Ils venaient par bandes, par paquets, par grappes loqueteuses, accrochés les uns aux autres, clamant un espoir effrayant. Si grande, en effet, était la foi dans le mystérieux pouvoir du roi-guérisseur que ces malheureux ne s'attardaient pas à considérer que seuls les scrofuleux pouvaient bénéficier de ce pouvoir. On lui croyait la faculté de guérir tous les maux, comme si l'oint du Seigneur eût été Jésus lui-même. Aussi, voyait-on accourir même ceux qui, à la guerre, avaient perdu un bras, une jambe ou un œil.

Bientôt l'hospice et les granges vides des couvents furent envahis.

Il fallut établir un contrôle sévère aux portes de la ville, car les lépreux, eux-mêmes, quittaient leurs maladreries et accouraient.

A l'abbaye de Saint-Martin, les moines, débordés mais assistés des médecins de la ville, commencèrent à faire un tri sévère et manquèrent déchaîner une révolution. Il fallut appeler le guet, les échevins de la ville eux-mêmes, pour protéger les moines et le sang coula.


1. L'onction du sacre conférait au roi de France un pouvoir guérisseur miraculeux : celui de guérir les scrofuleux qu'il touchait en disant : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ! »


Et Tours, qui se parait de banderoles, de guirlandes, de reposoirs et d'estrades fleuries pour les tableaux vivants sans lesquels il n'était pas de joyeuse entrée, se mit à ressembler de plus en plus à un carnaval délirant, à quelque grimaçante danse macabre où la pire misère entraînait le luxe et la splendeur.

Catherine, pour sa part, ne sortait plus, sinon pour se rendre au point du jour, et flanquée de Dame Rigoberte, à la chapelle des Jacobins voisine, afin d'y entendre la messe. Cloîtrée dans la maison de Jacques Cœur, se contentant du petit jardin pour prendre l'air et le soleil, elle craignait autant les foules misérables qui traînaient les rues et réclamaient inlassablement une charité souvent menaçante que les visages connus qu'elle eût pu voir paraître.

Elle se considérait comme exclue de la Cour et ne souhaitait pas frayer avec ses pairs, même ceux qui étaient de chers amis, comme la comtesse de Pardiac, Éléonore de Bourbon, l'épouse de Cadet Bernard qui, à Carlat, donnait asile à ses enfants. Ce n'était pas, de sa part, ingratitude ou indifférence, mais simple désir de ne compromettre personne. Tant que le Roi n'aurait pas pardonné, elle ne pourrait être assurée de l'avenir et, si l'absolution ne venait pas, ceux qui auraient soutenu Montsalvy ou sa femme pouvaient être englobés dans la même réprobation et encourir la colère du Roi.

« Si veut le Roi, si veut la loi... » le vieil adage était toujours valable et Catherine, hors la loi, ne voulait pas y entraîner ses amis.

Seul Jacques faisait exception, mais il l'aimait et elle pouvait réclamer son aide aussi hautement que celle d'un frère. D'ailleurs, il n'aurait pas admis qu'il en fût autrement. Et la seule aide que Catherine eût souhaitée n'arrivait pas.

Chaque matin, en se levant, elle courait à la fenêtre pour interroger la maîtresse tour du château, espérant toujours y voir flotter la grande bannière bleue, pourpre, blanche et or, portant les croix de Jérusalem, le lambel de Sicile, les lys d'Anjou et les pals d'Aragon, la bannière de Yolande, sa protectrice.

Mais, battant mollement sur la lente promenade des sentinelles armées de guisarmes ou de vouges, c'étaient toujours l'étamine rouge et les trois fermaux d'or du sire de Graville, grand maître des arbalétriers de France et gouverneur provisoire du château, qui paraissaient.

Et Catherine, enfermée dans l'espace restreint du comptoir en la seule compagnie d'une vieille femme, se sentait plus retranchée du monde et plus isolée que dans le couvent où elle avait souhaité se retirer. Le temps lui-même semblait s'être arrêté...

Et puis, d'un seul coup, tout se remit en marche. Deux jours avant le mariage, le 22 juin, Jacques reparut à la tête d'une troupe chargée de ballots odorants : les épices indispensables à tout festin digne de ce nom. En même temps, par le cours du Cher, des barges chargées de gibier et d'anguilles arrivaient des forêts et des étangs de Sologne.

En revoyant son ami, Catherine eut un coup au cœur. Ses traits tirés, sa pâleur parlaient pour lui d'un labeur incessant et de nuits sans sommeil. Il lui sourit et l'embrassa, mais son sourire était plus triste que les larmes et ses lèvres froides quand elles se posèrent sur la joue de la jeune femme. Avec lui reparaissaient Bérenger et Gauthier, mais ceux-là n'inspiraient guère la pitié. Manifestement ravis de leur voyage, ils offraient des mines réjouies et des yeux brillants que Catherine, peut- être, eût jugés quelque peu choquants si le page, avec la fougue de son âge, ne s'était précipité vers elle à peine descendu de cheval, bousculant Jacques Cœur sans la moindre vergogne.

— Dame Catherine ! s'écria-t-il. Nous apportons des nouvelles !

Montsalvy est libéré ! Bérault d'Apchier et ses fils ont été chassés !

La châtelaine eut un cri de joie et saisit l'adolescent aux épaules.

