Catherine ne disait rien. A travers les arbres, elle regardait s'agiter des lueurs inquiétantes, tandis que les cris et les jurons se rapprochaient.
— Quelqu'un a dû s'enfuir, souffla-t-elle. Écoutez ! On le poursuit... Mon Dieu ! Ils viennent par ici !...
— A cheval ! décida Gauthier. Nous ne pouvons plus rester là et le choix est tout fait : il faut traverser !
— Cela ne sera pas facile. On voit la berge de l'autre côté. Elle est presque abrupte.
— Nous traverserons en diagonale. Regardez là-bas, Un peu avant le coude de la rivière, il y a une petite grève.
En effet, au ras de l'eau éclairée par les reflets des brasiers, un mince croissant pâle se dessinait au bas d'une pente herbeuse.
Catherine, cependant, le considéra avec méfiance.
— Ne croyez-vous pas qu'en abordant là-bas nous serons en vue du village ?
— Peut-être, mais il n'est pas certain tout de même que l'on nous voie. Et puis, pour nous atteindre, ces bandits devront eux aussi traverser : pendant ce temps nous prendrons le large. Évidemment... nous avons encore la ressource de revenir sur nos pas...
Il se retourna et eut une exclamation de rage :
— Par tous les diables de l'enfer !... Non, nous ne pouvons plus retourner... Par là aussi, ça flambe.
En effet, droit dans la direction d'où ils étaient venus, un nouvel incendie allumait une autre aurore infernale.
— Il faut y aller, dit Catherine. Sinon nous allons être encerclés !
A la grâce de Dieu !
Silencieusement, ils reprirent leurs montures. En passant auprès du cadavre que les garçons avaient hâtivement recouvert de branchages, la jeune femme se signa et retint un frisson. Puis, avec précaution, les trois voyageurs firent descendre leurs chevaux dans la rivière. Les courageuses bêtes se mirent à nager vigoureusement pour lutter contre le courant et le remonter, tandis que leurs cavaliers veillaient à leur tenir la tête hors de l'eau.
Les coups de tonnerre qui se succédaient et le vacarme du village investi couvraient amplement le bruit qu'ils faisaient en nageant.
La petite grève approchait. Déjà, les sabots des chevaux quittant l'eau profonde râpaient le lit de la rivière.
— Nous avons réussi à nous maintenir hors des traînées lumineuses, fit Gauthier avec satisfaction. C'est une chance et...
Il n'acheva pas sa phrase. D'un seul coup, la prairie qui dominait la grève et les taillis qui l'entouraient parurent s'enflammer. Une troupe d'hommes dont certains portaient des torches déboucha d'une futaie, se dirigeant vers une ferme fortifiée qui couronnait le coteau et que Catherine vit trop tard. Mais, en un instant, les voyageurs se trouvèrent dans la lumière.
— Hé ! cria l'un des routiers. Voyez un peu ce qu'il y a dans la rivière !
En poussant des hurlements sauvages, ils dévalèrent la petite prairie.
— Nous sommes perdus ! gémit Catherine.
— Si ces gens-là sont au roi Charles, nous avons peut-être une chance, cracha Gauthier avec mépris. Les loups ne se mangent pas entre eux !
— Jeune imbécile ! Les Ecorcheurs ne sont à personne qu'à eux-mêmes.
Tout en parlant, ils avaient essayé de faire tourner leurs montures et de les diriger de nouveau dans le lit de la rivière pour les lancer dans le courant, mais il était déjà trop tard.
Sans cesser de hurler, une dizaine de soudards étaient entrés dans l'eau et maîtrisaient les chevaux. Désespérément, les deux garçons tirèrent leurs armes et tentèrent de s'en servir, mais leurs efforts furent vains. En un clin d'œil, tous trois se retrouvèrent jetés sur le sable de la petite grève aux mains de démons aux faces noircies, qui entreprirent de les ficeler avec une habileté dénotant une longue pratique, tandis que deux d'entre eux ramenaient les chevaux par la bride.
— Bérenger, assommé, avait perdu bienheureusement conscience.
Bonne prise ! s'écria l'un des assaillants. De belles bêtes et peut-être des gens riches ! Des marchands sans doute...
— Des marchands ! gronda Gauthier qui se débattait comme un diable. Est-ce que nous avons l'air de marchands ? Nous sommes gentilshommes, racaille, et notre compagnon...
11 s'interrompit. Celui qui paraissait le chef s'était agenouillé auprès de Catherine dont la tête avait heurté une souche quand on l'avait jetée à terre et qui en était restée un peu étourdie. Brutalement, il arracha le camail noir qui enveloppait la tête de la jeune femme et qui avait glissé à moitié. L'épaisse chevelure dorée apparut, presque rousse dans la lumière des torches.
— Tiens ! tiens !... fit-il. On dirait que nous avons là une agréable visite...
Pour s'en assurer, il tira sa dague et, d'un coup rapide, sectionna les lacets qui fermaient le justaucorps de la jeune femme. Les bandes de toile dont elle se serrait la poitrine quand elle s'habillait en garçon apparurent. Le fil de la dague les coupa en une seconde et les preuves formelles de la féminité de la prisonnière s'épanouirent sous les yeux des pillards.
