Julien regarda Francesco, chercha ses yeux, que l’autre ne baissa pas. Il le vit troublé, inquiet, malheureux sans doute, et le crut sincère.

— Tu as raison, dit-il. Oublions nos querelles. Simonetta la très douce nous le demande, j’en suis certain. Embrassons-nous !

Et les deux hommes s’étreignirent… ce qui permit à Pazzi de s’assurer que Julien ne portait ni armes ni cotte de mailles… Et l’on partit pour l’église où le service était commencé.

Longuement Julien pria, heureux d’avoir, à ce qu’il croyait, retrouvé un ami… Doré comme un missel, le jeune cardinal Riario officiait, si étincelant que l’on en oubliait son physique quelconque. Et puis ce fut l’Élévation. Une clochette sonna. Entre ses mains gantées, il élevait l’hostie…

L’instant le plus sacré de la messe fut le signal. Avec ensemble, Pazzi et Bandini, qui escortaient toujours Julien, tirèrent leurs dagues et frappèrent au flanc. Avec un cri, le jeune homme recula de quelques pas et s’abattit. Francesco se rua sur lui pour frapper encore et encore, si impétueusement qu’il se blessa lui-même à la jambe. Mais il ne sentit rien. Il lui semblait qu’il n’en finirait jamais de savourer sa haine et sa vengeance…

Pendant ce temps, les deux prêtres avaient attaqué Laurent mais celui-ci avait instantanément compris et, tirant son épée, entreprit de se défendre. Bandini, vite rejoint par Pazzi, accourut à la rescousse et abattit les deux amis qui se portaient au secours de Laurent. Mais le Magnifique savait se battre. Il sauta dans le chœur et passant devant l’autel, où le joli petit cardinal doré se soutenait à peine, courut vers la sacristie, dans laquelle il s’enferma pour attendre les secours qui n’allaient pas manquer de lui venir.

En effet, une heure plus tard, il en sortait escorté de ses soldats et d’une foule d’amis. On emporta le corps de Julien et on emmena aussi le jeune Riario que l’on enferma sous bonne garde au palais. Le coup était manqué puisque le plus important des deux frères, le maître de Florence, en avait réchappé.

Une foule énorme se porta vers Laurent pour lui dire son amour, cependant que la chasse aux Pazzi commençait.

En un rien de temps, tous ou presque furent arrêtés car, croyant leur coup réussi, ils étaient entrés dans la ville afin de s’emparer des points stratégiques du pouvoir : il n’y eut qu’à les cueillir.

Et tandis que Florence offrait à Julien des funérailles aussi somptueuses que celles de Simonetta, la répression commença, terrible, impitoyable.

L’archevêque Salviati fut pendu séance tenante à une fenêtre de la Seigneurie, avec son frère et plusieurs de ses familiers. Vingt-six autres partisans des Pazzi furent massacrés par la foule, débités comme animaux de boucherie. D’autres furent pendus la tête en bas suivant la mode pittoresque de Florence. Ainsi de Francesco dei Pazzi, qui mourut d’ailleurs courageusement. En tout deux cent soixante-dix personnes furent offertes en holocauste aux mânes irrités de Julien de Médicis. Les derniers à mourir furent Montesecco, qui n’avait cependant rien fait, et le vieux Jacopo, qui s’était enfui et que l’on reprit pour le pendre à côté de son fils. Et pendant une longue semaine, Florence se roula dans le sang et dans la vengeance. Et Botticelli, à nouveau en larmes, dessina d’un crayon impitoyable l’archevêque Salviati pendu à la fenêtre du palais…

Le nom des Pazzi fut rayé des registres de Florence. Leurs armes, devises et écussons, effacés. Ils avaient totalement cessé d’exister pour Florence et les rares qui vivaient encore durent changer de nom. Après quoi, le pape Sixte IV, furieux de voir son coup manqué, fulmina l’excommunication… contre Laurent de Médicis.

« Ô douleur ! Ô crime inouï ! Ils ont porté leurs mains homicides sur un archevêque et le jour même du Seigneur, ils l’ont pendu publiquement aux fenêtres mêmes de leur palais… »

Que l’on eût assassiné Julien en pleine messe de Pâques n’intéressait apparemment pas le Saint-Père. Il voulut aller plus loin, frappa Florence d’interdit et réussit tout juste à soulever la ville contre lui. Les Florentins molestèrent ses envoyés, traitèrent Sa Sainteté de suppôt de l’adultère et de vicaire du Diable et réclamèrent la réunion d’un concile œcuménique pour le déposer. Pendant ce temps, Laurent faisait alliance avec le roi de Naples et amenait le bouillant pontife à composition.

Mais si Laurent sortait de cette terrible aventure avec un pouvoir renforcé, beaucoup de choses avaient changé en lui avec la mort de ce jeune frère qu’il aimait si tendrement. Simonetta d’abord, Julien ensuite… le beau printemps de Florence s’était évanoui pour ne jamais revenir et le cœur du Magnifique se refermait… Il avait été plein de mansuétude envers ses ennemis, tant que la jeunesse et l’amour fleurissaient autour de lui. Il devint le maître dur, impitoyable qu’il avait tant espéré ne jamais être, mais il tenait fermement entre ses mains maigres la balance politique de l’Italie.

