Il n'acheva pas. D'un seul coup, le château muet venait de ressusciter. En un clin d'œil, les tours se couronnèrent d'archers et d'arbalétriers, tandis qu'avec un grondement d'apocalypse le grand pont s'abattait.

Surgis des profondeurs de la forteresse, une cinquantaine de cavaliers déferlèrent, la torche au poing.

— À moi ! Sarrebruck ! hurla le Damoiseau en tirant sa longue épée, tandis qu'Arnaud de Montsalvy, détachant la masse d'armes qui pendait à sa selle, fondait déjà sur les assaillants, suivi de ses cavaliers.

Catherine et les deux garçons se trouvèrent refoulés contre un mur.

Bérenger se pendit à la main de sa maîtresse :

— Fuyons, Dame Catherine, je vous en prie, allons- nous-en !

Messire Arnaud est devenu fou sans doute, mais il ne vous permettra jamais d'entrer dans ce château. Venez ! Il faut songer aux petits, à Michel, à Isabelle... Ils ont besoin de vous.

— Et puis, ajouta Gauthier, vous vous battez peut- être pour rien, ma Dame. Votre pauvre mère est peut- être déjà en terre. En ce cas, elle vous voit du haut du Ciel et vous tiendra compte de l'intention.

Bérenger a raison : il ne faut pas rester là.

Mais Catherine était incapable de bouger. Le combat qui se déroulait à quelques pas d'elle la fascinait. Enveloppé par quatre agresseurs, Arnaud se battait comme un démon. Un terrible coup de masse avait fait sauter son heaume et il combattait maintenant tête nue, lui aussi, rendu furieux par la douleur du choc.

C'était la première fois, en dehors du combat soutenu contre les brigands de la sierra, en fuyant Grenade, qu'elle le voyait dans une bataille et un peu de l'ancienne admiration lui revenait. La vaillance de l'homme ne faisait aucun doute. Loin de fuir l'engagement ou de chercher le coup subtil et en marge des lois chevaleresques, il se ruait franchement sur l'ennemi. Sa masse tournoyait autour de lui, abattant les fantômes vêtus d'acier ; mais si, dans le combat, l'un de ses adversaires venait à lui tourner le dos, il ne frappait pas.

Le Damoiseau, lui aussi, se battait bien. Il jetait de temps à autre des regards inquiets à son camp dont une partie flambait, incendié par les torches jetées par les hommes du château, mais il n'en frappait pas moins à coups redoublés de sa hache d'armes. D'ailleurs, la bataille, très inégale au début, s'équilibrait. Les cris du Damoiseau avaient alerté ses hommes au repos et ils accouraient maintenant vers le pont, leur troupe grossissant à vue d'œil.

Comprenant qu'ils allaient avoir affaire à trop forte partie, les chevaliers de Châteauvillain refluèrent en bon ordre et regrimpèrent le sentier, emportés par les jarrets puissants de leurs chevaux et protégés de toute poursuite par les soldats qui veillaient aux créneaux.

— Ça suffit ! cria le Damoiseau ! Replions-nous. Il faut éteindre le feu...

Mais soit qu'Arnaud n'eût pas entendu, soit qu'il se refusât à s'en tenir là, il se jeta à la poursuite des fuyards, franchit le pont au galop et s'élança sur la pente, fasciné par cette haute porte qui s'ouvrait, là-haut, sur les profondeurs d'un repaire où se cachait son ennemi.

Dans sa tête enfiévrée ne subsistait qu'une seule idée, folle et tenace : atteindre par tous les moyens le Bourguignon exécré. Sa haine avait le goût amer d'un breuvage ranci ou d'un mauvais alcool. Elle ne pouvait s'apaiser que dans le sang de l'un ou de l'autre...

Sors, Philippe de Bourgogne ! hurlait-il. Sors que je puisse enfin croiser le fer avec toi, traître, paillard, suborneur...

La rage qui le portait n'avait plus de limites. Pour lui la présence du duc derrière ces murailles ne faisait plus aucun doute car, parmi ceux qui venaient de les attaquer, la plupart portaient sur leurs cottes d'armes l'écusson écartelé, très reconnaissable, du prince bourguignon.

Catherine, elle aussi, avait reconnu les armes de Philippe et le doute était entré en elle. Se pouvait-il que ces hommes eussent raison ? Qu'Ermengarde lui eût tendu ce piège déshonorant ? Tout ce qu'elle savait de sa vieille amie, de son agressif sens de l'honneur, s'élevait contre cette pensée mais, d'autre part, la comtesse de Châteauvillain avait toujours tellement souhaité rendre sa jeune amie à l'amour d'un prince qu'elle aimait comme son propre fils !

Abritée derrière l'épais contrefort d'une petite chapelle, résistant machinalement à ses deux jeunes compagnons qui s'efforçaient de l'entraîner, elle suivait avec angoisse la chevauchée insensée d'Arnaud. Elle vit son cheval, affolé par la morsure de l'éperon, se cabrer, manquer de rouler avec lui sur la pente et ne reprendre son équilibre que grâce à la force et à l'habileté du cavalier. Elle l'entendait hurler, mais le vent était contraire et elle ne pouvait comprendre ce qu'il disait.

— Il est fou ! fit auprès d'elle la voix haletante du Damoiseau encore tout fumant de la bataille. Il va se faire tuer !

