Le matin suivant Coucy partit pour son grand château du Nord, avec seulement son écuyer et une escorte réduite afin d’enlever le moins possible de protection à sa femme. À l’intention du nouveau damoiseau il laissa Gilles Pernon avec lequel celui-ci lia plus étroitement connaissance et put meubler, grâce à son enseignement, une journée qui sans cela eût été bien morose. Philippa, en effet, ne quitta son logis que pour entendre la messe, occupa son temps à broder et filer avec ses femmes, et ne le fit pas appeler. Renaud s’attendait, non sans inquiétude, qu’elle lui demande de chanter ou de dire quelque poème mais il n’en fut rien. Et les heures s’étirèrent, pesantes. Jusqu’à la demoiselle d’Ercri qui semblait préoccupée et lui adressa à peine la parole. Le lendemain, la journée commença d’identique façon : après la messe, il demanda les ordres et on lui répondit de faire ce qui lui convenait mais de rester à disposition. Heureusement il y avait Gilles Pernon, sans cela il eût été réduit à tourner en rond dans la cour, au verger où les bourgeons commençaient à se montrer et entre la salle d’armes et le réduit qu’on lui avait attribué comme logis près des écuries. Il n’avait même pas le droit d’aller à la découverte de la grande ville qu’il sentait bourdonner autour de lui et dont l’activité le faisait rêver.

Il était déçu. Tellement qu’après avoir ferraillé pendant une heure avec le vieux sergent et alors qu’ils se rafraîchissaient tous deux dans un pot de bière, il ne put s’empêcher de s’en plaindre :

— Est-ce là ce que je vais avoir à faire de mon temps ? soupira-t-il. Dans ces conditions dame Philippa avait raison de ne point vouloir remplacer le sire de Ferienne !

— En ce moment, répondit Pernon en torchant sa moustache, elle reçoit une marchande de mode et son cordouannier. Vous préféreriez vous trouver au milieu des femmes et de leurs chiffons au lieu de vous délasser tranquillement en ma compagnie ?

— Dieu m’en préserve ! Mais je croyais l’escorter par la ville et aussi au palais du Roi puisque c’est afin de pouvoir s’y rendre souvent que nous restons en ce lieu. En vérité, ajouta-t-il avec un nouveau soupir, je commence à penser qu’il m’aurait mieux convenu de me faire Templier !

— En dehors de réciter des dizaines de « Pater » et d’aller à l’église six fois le jour, leur vie n’est guère plus drôle que celle-ci ! Ils vaquent, bien sûr, à de nombreuses occupations et certains sont fort savants mais ils n’en mènent pas moins une existence austère. Paris est loin de la Terre Sainte et la vie n’y est pas semblable.

— C’est pourtant là que je voudrais aller. Ou plutôt retourner puisque j’y suis né. Au lieu de cela me voici damoiseau d’une baronne mélancolique. Si encore j’avais pu suivre le baron Raoul !

— Et servir à Coucy ! Pour le coup me voici d’accord avec vous. Coucy est le plus grand, le plus puissant, le plus beau château qui soit en ce bas monde ! Et nous irons bien un jour. En attendant, dit-il avec un bon sourire qui lui plissa toute la figure, consolez-vous en pensant que vous avez à garder notre maîtresse ! C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ?

— Sans doute, sans doute ! Eh bien, attendons !

Il n’eut pas à attendre longtemps. Au souper, Philippa lui ordonna de faire préparer sa litière et des porteurs de torches, de s’armer et de faire choix de tel compagnon qui lui conviendrait.

— Partons-nous en voyage ? demanda-t-il, surpris par l’heure tardive.

— Où prenez-vous cela ? Je n’ai point parlé de bagages. Nous allons dans le quartier d’Outre-Petit-Pont et, comme nous y allons après le couvre-feu, il est bon de prendre quelques précautions.

Elle semblait nerveuse et de mauvaise humeur.

— Dame, s’excusa Renaud, je ne connais pas cette grande ville. Je n’ai fait que la traverser pour aller au Temple et, du Temple à cette maison, le chemin est vraiment court.

— Eh bien, vous apprendrez à la connaître ! fit-elle agacée. Emmenez donc Pernon ! Il est né ici et est entré au service de mon défunt beau-père quand il était conseiller du feu roi Louis.

Ainsi rabroué Renaud se le tint pour dit et alla chercher le vieil écuyer. Lequel montra peu d’enthousiasme de cette expédition nocturne pour ne pas dire qu’il en fut franchement mécontent :

— Le quartier d’Outre-Petit-Pont à cette heure ? En voilà une idée !

— C’est un endroit dangereux ?

— Tous les quartiers sont dangereux après le couvre-feu parce qu’il y traîne plus de malandrins que de gens convenables. Dans celui-là où sont les vieilles ruines romaines, est aussi le domaine des escholiers dont les collèges sont au flanc de la montagne Sainte-Geneviève. Il leur arrive d’être turbulents plus souvent qu’à leur tour. Il y a aussi des couvents.

— C’est peut-être dans l’un d’eux que se rend dame Philippa ?

— Allons donc ! On y va au grand jour. Les moines et les nonnes se couchent avec les poules… De toute façon il n’y a qu’à obéir. On verra bien… s’il nous est permis de voir quelque chose ! grommela-t-il en conclusion.

