— Un homme doit savoir choisir son destin, Arnaud... et s'il est digne de lui-même, il ne doit permettre à personne, tu m'entends, à personne de s'interposer entre lui et sa conscience...
La chambre, en effet, donnait immédiatement sur le jardin. De l'étroite, mais confortable couchette où Morayma l'avait étendue, Catherine pouvait voir luire, entre deux minces colonnettes, le bassin sous la lune. Morayma, en l'y installant, lui avait fait remarquer le luxe délicat de la petite pièce, toute vêtue de cristal mauve et vert amande serti de cèdre à l'or assourdi.
— C'est peut-être moins somptueux que ton autre appartement, lui dit-elle, mais plus raffiné ! Zobeïda n'aime pas les grandes pièces. Tu ne manqueras de rien ici et tu auras presque l'impression d'habiter le jardin.
La Juive se donnait, évidemment, beaucoup de mal pour vanter la nouvelle installation de Catherine. Besoin de la rassurer en se rassurant elle-même ? Peut-être !... Des deux, c'était sans doute elle qui en avait le plus urgent besoin car sous ses voiles safran brodés de bleu, Morayma tremblait comme de la gelée... Catherine voulut l'obliger à le reconnaître.
— Pourquoi as-tu si peur, Morayma ? Que crains- tu ?...
— Moi ? fit l'autre avec une parfaite mauvaise foi. Je n'ai pas peur.
J'ai... j'ai froid !
— Par cette température ? La brise de tout à l'heure est tombée.
On ne voit même plus bouger les feuilles du jardin.
— J'ai froid tout de même... J'ai toujours froid !
Tout en parlant, elle disposait au chevet du lit de Catherine une jatte de lait que la jeune femme contempla avec une certaine surprise.
— Pourquoi ce lait ?
— Au cas où tu aurais soif. Et puis, il te faut boire beaucoup de lait pour l'éclat et la souplesse de ta peau.
Catherine soupira ! C'était bien le moment de s'occuper de sa peau ! On semblait, dans ce palais, se préoccuper uniquement de secrets de beauté et elle commençait à être plus que lasse de ce rôle d'animal de luxe bichonné, engraissé, pomponné pour la consommation du maître.
Comme si elle n'avait as d'autre souci que l'éclat de son teint !...
Tandis que Morayma disparaissait aussi vite que le permettaient ses courtes jambes, Catherine tenta de raisonner sa situation. La proximité immédiate de Zobeïda ne lui faisait pas peur. Sans doute la princesse y regarderait-elle à deux fois avant de persécuter celle qu'elle croyait la sœur de son amant et ce n'était pas elle qui tourmentait le plus la jeune femme. C'était Arnaud !... Comme il était étrange et déconcertant !
Tout à l'heure, quand il l'avait reconnue, elle n'avait pas douté une seconde de sa joie de la retrouver ni même de son amour pour elle. Il y a des élans qui ne trompent pas ! Mais Zobeïda avait soufflé cette joie comme une chandelle avec ses insinuations venimeuses et Arnaud avait oublié cette brusque bouffée de bonheur pour ne plus écouter que sa jalousie, sa colère d'époux trahi. Encore, songeait tristement Catherine, ignorait-il certains épisodes tels que celui du camp des tziganes, avec le malheureux Fero, ou celui du donjon de Coca... et il fallait qu'il les ignorât toujours, sinon il n'y aurait plus ni trêve ni repos, ni bonheur possible pour Catherine. Il se détournerait d'elle à tout jamais...
Pourtant, la fatigue due aux émotions de cette journée finit par clore ses yeux, mais elle ne s'endormit pas de ce sommeil profond qui restaure si bien, en quelques heures, les forces les plus amoindries.
Elle dormait mal, nerveusement, avec de brusques sursauts et un subconscient plus actif que jamais. Du fond de son sommeil, elle avait l'intuition d'un danger dont, bien sûr, elle ne pouvait déterminer la nature, mais qui s'approchait inexorablement.
Une soudaine sensation d'étouffement l'éveilla tout à fait, la redressa brusquement dans son lit, baignée de sueur et le cœur fou. Le clair de lune, maintenant, s'allongeait sur le dallage de la chambre. Un cri d'horreur s'étrangla dans la gorge de la jeune femme : là... dans la longue éclaboussure blafarde, ondulait lentement une forme mince, noire et luisante... un serpent qui rampait vers le lit !
Ce n'était pas un accident et Catherine le comprit dans le temps d'un éclair. La jatte de lait que Morayma avait disposée à la tête de son lit !... Le lait, régal préféré des serpents ! La hâte de s'enfuir, la peur qui faisait trembler Morayma, Catherine en saisissait maintenant tout le sens, et aussi le côté prémédité... Cette bête immonde qui s'avançait vers elle, c'était la main même de Zobeïda, la mort sous son aspect le plus hideux !
Les yeux exorbités d'horreur, serrant convulsivement les couvertures de soie contre sa poitrine nue tandis que de désagréables filets de sueur froide coulaient le long de son dos, Catherine regardait approcher le serpent. Jamais elle n'avait éprouvé pareille peur, semblable paralysie de tout son être. Elle était fascinée par le long corps noir qui, lentement, déroulait ses anneaux sur le dallage, plus près, toujours plus près. Et c'était comme un cauchemar sans réveil possible car elle n'osait pas crier. Le serpent n'était pas très grand, mais elle distinguait une large tête plate, triangulaire, hideuse dont un appel, peut-être, précipiterait la morsure. Et puis appeler qui ?