En revanche, pour le peuple, il demeurait le mécène généreux, adoré des artistes et des lettrés. Sa maison restait le rendez-vous des grands esprits en même temps qu’un musée et le siège d’une académie platonicienne.

Il aimait toujours les femmes mais pas la sienne, la Romaine, la hautaine Clarissa Orsini, qui n’avait jamais su trouver le chemin de son cœur mais ne se privait pas de censurer la vie aimable de Florence.

Une dernière passion vint éclairer sa vie : celle que lui inspira Bartolomea dei Nasi, gracieuse et charmante plus que belle, mais lui-même n’était plus ce qu’il avait été : à quarante-quatre ans, il avait la silhouette voûtée d’un vieillard. Sa santé se délabrait dangereusement.

Les dernières années de sa vie furent tristes. Savonarole, le moine fanatique, faisait tonner sur Florence sa voix pleine de malédictions. Il parlait d’enfer, de flammes éternelles, maudissait les artistes, la beauté, la richesse, la joie, la musique et la danse, et Florence, versatile comme une femme, se détournait un peu du maître qu’elle avait tant aimé pour frémir sous les violences de cette nouvelle idole qui allumait des bûchers avec des chefs-d’œuvre.

Dans les premiers jours d’avril 1492, l’année où Christophe Colomb allait redécouvrir l’Amérique, Laurent tomba gravement malade dans sa villa de Careggi. Ses médecins, pour soigner son estomac délabré, lui firent avaler une potion contenant de la poudre de diamant. Curieuse idée, dont le résultat ne se fit pas attendre : le 8 avril, le Magnifique expirait, emportant avec lui la plus belle harmonie de cette Italie de la Renaissance. À Rome, Rodrigue Borgia allait devenir pape. Et Machiavel d’écrire :

« Aussitôt après le trépas de Laurent, les mauvaises semences commencèrent à pousser, lesquelles un peu plus tard, à défaut d’homme qui les pût défricher, ruinèrent et ruinent encore maintenant l’Italie… »




Este  (FERRARE)




Une Phèdre de quinze ans : Parisina

Le long bateau plat glissait lentement le long des canaux. La chaleur écrasait la plaine et faisait flamber, au loin, les tours rouges de Ferrare. L’ennui qui suintait de ce jour d’été trop chaud semblait presque palpable. Même les musiciens installés sous une tente à l’avant de la barge ne tiraient plus que des accords languissants. D’ailleurs, à quoi bon jouer ? Étendue sur la soie de ses coussins brodés, la jeune duchesse avait l’air de dormir… Il n’y avait pas un souffle d’air. La lumière intense vibrait…

Pourtant, Parisina d’Este ne dormait pas. Elle s’ennuyait tellement qu’elle n’en avait même plus envie. Les jours se succédaient, tous semblables, tous d’une désespérante monotonie. Il n’y avait aucune raison pour que cela vînt un jour à changer. L’automne viendrait, puis l’hiver, puis le printemps et à nouveau l’été, mais elle, Parisina, demeurerait à jamais prisonnière de sa grandeur, d’un rang dont déjà elle était accablée. Et elle n’avait que quinze ans !

Il y avait trois mois seulement que, par un beau jour printanier de cette année 1424, elle avait épousé le maître de Ferrare, le duc Nicolo d’Este, qui avait déjà répudié une épouse parce qu’elle ne lui avait point donné d’enfant. Nicolo voulait un héritier légitime. C’est pourquoi, sur sa réputation de beauté, il était venu à Rimini demander au seigneur Malatesta la main de sa plus jeune fille. Ainsi, Parisina était-elle devenue duchesse de Ferrare et l’épouse d’un homme qui aurait pu largement être son père.

À dire vrai, l’âge ne faisait rien à la chose. À quarante ans, Nicolo d’Este gardait du charme, de la séduction, des yeux gais et un corps d’athlète. Il n’avait rien du barbon répugnant et très vite, Parisina s’était habituée à l’idée de l’aimer. Il lui avait enseigné l’amour et, en cette matière, ce grand coureur de jupons était un maître. Parisina avait donc aimé l’amour en même temps que le professeur.

Certes, ce printemps avait été beau, allègre, et les couleurs de l’avenir semblaient riantes à la jeune épousée. Mais… cela n’avait été qu’un printemps. Et les printemps italiens sont courts. Nicolo, vite lassé d’une jeune épouse jolie mais inexpérimentée, était retourné sans tarder à des plaisirs de plus haut goût. Durant ce mois d’août qui bientôt s’achèverait, il n’avait pas passé deux nuits avec Parisina. Et l’ennui s’était mis à ronger la jeune duchesse.

Elle tourna vers sa suivante, Bianca, des yeux lourds de larmes.

— Dis aux bateliers de revenir vers la ville… Cette promenade n’amuse personne et moi moins encore. Au palais, en revanche, il fera presque frais…

— La nuit va bientôt venir. Pourquoi ne pas aller jusqu’à l’une de vos maisons de campagne ? Vous pourriez regarder danser les paysans.

— Et moi ? avec qui danserai-je, puisque mon seigneur n’est pas auprès de moi ? Non, Bianca, j’aime mieux rentrer.