’éclaira :
— Vous allez mieux… mon père ?
Tendre et respectueuse, l’appellation fit passer la lumière dans les yeux du vieux chevalier, amenant un sourire :
— Je crois… Dieu m’accorde une nouvelle rémission. J’en suis heureux parce qu’elle me permet de rester encore un peu avec toi…
— La soupe doit être chaude. Je vais vous en donner. Elle vous fera du bien.
— Merci… Auparavant je veux prier.
Il essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de le soutenir. En même temps, une violente douleur le plia en deux tandis que les traits creusés de son visage se tiraient tragiquement. Il eut un petit rire :
— La rémission, je le crains, ne sera pas très longue mais… que la volonté de Dieu soit faite ! ajouta-t-il en s’étendant de nouveau avec l’aide de Renaud.
Le grand corps maigre tremblait et le jeune homme chercha sa propre couverture pour l’ajouter à la sienne. Après quoi il préleva un peu du remède qu’il lui fit boire.
— Tu as tout lu ? demanda Thibaut avec un soupir de soulagement.
— Tout, oui… et il y a…
— Des choses que tu voudrais savoir ? Gageons que je connais la première : qui est ton père ?
— C’est bien naturel, il me semble ?
— Très naturel. Encore que je ne sois pas certain que tu en aies grande joie car, si tu es mon cher petit-fils, tu es aussi celui… de Saladin !
— Quoi ? Mais ce n’est pas possible ? s’écria Renaud étranglé d’horreur.
— Pourquoi pas ? En Palestine tout est possible, même l’incroyable. Le chasseur au faucon égaré était le malik d’Alep, Al-Aziz, qui a succédé à son père Al-Zahir deux ans avant le mariage de ta mère avec Bohémond. D’après ce que j’ai compris, lors de sa rencontre avec Mélisende il séjournait à Kella non loin de l’Oronte. Il a aimé ta mère et elle l’a aimé…
— Un Sarrasin infidèle ? Comment a-t-elle pu ?…
— L’amour, tu l’apprendras peut-être – et je ne suis pas certain de le souhaiter ! –, se moque des frontières de race, de religion, de couleur de peau… et même des pires maladies. S’il n’en était ainsi, dis-moi par quelle magie Ariane l’Arménienne aurait-elle pu aimer un lépreux jusqu’au bout de l’horreur ?
— Je pense qu’elle devait voir son âme à travers le corps détruit.
— Jolie phrase ! Le corps était pourri, pourtant.
— Oui… mais ce devait être un homme tellement exceptionnel ! J’aurais aimé le connaître. Au fait, le manuscrit ne dit rien de cette Ariane. Qu’est-elle devenue ?
— Un an après la prise de Jérusalem, les Hospitalières comme les Hospitaliers ont dû quitter la Ville sainte pour Acre, ainsi que le spécifiait le traité passé entre Saladin et le roi anglais. Ne la trouvant pas au moment du départ, les saintes filles la cherchaient partout. Cette miraculée représentait pour elles une sorte de trésor et elles se lamentaient déjà, quand l’un des moines grecs chargés du Saint-Sépulcre est venu chercher la mère prieure pour lui montrer ce qu’il venait de découvrir : Ariane étendue sur le tombeau de Baudouin. Morte !
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