Un moment plus tard, Philippa et Flore, enveloppées de grands manteaux fourrés et couvertes de voiles épais, prenaient place dans une litière fermée de rideaux et la dame ordonna qu’on les mène à la maison de Maître Albert qui se trouvait dans la rue Perdue. Renaud et Pernon enfourchèrent leurs chevaux et se mirent à la suite du véhicule que précédaient les porteurs de torches. L’étroitesse des rues au-dessus desquelles se rejoignaient presque à longueur de bras les pignons des maisons à encorbellement empêchaient de chevaucher aux portières. Heureusement la lune éclairait assez bien le chemin, sinon on eût navigué dans des ténèbres souvent malodorantes peuplées d’appels de matous en chaleur, du couinement des rats et de bruits assourdis révélant une sourde activité venant des tavernes, cabarets et repaires de filles follieuses. Tout en cheminant, le vieil écuyer ronchonnait dans sa moustache qu’il mâchait en même temps pour éviter d’être entendu de la litière mais Renaud en attrapait des bribes :

— … Complètement folle !… À quoi ça rime !… Pas étonnant… Le mari parti… Visite secrète… On va à pied en rasant les murailles !… Pourquoi pas des trompettes ?…

Franchi le Grand-Pont, le jeune homme se rapprocha de son compagnon :

— Savez-vous qui est ce Maître Albert chez qui nous allons ? chuchota-t-il.

— Oh, l’est connu ! C’est un grand diable d’écolâtre allemand venu à l’Université enseigner… je ne sais trop quoi. Quand il fait beau, il s’installe au milieu des vignes, sur un grand tertre à trois pointes qui est au bout du chemin où il habite 5. Les escholiers viennent en foule, à ce qu’il paraît…

— Dame Philippa s’intéresse à cette… doctrine ?

— Elle ? Vous voulez rire ! Seulement l’Albert de Cologne passe pour un grand magicien, un… alchimiste comme on dit, et il aurait trouvé une pierre miraculeuse qui fait de l’or avec du plomb ou n’importe quel métal et qui peut allonger la vie et aussi la jeunesse indéfiniment. Vous vous rendez compte ?

— Elle a peur de vieillir et elle veut lui demander de l’aide ?

Gilles Pernon examina la proposition dans le silence pendant un instant avant de soupirer :

— Vous pourriez bien avoir mis le doigt dessus ! C’est vrai qu’elle est plus vieille que son époux et ça commence à se voir. En outre, depuis la mort du petit Enguerrand elle n’a plus conçu… Oui, vous pourriez bien avoir raison…

Le cocher ayant crié « Gare ! », il s’interrompit pour doubler la litière et voir ce qui se passait : c’était seulement un ivrogne qui, au milieu de la rue de la Barillerie, avait titubé jusque sous le pas du cheval de tête, manquant de justesse de se faire écraser par les roues ferrées. L’incident se solda par quelques jurons d’un côté, et injures de l’autre.

Franchis la Cité et le Petit-Pont, on s’enfonça dans le quartier des livres, voisinant avec les collèges de l’Université. C’était là que l’on trouvait, groupés autour de l’église neuve de Saint-Séverin, les parcheminiers, les copistes, les relieurs, les enlumineurs et aussi les écrivains publics. L’odeur des colles, des peaux et des encres s’y faisait sentir. On longea ensuite les murs du petit prieuré Saint-Julien-le-Pauvre qui appartenait à la riche abbaye de Longpont et dont la chapelle très simple n’était achevée que depuis quatre ans. La rue Perdue, à la limite des champs, vignes et clos qu’englobait généreusement le grand rempart du défunt roi Philippe se trouvait un peu en amère, aboutissant à la Seine à la hauteur du chevet de Notre-Dame. Tout était paisible et calme dans cet endroit quasi champêtre, la sourde activité de la nuit se concentrant surtout au voisinage des ponts, mais un vent d’ouest s’était levé qui faisait refluer l’eau du fleuve en petites vagues laiteuses et alignait en haut des toits les flammes de fer grinçant des girouettes.

La litière s’arrêta à la hauteur d’une maison isolée dont les murs solides enfermaient un jardin où des herbes poussaient autour d’un pommier. Une porte épaisse avec de grosses ferrures lui donnait un accès qui ne fut pas si facile à obtenir. Flore d’Ercri s’en chargea après que la poigne de Renaud eut attiré un visage derrière le guichet grillé :

— Ouvrez ! ordonna-t-elle. C’est la dame que le Maître a accepté de recevoir. Et moi, vous m’avez vue ce tantôt !

Le reflet d’une chandelle arriva sur le visage de la jeune fille et dut donner satisfaction car, dans un grand bruit de ferraille, le vantail s’ouvrit pour laisser voir un personnage aussi large que haut, qu’une robe d’allure ecclésiastique ne parvenait pas à allonger. Il pouvait avoir une trentaine d’années et, son visage n’ayant rien de celui d’un penseur, ce devait être le domestique du Maître. Il examina les arrivants d’un œil critique, mais Philippa descendue de sa litière s’avançait vers lui et il fut sans doute impressionné par son allure. Il s’effaça en s’inclinant :