Tout au long de la semaine que dura l’absence de Nicolo, Parisina et Ugo s’aimèrent avec une ardeur d’affamés. Chaque nuit, il la rejoignait, dans sa chambre d’où elle chassait suivantes et dames d’honneur, même la fidèle Bianca, pour être plus libre de profiter de son bonheur. Il n’y avait plus au monde que Ugo et elle… Qu’importait le reste ?
Le retour de Nicolo aurait normalement dû mettre un terme à leurs rencontres, mais Nicolo avait pris une nouvelle maîtresse et ne se souciait pas davantage de sa femme. Il lui rendit visite le soir de son retour parce qu’il entendait avoir d’elle un enfant, mais dès le lendemain, retourna à ses plaisirs. Aussi, les deux amants, un instant retenus, ne virent-ils bientôt plus aucune raison de demeurer plus longtemps séparés. Avec quelques précautions, tout de même, Ugo reprit le chemin de la chambre de Parisina et les ardentes nuits de l’automne recommencèrent.
Pourtant, si au palais tous ceux qui avaient deviné quelque chose gardaient un silence prudent, d’autres étaient intrigués par les yeux brillants de Parisina, les regards tendres qu’elle posait sur Ugo. Un certain Benvenuto était de ceux-là.
Valet de confiance du duc Nicolo, il l’accompagnait dans tous ses déplacements et lui servait volontiers de confident pour ses amours, voire d’entremetteur. C’était un homme aigri, fort laid et qui, le Diable seul pouvait savoir pourquoi, détestait Parisina. L’attitude des deux jeunes gens éveilla ses soupçons. Il surprit le frôlement de leurs mains, les soupirs qu’ils échangeaient lorsqu’ils pensaient n’être pas entendus.
Une nuit, alors que le duc, harassé de fatigue après une chasse à travers la plaine, dormait comme une souche, Benvenuto quitta l’appartement de son maître, et sans bruit, gagna celui de la duchesse. Il savait déjà qu’elle avait pris l’habitude de renvoyer ses femmes chaque soir, sous prétexte que la moindre présence agaçait ses nerfs. Il put donc parvenir sans encombre jusqu’à la porte de la chambre, l’entrouvrit tout doucement…
À l’exception d’une veilleuse, la vaste pièce était plongée dans l’ombre mais il ne fallut que quelques instants à l’espion pour voir que dans le lit, il y avait deux personnes, et qu’elles ne dormaient pas.
Sans faire plus de bruit qu’à l’entrée, Benvenuto referma la porte, repartit comme il était venu, et courut réveiller son maître.
— Que veux-tu ? s’écria Nicolo de fort mauvaise humeur. N’es-tu pas fou de m’éveiller ainsi en pleine nuit ?
— Lève-toi, seigneur, et suis-moi sans faire de bruit. Il y va de ton honneur.
— Que veux-tu dire ? Que vient faire ici mon honneur ?
— Tu le verras si tu me suis. La duchesse est au lit avec le bâtard… et ni l’un ni l’autre ne pense à toi.
D’un bond, Nicolo fut à bas de son lit. Sans même prendre la peine de s’habiller, il saisit un flambeau, courut jusque chez sa femme, et enfonça la porte plutôt qu’il ne l’ouvrit. Un double cri de terreur salua son entrée.
Dans les prisons du château, Parisina et Ugo, chacun dans un cachot, attendaient leur sort. On les avait arrachés de la chambre d’amour, traînés nus jusqu’à la prison où on leur avait jeté quelques vêtements. Puis de lourdes chaînes avaient été bouclées autour de leurs chevilles et de leurs poignets. Et maintenant, ils attendaient.
Mais tandis que Ugo, dégrisé, clamait son repentir à tous les échos et implorait la clémence divine, Parisina revendiquait hautement son crime d’amour. Elle aimait Ugo et voulait que chacun le sût. Les échos de son cachot à elle ne renvoyaient que des cris d’amour. Elle ne savait ce que Nicolo ferait d’elle mais cela lui était égal. Seul comptait Ugo, et s’ils avaient le même sort, fût-il la mort, elle rendrait grâce à Dieu. Dans son exaltation, elle rêvait d’un échafaud en plein soleil, semblable à quelque autel, vers lequel ils marcheraient main dans la main, unis pour l’éternité. Quelle plus belle fin pourraient-ils souhaiter ?
Mais Nicolo d’Este ne voulait pas d’échafaud public, pas de grand soleil, pas d’exécution solennelle trop semblable à une fête. Une nuit, plusieurs hommes entrèrent dans le cachot de Parisina : l’un était le duc, puis venait un moine, enfin, traînant Ugo enchaîné, deux bourreaux fermaient la marche.
— Tu vas mourir, dit Nicolo à la jeune femme. Confesse-toi.
Elle s’agenouilla docilement ; dit ses prières puis, quand le moine lui eut donné l’absolution, l’un des bourreaux tendit à Ugo effaré une hache tandis que l’autre courbait de force Parisina, découvrant son cou mince.
— Frappe ! ordonna l’impitoyable Nicolo.
Avec un cri d’horreur, Ugo rejeta l’arme d’exécution.
