— Voilà une bonne chose de faite ! commenta le Commandeur avec un sourire qui lui épanouit la figure sous sa barbe blanche. Voilà longtemps que je n’avais eu l’occasion d’en découdre ! Cela fait un bien !
Un moment plus tard le sbire de Camard – qui s’appelait tout platement Edme Goujon ! – dûment ficelé sur son cheval prenait place au milieu de ses vainqueurs, poursuivant avec eux un chemin dont il savait qu’il allait le mener droit devant un juge avant une rencontre définitive avec le bourreau.
Cependant Renaud, émerveillé de ce qu’il venait de voir, ne pouvait se retenir de complimenter frère Adam sur son exceptionnelle verdeur à un âge qui est plutôt celui du coin du feu avec une couverture sur les genoux pour mieux réchauffer les articulations rouillées.
— S’il m’est donné de vivre aussi longtemps que vous, sire Commandeur, j’aimerais beaucoup savoir quelle recette miraculeuse est la vôtre ?
— L’exercice, mon garçon, l’exercice tous les jours et une nourriture convenable, c’est-à-dire abondante sans excès. Et puis ne pas trop écouter les douleurs qui montrent leur nez ! Je ne suis d’ailleurs pas une exception. Ainsi Jean de Brienne qui fut roi de Jérusalem en épousant la fille de la reine Isabelle et de Conrad de Montferrat – et que vous avez dû rencontrer dans le manuscrit de Thibaut ! – est devenu ensuite empereur de Constantinople et a livré sa dernière bataille sous les murs de sa ville à quatre-vingt-dix ans. Et il y en a d’autres ! Dans nos rangs templiers, par exemple : si on ne reste pas sur le champ de bataille, on meurt vieux chez nous…
Ravi, de toute évidence, d’avoir su démontrer à ce jeune blanc-bec ce que valaient ses aînés, frère Adam passa ainsi un bon moment à évoquer les vieux souvenirs pour le plus grand plaisir de Renaud. La route n’en fut que plus agréable…
On était le 16 mars 1244 et ce fut, en vérité, un très beau jour de pré-printemps passé à parcourir les belles campagnes, que grâce à la fermeté du souverain les horreurs de la guerre épargnaient depuis longtemps déjà.
Pourtant à cette même heure où Renaud écoutait frère Adam, un drame immense se jouait très loin dans le décor grandiose des monts pyrénéens. C’était à Montségur, au pied de l’imprenable château, dernier refuge des Cathares, ces hérétiques adeptes d’une étrange religion pour laquelle la terre était maudite, le mariage répugnant et le suicide vivement conseillé. Mais l’imprenable citadelle était cependant tombée et, au nom d’un roi qui n’en savait rien, on avait construit un immense bûcher entouré de pieux et de palis, dans lequel on jeta plus de deux cents hommes et femmes. Non seulement ils avaient refusé d’abjurer mais ils réclamaient ce martyre comme la meilleure façon de gagner une bienheureuse éternité.
Durant des heures, une épaisse fumée noire et nauséabonde roula dans l’air froid et pur, empuantissant les alentours et les frappant d’une horreur que les siècles n’éteindraient pas.
Le brasier, lui, rougeoya plus longtemps encore sous l’œil des hommes d’armes chargés de le garder et dont le visage ne reflétait rien parce qu’il valait mieux qu’il en soit ainsi. On savait déjà que l’inquisition récemment installée en Languedoc possédait de nombreux et invisibles regards…
Depuis le château vaincu, on regardait aussi. Tous ceux, toutes celles qui n’appartenaient pas à cette religion qui avait infiltré leurs familles et qui demeuraient impuissants à les sauver des flammes. Le maître de Montségur lui-même, Raymond de Pereille, venait de voir son épouse Corba et sa plus jeune fille, Esclarmonde, une enfant de seize ans, marcher ensemble à cette mort horrible et il ne parvenait pas encore à comprendre ce qui venait de lui arriver tant une grande douleur peut dispenser parfois un choc pétrifiant.
Quelqu’un d’autre encore regardait et cette douleur-là n’avait rien d’accablant. Elle était active au contraire, nourrissant d’instant en instant, de sa fureur et de son déchirement, une haine que le temps ne pourrait éteindre. Une haine que Renaud, un jour, rencontrerait…
CHAPITRE II
LE DAMOISEAU
Pour Renaud qui n’avait connu que les dimensions réduites et les fastes modestes de Châteaurenard, la découverte de Paris fut un émerveillement, même s’il avait pu admirer en chemin la ville de Sens, avec ses cinq abbayes et sa belle cathédrale neuve où, dix ans plus tôt, s’était déroulé le mariage du roi Louis avec Marguerite de Provence. Paris c’était tout autre chose !
La campagne d’abord était magnifique et le temps soudain plus doux dès que l’on eut passé Sens laissait prévoir que le printemps serait éclatant. Les bois, les forêts, les arbres fruitiers dans les vergers cachaient leurs ossatures grises sous un léger voile vert tendre. L’herbe des pâtures poussait dans les vallons ; les coteaux étalaient fièrement leurs vignes bien entretenues et à mesure que l’on approchait de la capitale, les bourgs, les villages et les abbayes se faisaient plus nombreux et plus prospères. À chaque pas des chevaux – on mit près de quatre jours à accomplir le voyage en faisant halte dans des « granges » d’autres commanderies comme celle de Dormelles – s’ancrait la conviction que le royaume de France vivait en paix sous le bon gouvernement d’un roi sage. Et quand la ville fut en vue, Renaud eut une exclamation admirative devant la falaise de beaux remparts blancs de plus de trente pieds que Philippe Auguste avait élevée autour de Paris, bien gardée de tours rondes et percée de vingt portes ainsi que frère Adam l’apprit à son jeune compagnon.