Catherine ne pouvait conserver aucune illusion sur l'intention féroce qui lui avait envoyé l'abominable messager de mort. Personne ne viendrait à son appel... Et elle était là, seule, aussi exposée que sur un échafaud avec l'unique rempart de quelques soieries... incapable même de fermer les yeux pour ne plus voir l'affreuse bête.
Son esprit affolé se tourna vers son époux. Elle allait mourir là, à quelques pas de lui, et demain sans doute, quand on découvrirait son cadavre déjà froid, Zobeïda trouverait une infinité d'excuses et de regrets hypocrites. Toutes les chambres ouvraient sur le jardin.
Comment pouvait-elle deviner qu'un serpent, attiré par la fraîcheur des bassins peut-être, entrerait dans celle- là ?... Et Arnaud, peut-être, la croirait... Alors, parce que maintenant le serpent allait atteindre le lit bas, parce qu'elle avait trop peur et parce qu'elle avait désespérément besoin de lui, Catherine gémit :
— Arnaud !... Arnaud, mon amour...
Et ce fut le miracle. Catherine crut tout de bon que la peur l'avait rendue folle quand elle vit qu'il était là, sa haute silhouette écartelant le clair de lune, surgi des ombres du jardin comme le bon génie des contes orientaux. D'un regard, il embrassa la forme terrifiée de Catherine blottie dans l'angle le plus éloigné de son lit et le reptile qui, déjà, redressait sa tête plate. D'une main, il arracha la dague de sa ceinture, empoigna de l'autre une robe qui traînait sur un tabouret, en fit un tampon, et de tout son poids se laissa tomber sur le cobra.
La mort du serpent fut instantanée. Maniée avec force et précision, la dague le frappa à la base de la tête, la détachant presque du corps qui demeura inerte. Arnaud se releva sur un genou, regarda sa femme.
Le rayon de lune l'avait atteinte, accusant sa pâleur tragique. Ses mains crispées retenaient toujours la couverture contre elle, mais elle s'était mise à trembler comme une feuille dans la tempête. Pour la rassurer, il murmura, doucement :
— N'aie plus peur ! C'est fini... Je l'ai tué !
Mais elle l'entendait à peine. Envahie, jusqu'aux fibres les plus profondes, par la peur atroce qu'elle avait dû supporter, elle restait là, les yeux exorbités, claquant des dents et incapable de répondre.
Inquiet, Arnaud se glissa près d'elle sur le lit.
— Catherine ! je t'en prie, réponds-moi... Tu n'as rien ?
Elle ouvrit la bouche, mais les mots ne pouvaient franchir ses lèvres qui tremblaient convulsivement. Elle avait envie de pleurer, mais elle ne pouvait pas et leva sur son époux un regard encore habité par l'épouvante et si pathétique qu'Arnaud ne résista pas au geste instinctif qui lui venait : celui de la prendre dans ses bras.
Une profonde pitié se leva en lui en constatant qu'elle se blottissait étroitement contre sa poitrine comme si, à la manière des enfants terrifiés, elle cherchait à se faire aussi petite que possible. Il la serra plus fort, cherchant à lui communiquer sa chaleur d'homme pour faire cesser ce tremblement terrifiant. Doucement, il caressa la tête blonde nichée contre son épaule.
— Pauvrette ! Tu as eu si peur... si peur ! Cette misérable femme !
Je la savais capable de tout... et c'est pour cela que je veillais, mais d'une chose aussi lâche !... Calme-toi je suis là !... je te défendrai !...
Nous fuirons ensemble, nous retournerons chez nous. Je t'aime...
Le mot était venu de lui-même, tout naturellement, mais Arnaud ne s'en étonna pas. Sa rancune, sa jalousie avaient craqué d'un seul coup ; tout à l'heure quand, rôdant à travers le jardin parce qu'une sourde inquiétude le ramenait constamment vers cette partie du palais, il avait entendu le faible gémissement de Catherine, son nom à peine prononcé, mais chargé d'angoisse et quand, du seuil, il avait vu le long corps noir glissant sur le marbre vers le lit de sa femme, la peur atroce qu'il avait eue lui avait rendu la mesure exacte de son amour pour elle.
Et maintenant qu'elle était dans ses bras, tremblant comme un oiseau malade, il comprenait que rien ni personne ne pourrait jamais se glisser vraiment entre elle et lui, qu'un amour comme le leur pouvait supporter bien des choses, endurer bien des souffrances hormis la déchirure totale. Ils n'avaient qu'un seul cœur en deux corps distincts et Arnaud savait bien qu'il ne pourrait jamais trouver le courage de repousser Catherine loin de lui. Le caprice, né de l'ennui et aussi du profond sentiment de joie qu'il avait éprouvé en apprenant qu'il n'était pas lépreux, ce caprice qui l'avait poussé vers Zobeïda était devenu une sorte d'habitude nécessaire à son équilibre physique, mais c'était une sensation bien pauvre auprès du seul bonheur de tenir Catherine contre lui.
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