Le chef eut un sifflement admiratif.
— Une très... très agréable visite ! Achevons d'éplucher cette savoureuse amande. C'est bien une femme, garçons. Et des plus réussies...
— Bandits ! Sauvages ! hurla Gauthier qui s'étranglait à moitié. Ce n'est pas une femme, c'est une dame ! Une haute dame et si vous osez seulement y toucher...
Pourpre d'impuissante fureur, il se tordait dans ses liens et s'étranglait. Le chef, qui cependant avait suspendu le geste ébauché de dépouiller Catherine, eut un haussement d'épaules ennuyé.
Faites-moi taire ce braillard ! Il m'empêche de réfléchir... Dites donc, garçons, si j'ai bonne mémoire, personne jusqu'ici ne nous a défendu les nobles dames, que je sache ? Le tout est de savoir d'où elles viennent. Allons, poulette ! Réveillons-nous ! Tandis que, de son poing ferré, l'un des soudards étourdissait Gauthier, un autre lançait au visage de Catherine le contenu d'un casque plein d'eau. Elle sursauta, ouvrit les yeux, se redressa d'un mouvement nerveux en sentant des mains rudes qui caressaient sa poitrine et cracha comme un chat en colère.
Repoussant de toutes ses forces l'homme qui, déséquilibré, tomba les quatre fers en l'air, elle sauta sur ses pieds, tira la dague de sa ceinture et la tint serrée dans son poing fermé, la pointe en avant :
— Bande de truands ! J'éventre le premier qui approche !
Un énorme éclat de rire salua cette menace. Le chef se relevait, torchant sa figure noire de poussière et de suie à sa manche de cuir.
— Ça va, fit-il, on va causer ! Mais uniquement parce qu'on nous a dit que tu étais une « noble dame », sinon faut pas t'imaginer que c'est ta quenouille qui nous empêcherait de faire de toi ce qu'on veut ! Qui es-tu ? D'où viens-tu ?
— De Tours où voici dix jours j'étais au mariage de Monseigneur le Dauphin ! Je suis dame de parage de la Reine !
— Dis donc, le Boiteux ! Ça a l'air sérieux ! Faudrait peut-être mener tout ça au Capitaine ?
— Quand j'aurai besoin de ton avis, je te le demanderai ! aboya l'autre.
Puis, revenant à Catherine :
— Comment que tu t'appelles, belle dame ?
— Je suis la comtesse de Montsalvy. Mon époux est célèbre parmi les capitaines du roi Charles !
Le Boiteux garda le silence, fourragea un instant parmi sa tignasse hirsute, remit son casque puis se détourna en haussant les épaules.
Ça va ! Menez tout ça au Capitaine La Foudre ! Moi j'aime autant ne pas avoir d'ennuis avec lui... Mais, tu sais, la belle, si tu m'en as conté, il le saura parce qu'il les connaît, les dames de la Cour. De toute façon, comme tu es belle fille, tu as une chance de n'être pendue qu'après un sursis. Les belles filles, il les aime, La Foudre. Allez, vous autres, on continue ! Toi, Cornisse, tu vas me hisser ces deux jouvenceaux sur les chevaux, tu attaches tout de même les mains de la dame, parce qu'elle joue un peu facilement du couteau, et tu conduis tout ça au village. Je m'en lave les mains.
Tandis que Cornisse attachait Gauthier et Bérenger toujours évanouis, chacun sur un cheval, puis liait les mains de Catherine, le Boiteux et le reste de sa troupe regrimpaient la pente et reprenaient le chemin de la maison-forte, toujours noire et silencieuse sur son coteau.
Un instant plus tard, armés d'un tronc d'arbre, ils se lançaient à l'assaut de la porte qui se mit à résonner dans la nuit comme une cloche de cathédrale. Puis, Cornisse prit le bout de la corde qui attachait Catherine, pendant qu'un de ses compagnons menait les chevaux par la bride et tout le monde se dirigea vers le village qu'un petit pont de pierre, situé à peu de distance du coude de la rivière, reliait à cette rive.
En resserrant ses bras autant qu'elle le pouvait contre son torse, Catherine s'efforçait de refermer son pourpoint ouvert jusqu'à la taille, mais bientôt elle n'y pensa même plus, fascinée par l'horreur de ce qu'elle voyait.
Hormis deux ou trois maisons, épargnées sans doute parce que plus riches que les autres, tout le village flambait. Certaines chaumières n'étaient déjà plus qu'un tas de braises rougeoyantes d'où surgissaient encore quelques madriers noircis. D'autres brûlaient comme des torches, en grandes flammes claires que le vent rabattait. Même les tas de fumier brûlaient, dégageant une fumée étouffante et une odeur atroce.
Mais le pire, c'étaient les cadavres qui gisaient un peu partout. Elle vit des femmes aux jupes rabattues sur la tête qui achevaient de mourir dans une mare de sang et d'immondices, le ventre ouvert, un vieillard qui agonisait en se traînant sur ses coudes, le sang jaillissant par saccades de ses poignets tranchés, des pendus aux faces violettes, d'autres qui, accrochés la tête en bas au-dessus d'un feu mourant, n'avaient plus pour visage que d'énormes charbons noircis...
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