— Dis-tu vrai ? Bien vrai ? Mon Dieu ? C'est presque trop beau.

Mais comment avez-vous su ?

Elle secouait Bérenger comme si elle cherchait à en faire tomber les nouvelles, comme on fait tomber les prunes d'un prunier. Mais Jacques s'interposa.

— Un instant ! fit-il sévèrement. Ce n'est pas si simple et vous avez tort, Bérenger, de présenter les choses de cette façon ! Oui, Montsalvy est libre, mais tout n'est pas aussi parfait que vous essayez de le faire croire à votre maîtresse.

— Tout n'est pas non plus aussi sombre que vous le pensez, maître Cœur ! protesta Gauthier qui était presque aussi excité que son camarade. C'est bonne chose, pour Dame Catherine, de savoir tout de suite que les routiers ont lâché prise et que sa ville se remet de ses blessures.

— C'est bonne chose, en effet, mais il n'empêche que vous parlez trop, garçons, et trop vite. La joie n'est vraiment bonne que lorsqu'elle est totale.

— Pour l'amour du Ciel ! s'écria Catherine, cessez de discourir et de vous disputer. Je ne veux pas attendre une seconde de plus pour savoir ce que vous avez appris. Et d'abord, qui vous a renseignés ?

— Un messager arrivé à Bourges, il y a trois jours. Il était à demi mort car il était tombé sur un parti de batteurs d'estrade de Villa-Andrado. Blessé à l'épaule, il a réussi à s'enfuir et à se cacher dans les bois pendant deux nuits avant de reprendre son chemin. Il avait perdu beaucoup de sang, mais la chance a voulu qu'il vînt tomber pratiquement devant la porte de mon beau-père, Lambert de Léodepart. Avant de s'évanouir, il a prononcé le nom de Montsalvy, et Lambert, sachant les liens qui nous unissent, m'a fait prévenir sur l'heure. Grâce à Dieu, l'homme n'était pas mortellement atteint. Nous avons pu le ranimer, le réconforter...

— Qui l'envoyait ? Mon époux ? L'abbé Bernard de Calmont ?

— Ni l'un ni l'autre. Le messager venait de Bourgogne. C'est votre amie, la comtesse de Châteauvillain, qui l'envoyait, avec une lettre que, d'ailleurs, je vous apporte.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites, Jacques. Comment un messager d'Ermengarde viendrait-il de Montsalvy?

— Si vous aviez un peu plus de patience ? L'homme a été envoyé, tout naturellement, à Montsalvy par la comtesse. Il ne vous a pas trouvée, mais l'abbé Bernard et le frère de ce garçon, le sire de Roquemaurel, lui ont dit que vous deviez être actuellement à Tours.

Comme son message était urgent, il est reparti.

Machinalement, Catherine prit le pli que Jacques lui tendait, mais le garda dans ses mains sans l'ouvrir. Pour l'instant, ce n'était pas la prose d'Ermengarde qui l'intéressait le plus, même urgente, c'était ce qu'impliquaient les dernières paroles de Jacques.

— L'abbé Bernard, dites-vous, et le sire de Roquemaurel ? Mais où est mon époux ? Où est Arnaud ?

— On ne sait pas ! fit doucement Bérenger. Il y a une autre lettre et c'est l'abbé qui l'a écrite, parce que ni Amaury, ni Renaud ne savent seulement tenir une plume. Cette lettre, nous l'avons lue et...

— Mais tenez donc votre langue, Bérenger ! La voici, Catherine.

Comme le dit cet enfant, je l'ai lue parce que je craignais qu'elle ne vous apportât de nouvelles peines. Des peines que j'aurais voulu vous éviter. Mais c'est impossible. Il faut que vous sachiez tout...

Les jambes coupées, Catherine s'était laissée tomber sur le banc de la cour.

— On ne sait pas où est Arnaud ? répéta-t-elle d'une voix blanche.

Alors... il est mort ! Gonnet d'Apchier a accompli son crime : il l'a tué.

— Peut-être pas... Catherine, essayez de m'écouter un peu calmement. Il faut réfléchir, raisonner... Vous ne pouvez pas conclure de but en blanc à la mort de votre mari, simplement parce que les Roquemaurel ne l'ont pas retrouvé sur leur route...

Il s'était accroupi devant la jeune femme et avait saisi ses deux mains pour mieux essayer de faire pénétrer en elle sa conviction.

— Laissez-moi vous lire la lettre de l'abbé...

Lâchant la jeune femme qui se laissait aller contre le mur de la maison, les yeux à demi fermés et des larmes perlant déjà à ses cils, il déroula le parchemin.

« À notre bien-aimée fille en Jésus-Christ, Catherine, comtesse de Montsalvy, dame de... etc. bénédiction et salut ! Les chevaliers qui étaient partis pour Paris avec votre seigneur et notre ami sont revenus, par la grâce insigne de Dieu, Tout-Puissant, juste à temps pour libérer notre chère cité parvenue au dernier degré de ses forces et prête à se rendre. Bérault d'Apchier, ses fils et sa troupe sont repartis en Gévaudan et nous avons pu, avec nos frères retrouvés, remercier Dieu en toute humilité et reconnaissance d'avoir permis que vous réussissiez dans votre quête de secours. Mais nous n'avons pas chanté de Te Deum, car messire Arnaud n'est point revenu avec eux..