— Non… non… pas moi ! Je ne suis pas un bourreau.
— Frappe, te dis-je ! Sinon, je vous traîne tous deux dans la chambre des tortures et elle périra devant toi dans les pires supplices. Vas-tu frapper ?
— Frappe, mon amour, implora Parisina. Je suis heureuse de mourir de ta main… N’aie pas peur.
Alors, avec un frisson de dégoût, Ugo reprit la lourde hache, la leva au-dessus de la jolie tête inclinée. Les yeux clos, Parisina priait de tout son cœur.
Quelques instants plus tard, le bourreau faisait tomber à son tour la tête d’Ugo.
Nicolo d’Este organisa pour les amants adultères des funérailles somptueuses. Les deux corps, revêtus de velours, de brocarts et de joyaux furent exposés dans la cour du château et tout le peuple défila devant eux. Des colliers d’or cachaient, sur les cous mutilés, le passage de la hache.
Puis, par un curieux sentiment de respect pour leur jeunesse et leur amour, il les fit enterrer tous deux dans le même tombeau, unis dans la mort comme Parisina l’avait tant souhaité.
Après quoi, la conscience satisfaite, le duc Nicolo d’Este se mit à la recherche d’une troisième épouse.
Cardinal contre bâtard !
I. Angela
On était dans les premiers jours de juin de l’an 1505, et le soleil écrasait Ferrare. Dans les rues rectilignes, tirées au cordeau, de la cité des princes d’Este, la première ville d’Italie construite selon un plan moderne, une chaleur de four régnait tandis que les brumes fétides qui montaient des marais proches portaient avec elles les miasmes de la malaria. Même derrière les murs énormes du château ducal, rude forteresse médiévale quadrangulaire flanquée de tours carrées, la chaleur était suffocante.
Cependant, malgré cette chaleur ou à cause d’elle, on s’activait fort dans les appartements de la duchesse. Les servantes sortaient les toilettes, emplissaient les coffres de voyage, emballaient les objets usuels et familiers sans lesquels une grande dame de la Renaissance ne pouvait envisager de demeurer une seule journée : bijoux, instruments de musique, livres, etc. Dès que ce déménagement serait achevé, on partirait chercher la fraîcheur à Belriguardo, le domaine ombreux qui était la résidence d’été habituelle de la duchesse. Il y avait en effet urgence : enceinte de six mois, la noble dame avait le plus grand besoin de respirer l’air pur de la campagne.
Pas très grande et de constitution fragile, mais ravissante avec l’abondante chevelure couleur d’or qui était à la fois sa parure et son supplice, celle-ci n’avait jamais aimé Ferrare où elle était arrivée trois ans plus tôt, à contrecœur, pour un mariage avec un homme qui ne la désirait pas et ne l’avait épousée que par politique et parce qu’elle était la fille de l’autoritaire et tout-puissant pape Alexandre VI.
Depuis longtemps déjà, elle avait appris qu’il n’était pas facile de s’appeler Lucrèce Borgia et gardait trop d’intelligence et de finesse pour ne pas ressentir cruellement la méfiance et la crainte que soulevaient autour d’eux son père et surtout César, son terrible frère, dont on disait qu’il avait, par jalousie et par amour pour elle, assassiné Jean, leur frère commun.
Pourtant, depuis qu’elle avait épousé Alphonse d’Este, héritier de Ferrare, Lucrèce avait réussi à vaincre bien des préjugés. Elle avait su se faire apprécier de sa belle-famille par sa douceur et sa gentillesse, de son mari par sa grâce et son charme, de ses sujets par sa générosité intarissable. Nombreux même étaient ceux qui, outre le respect et l’admiration, lui vouaient un sincère et romantique amour. Enfin, depuis six mois, depuis la mort du vieux duc Hercule Ier, elle était duchesse régnante. Rien, normalement n’aurait dû manquer à sa paix intérieure et à son bonheur relatif d’épouse par raison d’État. Et en toute honnêteté, une heure plus tôt, elle pensait encore que désormais tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes en ce qui la concernait. Une heure plus tôt. Juste avant qu’Angela vînt lui avouer qu’elle était enceinte, elle aussi. Angela, qui maintenant sanglotait à ses pieds sur un coussin de velours, Angela sa cousine, une Borgia comme elle, la seule fille d’honneur de sang espagnol qu’elle ait eu le droit de conserver auprès d’elle.
Au fond, en considérant les cheveux d’or roux et la peau ambrée de cette superbe fille agenouillée devant elle, Lucrèce se disait qu’elle s’était toujours attendue, obscurément, à des ennuis de ce côté-là. À dix-huit ans, Angela ne comptait plus ses conquêtes. Avec ses larges yeux d’azur candide et son corps pulpeux, elle attirait les hommes comme le miel attire les mouches. Avec cela, tendre et violente, langoureuse et primesautière, écervelée et profondément sensuelle, Angela prenait plaisir à ces jeux dangereux et proclamait ses amours avec une inquiétante impudence, pour ne pas dire impudeur. Une créature redoutablement séduisante, tout en contrastes et qui s’entendait à déchaîner les passions.
Lucrèce n’avait pas eu besoin de chercher bien loin pour trouver le complice d’Angela.
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