Enfermé dans cette majestueuse enceinte, c’était un jaillissement de clochers, de tours, de tourelles dominant les toits rouges, pointus et les pignons dentelés coupés par le ruban moiré de la Seine. En fond de décor sur une colline des moulins dont les grands bras semblaient s’agiter au rythme du bruit incessant fourni par les nombreux chantiers de construction, les cris, les appels, les roulements de chariots, le pas des chevaux, le son des cloches et tout ce qui fait la respiration d’une grande cité en pleine activité.
Passée la porte Saint-Jacques avec sa barbacane, son pont-levis et son puissant châtelet gardé de tours rondes, une rue assez large dévalait vers le fleuve en longeant d’abord le grand couvent des Jacobins mais chose extraordinaire, elle était couverte de carreaux de pierre entremêlés de grès ce qui remplaçait avantageusement les habituelles ornières, boueuses ou solides selon le temps.
— Mais que c’est beau ! s’exclama Renaud. Toute la ville est-elle accommodée de la sorte ?
— Oh, non ! soupira frère Adam. Le roi Philippe Auguste qui fut le grand-père de notre sire Louis neuvième du nom, aurait bien voulu qu’il en soit ainsi mais il n’en a pas eu le temps. Seuls les deux grands chemins qui se croisent au-delà de la Seine ont reçu ces pavés. Ils relient cette porte Saint-Jacques au sud à la porte Saint-Denis qui est au nord et, de l’ouest à l’est la porte Saint-Honoré à la porte Saint-Antoine. C’est déjà un grand progrès mais la vie des rois comme celle des autres hommes est limitée… Le fils de Philippe, Louis VIII le Lion, n’a pas songé à continuer. Il a beaucoup combattu et son règne n’a duré que trois ans. Notre sire, lui, a repris le flambeau et vous allez avoir d’autres raisons d’admirer. Nous sommes en train de traverser le quartier des écoles où l’on vient de fort loin pour s’instruire. Et là-bas, après ce pont qui est dit Petit-Pont, voilà l’île de la Cité où sont le palais du roi avec son grand logis, son verger et ses tours et à l’autre bout, cette magnifique église à deux clochers carrés dont les pierres blanches accrochent le soleil, c’est la cathédrale Notre-Dame. Il y a seulement six ans qu’elle est achevée et c’est une grande merveille. Encore ne voyez-vous pas d’ici les belles couleurs et l’or qui enluminent les trois portails et la galerie supérieure !
Du Petit-Pont que l’on passa plus tard, on ne pouvait voir que les tours jumelles au-dessus des bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Renaud regardait, les yeux écarquillés, surtout quand le chemin passa devant le palais qui semblait le centre d’une intense activité : on était apparemment en train de construire quelque chose dans l’enceinte. Une fois de plus frère Adam le renseigna :
— Le Roi fait bâtir une chapelle qu’il veut magnifique pour servir de reliquaire à la Sainte Couronne d’épines et aux autres objets sacrés de la Passion de Notre Seigneur qu’il a rachetés à Venise pour l’empereur de Constantinople.
— Rachetés ? fit Renaud choqué. Choses aussi saintes peuvent-elles donc faire objet de négoce ?
— Oh c’est même encore pire ! Le pauvre Baudouin II, dont frère Thibaut vous a déjà parlé, s’est trouvé tellement à court d’argent qu’il les avait gagés chez Nicolas Querini, un prêteur juif de Venise. Le roi Louis les a dégagés et fait venir en France. Il y a cinq ans, il est allé les recevoir au-delà de Sens.
— Mais il ne peut posséder la Vraie Croix ? protesta Renaud.
— L’aurais-je mentionnée ? Dans ces reliques il y en a paraît-il un petit morceau mais rien de comparable à celui… dont vous détenez à présent le secret…
Le terrain devenant glissant, Renaud choisit de changer le sujet de la conversation :
— Selon sire Thibaut, l’Empereur serait dans le royaume en ce moment ?
— Non. Il y était mais il doit être reparti. Peut-être chez Sa Sainteté le Pape.
— Pourquoi tous ces voyages ?
— Il a toujours de gros besoins d’argent. C’est, je crois bien, le souverain le plus impécunieux du monde.
— L’empereur de Constantinople ? Je le croyais si riche !
— On n’est plus au temps fastueux des Comnène. Depuis que le doge de Venise a détourné la quatrième croisade à son profit pour s’emparer de ce qui était alors Byzance, les choses ont bien changé. Et votre empereur et cousin Courtenay en est réduit aux expédients. Il voulait même mettre en vente sa terre de Courtenay. Le Roi le lui a interdit et il a dû la constituer en douaire pour sa jeune épouse Marie, la fille de Jean de Brienne. On lui a tout de même prêté de l’argent dessus outre son marquisat de Namur qu’il a gagé à notre sire. Le malheureux est en guerre perpétuelle avec deux grandes factions grecques spoliées par le Doge. Oh, il ne va sans doute pas tarder à venir chercher accueil, bons conseils… et finance.
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