Au son de sa voix, Catherine comprit qu'il ne comptait guère sur la mansuétude divine envers un homme qui venait de l'offenser si gravement et qu'il ne croyait pas à la guérison d'Arnaud, malgré toute la peine qu'il s'était donnée.

On avait reporté le blessé sur la table où l'étudiant se mit à faire les pansements qu'il avait annoncés. Ses mains habiles voltigeaient, légères et douces, autour de cette chair torturée d'où la conscience avait fui et où ne demeurait qu'un souffle presque inaudible qui pouvait s'arrêter d'un instant à l'autre.

Catherine s'assit au bout d'un banc, près de la tête inerte de son époux et, doucement, avec une infinie tendresse, elle caressa les courtes mèches noires qui dépassaient la bande de toile blanche.

Depuis qu'il était parti si loin, presque de l'autre côté du miroir, elle ne se souvenait plus que de son amour. Elle ne voulait plus se souvenir que de lui ! Elle avait tout pardonné, tout oublié, même l'affreuse image qu'il lui avait offerte hier. Il glissait de ses doigts, de ses bras comme un rêve trop doux qu'au matin l'on essaie vainement de retenir.

N'était-il donc qu'un mirage qui se dissipait dès qu'elle l'atteignait ?

Pourtant, avant ce jour de colère et de malheur, il y avait eu tant de doux moments, tant de belles nuits ! Elle n'imaginait pas, elle ne pouvait pas seulement imaginer une existence où il ne serait plus...

L'ombre de la mort ensevelissait les tragiques souvenirs et l'horreur de la veille...

Elle avait Jailli mourir de douleur quand on le lui avait arraché pour le conduire à la maladrerie de Calves, mais elle avait pu réagir à temps parce que, malgré tout, il était encore vivant. Malade, mais vivant ! Et c'était ça toute la différence. Car si, dans une heure ou dans la nuit, il s'éteignait il n'y aurait plus d'autres recours, plus rien à quoi se raccrocher, aux heures de découragement, qu'un peu de terre soulevée dans l'herbe d'un cimetière, ou bien une dalle gravée dans quelque chapelle, et une croix, symbole d'une éternité à laquelle, dans son désarroi, Catherine ne parvenait plus à croire. Qu'importait la vie de l'au-delà, si, sur cette terre, elle ne pouvait plus le tenir dans ses bras ! Les promesses des prêtres semblaient tout à coup vides et creuses.

Le bonheur, pour Catherine, s'incarnait dans l'image d'un homme en pleine force, les cheveux au vent d'un matin de soleil, riant du haut de son grand cheval moreau, des efforts maladroits d'un petit Michel au nez froncé d'application pour enfourcher un petit âne gris qui broutait placidement des pâquerettes dans le verger du château. Et voilà que cette douce vision s'achevait là, sur cette table souillée de sang où le même homme épuisait le peu de vie qui lui restait.

Comment croire que le ciel de Montsalvy serait encore si bleu, le printemps si triomphant, lorsque son maître ne serait plus qu'une ombre, un casque et des gantelets vides, des éperons d'or sur un coussin noir et une grande épée pendue à jamais au mur de la salle d'armes auprès de celle du défunt seigneur Amaury ?

Avec un soupir, Gauthier achevait son patient travail. Par-dessus le corps inerte, où l'odeur pénétrante des huiles aromatiques chassait celle du sang, fade et écœurante, il essaya de sourire à Catherine, mais ne put y parvenir. La vue de cette mince figure tragique, où les yeux formaient de grands lacs d'ombre, l'étranglait.

Essuyant ses mains à un morceau de linge, il rejeta d'un geste machinal les mèches rousses qui pendaient devant ses yeux, humides de sueur. Il s'aperçut alors que ses mains tremblaient maintenant que la terrible tension nerveuse qu'il leur avait imposée se relâchait.

Il était à la fois content de son travail et furieux de son impuissance, car il aurait voulu à cette minute posséder toute la science du monde afin d'arracher à Dieu le secret de la vie et de la mort. Bien sûr, il avait fait pour cet homme, qu'il avait détesté à première vue, tout ce qu'il pouvait, mais, pour cette femme accablée, dont la douleur muette était celle d'une douce bête des bois auprès du mâle frappé à mort, quel remède pouvait-on appliquer, quel miracle espérer ?

— Emportez-le ! soupira-t-il de nouveau en se reculant. Mettez-le dans son lit s'il en a un. Il y sera toujours mieux.

Puis, plus bas, il demanda que l'on allât jusqu'à ce moutier voisin pour essayer d'en ramener un prêtre. Il guettait sur le visage de Catherine l'effet de ses paroles, mais elle ne tressaillit même pas. Sa main caressait toujours les cheveux de son mari.

Quand le Boiteux et les deux autres soudards soulevèrent le blessé pour le monter dans sa chambre, elle se leva, tout naturellement, pour le suivre. Mais le Damoiseau s'y opposa.

— Restez, Dame ! Nous avons à parler.

Les yeux de Catherine tournèrent lentement dans son visage figé.

Ils étaient durs comme de la glace.

— Je n'ai rien à vous dire et je veux rester jusqu'au bout auprès de mon seigneur.