Elle s'agrippa instinctivement à son bras :

— Ne le laissez pas seul ! Envoyez à son aide... sinon il va...

Le mot s'acheva en un cri d'horreur. Là-haut, sur l'une des tours d'angle, les arbalétriers tiraient pour arrêter la poursuite frénétique de cet insensé. Catherine vit son époux basculer lentement, s'abattre comme une masse. Le cheval tomba lui aussi mais se releva aussitôt et reprit, au galop, le chemin du village traînant après lui le corps inerte d'Arnaud dont l'une des poulaines d'acier était demeurée prisonnière de l'étrier.

Catherine voulut s'élancer, mais le Damoiseau la retint. Elle cria :

— Arrêtez ce cheval ! Il va le tuer...

— Il est sûrement déjà mort ! Et, là-haut, les autres peuvent encore tirer.

Folle de colère, elle lui martela la poitrine de ses deux poings serrés sans qu'il fît rien pour se défendre.

— Lâche ! Vous n'êtes qu'un lâche !

— J'y vais, moi ! fit auprès d'elle une voix résolue.

Avant qu'elle ait pu s'y opposer, Gauthier de Chazay s'était élancé. Elle le vit courir vers le pont que le cheval fou abordait.

D'un bond souple de chat, il sauta à la tête de l'animal, parvint à saisir la bride, freina de toutes ses forces. Le destrier essaya de se défendre, traîna le long de la berge le jeune homme qui pesait de tout son poids sur la courroie de cuir et, gêné par lui, ralentit son allure.

Deux hommes alors s'élancèrent et l'immobilisèrent, écumant, les yeux exorbités. Sur les tours, les hommes d'armes avaient cessé de tirer et suivaient le spectacle avec intérêt.

Mais Gauthier déjà se relevait, essuyait à sa manche son front trempé de sueur et aussitôt se précipitait vers Arnaud dont l'un des soldats venait de dégager la jambe. Brisée, elle formait un angle bizarre.

Catherine, qui était demeurée un instant figée, la respiration coupée, s'élançait elle aussi et, avec une plainte déchirante, s'abattit à genoux dans la poussière auprès de son époux, luttant contre le vertige qui lui venait devant le spectacle effrayant qui s'offrait à elle.

— Éloignez-vous, Dame Catherine ! s'écria l'étudiant. Ne regardez pas...

Mais il lui était impossible de ne pas regarder ce corps brisé, ce visage couvert de sang et ces terribles blessures. Deux carreaux d'arbalète avaient atteint Arnaud. L'un s'enfonçait sous l'aisselle droite, au défaut de la buffe, et avait percé la cotte de mailles. L'autre avait atteint le Capitaine en pleine figure, sous la pommette gauche, causant une large blessure d'où son empennage surgissait dramatiquement.

— Il est mort ! gémit Catherine qui, n'osant toucher le corps meurtri, se plia en deux et enfouit son visage dans ses mains.

— Pas encore, fit Gauthier, mais il n'en vaut guère mieux !...

Il avait vivement détaché l'une des cubitières et la plaçait devant la bouche entrouverte du blessé. Un peu de buée apparut sur l'acier poli.

Le jeune homme contempla un instant le corps sanglant avec une moue pessimiste et hocha la tête tandis que son regard glissait, empli de pitié, sur la femme qui sanglotait auprès de lui, presque prosternée dans la poussière.

— Il faudrait un prêtre, murmura-t-il. Mais en reste- t-il seulement un seul dans ce pays de malheur ?

— Il y a un moutier, pas loin d'ici, grogna le Damoiseau qui s'approchait. Mais avant qu'on ait pu en tirer l'un des rats tremblants qui s'y terrent, Montsalvy aura trépassé ! Tout ce qu'on peut faire, c'est le porter dans l'église. Il pourra au moins mourir sur les marches de l'autel... Holà ! Quatre hommes, un brancard, n'importe quoi !

Mourir ! Trépassé ! Les mots comme autant de coups de couteau percèrent le néant de souffrance où Catherine s'ensevelissait. Elle réagit, relevant brusquement un visage qui n'était plus qu'un masque douloureux, s'accrochant à Gauthier qui essayait de la relever.

— Je ne veux pas qu'il meure ! Je ne veux pas ! Ce n'est pas possible... Cela ne peut pas finir là, nous deux, dans la colère et dans l'horreur. Dieu ne peut pas me faire ça !... Il est à moi !... A moi toute seule ! J'ai usé ma vie pour lui, pour son amour. On n'a pas le droit...

Sauve-le ! Je t'en supplie... sauve-le ! C'est moi qui suis en train de mourir.

Gauthier, incrédule, la regardait. Jamais encore il n'avait vu désespoir aussi nu, aussi déchirant. Il savait bien peu de choses de la vie de ces deux êtres, sinon que cet homme qui agonisait là avait fait endurer à cette femme tout ce qu'il était possible d'endurer sur cette terre et, dans les dernières heures, plus encore que jamais.

Pourtant, elle semblait avoir tout oublié : l'impitoyable mépris, les injures, la cruauté. Elle était là, à ses genoux à lui, Gauthier, convulsée de douleur et prête à blasphémer dans le paroxysme de son affolement. Était-ce donc cela l'amour, cette torture, cette folie, cette fièvre ?