— Il n'a pas besoin de vous. On va lui ramener un quelconque enfroqué, de gré ou de force, et, pour le reste, ce garçon qui a essayé de le réparer suffira à le veiller. De toute façon, il ne passera pas la nuit.

— Justement ! Je veux être là...

Il lui barrait le passage. Elle essaya de s'échapper, mais ceux de ses hommes qui étaient venus voir Gauthier opérer étaient encore là. Elle se vit au centre d'un cercle morne d'automates aux yeux vides qui se refermerait sur elle au moindre geste de défense.

Elle entendit, au-dehors, craquer l'escalier sous le poids des porteurs et du corps, mais elle comprit aussi qu'elle ne pouvait lutter et se rassit, résignée en apparence.

— Que voulez-vous ?

— Simplement vous rappeler que ce drame vous en a fait oublier un autre. Où est donc cette grande hâte que vous aviez de rejoindre votre mère mourante ?

Catherine ne répondit pas tout de suite. Elle prit un peu d'eau avec un tampon de charpie et le passa sur son visage brûlant. Cet homme disait vrai ; la vue de son seigneur mourant lui avait fait oublier sa pauvre mère, mais déjà elle avait d'elle-même renoncé à franchir les portes de Châteauvillain quand les tabards de Bourgogne étaient apparus.

— Je ne peux y aller, dit-elle enfin. Arnaud avait raison, et vous aussi, seigneur comte : il se peut qu'en effet le duc Philippe soit ici.

Cela suffit pour que je renonce à ensevelir ma mère. Je ferai dire pour elle de nombreuses messes dans notre abbaye de Montsalvy.

Il hocha la tête et Catherine crut qu'il approuvait. Il s'éloigna un instant, revint avec un morceau de parchemin, une plume et de l'encre qu'il posa sur la table devant la jeune femme :

— Écrivez ! dit-il en lissant la feuille du plat de la main.

— Que j'écrive ? Mais à qui ?

— A votre amie, la dame de Châteauvillain. Vous lui direz que vous venez d'arriver dans son village et que vous avez été surprise de l'accueil qui vous a été fait lorsque vous vous êtes dirigée vers le château. Dites encore que vous voyagez avec votre écuyer et votre chapelain... et que vous désirez que l'on vous ouvre une porte...

Je vous ai dit que je ne voulais plus y aller ! Qu'est-ce que cette histoire ? Mon écuyer, mon chapelain ? Vous n'imaginez pas tout de même que je... Elle s'arrêta brusquement. Ce que souhaitait ce démon, elle venait de le comprendre le temps d'un éclair : cet écuyer, ce chapelain seraient des hommes à lui qu'il introduirait ainsi dans la place avec elle.

Il confirma d'ailleurs avec un sourire moqueur :

— Mais si, fit-il doucement. J'imagine très bien. Quand le Diable pose devant moi une clef de ce château, vous ne voudriez pas que je la rejette ? Écrivez, belle Dame, ensuite nous verrons à faire parvenir votre message.

— Jamais !

Elle s'était levée si brusquement que, derrière elle, le banc s'abattit.

De la main, elle repoussait le parchemin, mais le Damoiseau saisit cette main et la maintint contre la table. Ses doigts minces étaient devenus tout à coup aussi durs que l'acier.

— J'ai dit : écrivez !

— Et moi j'ai dit : jamais ! Espèce de truand sans honneur !

Croyez-vous que je sois faite du même bois pourri que vous-même ?

Vous voulez que je vous livre la maison de mon amie, l'endroit où m'a mère se meurt ? Vous avez réussi à faire tomber mon seigneur à votre niveau, mais jamais il ne se serait servi d'un moyen aussi lâche et aussi vil pour atteindre un ennemi.

— C'est possible et même certain ! Montsalvy avait parfois de ridicules délicatesses que je n'ai jamais comprises. Mais il n'a plus voix au chapitre et votre abbé pourra bientôt chanter pour lui toutes les messes qu'il voudra. Alors, laissons-le de côté ! Vous, vous êtes bien vivante, vous êtes là et vous m'apportez le moyen d'entrer là-haut. Ce moyen, je le prends.

— Vous le prenez ? Vraiment ? J'ai autant de volonté que vous et vous ne me forcerez pas à écrire ce que je ne veux pas écrire.

— Vous en êtes certaine ?

— Tout à fait certaine !

— Bien !... Mais je crois, moi, que vous allez changer d'avis !

Il claqua des doigts pour appeler auprès de lui l'un de ses hommes qui se tenait près de la porte.

— Va me chercher le page ! ordonna-t-il sans élever la voix.

Catherine s'aperçut alors que Bérenger, en effet, n'était pas dans la salle et même qu'elle ne l'avait pas aperçu depuis que l'on avait ramassé Arnaud le long de la rivière, mais, toute à son angoisse, elle ne s'en était pas autrement souciée.

Le page, d'ailleurs, semblait avoir la faculté d'apparaître ou de disparaître à la manière des elfes et sans faire plus de bruit qu'eux.

Mais, quand elle le vit revenir, entre deux soudards, les mains liées derrière le dos, elle comprit qu'un grand malheur les menaçait tous deux.