De l'autre côté de la cloison où s'appuyait la tête de son lit, quelqu'un marchait en s'efforçant d'assourdir le bruit de ses pas et ce quelqu'un, elle savait parfaitement que c'était Jacques. Il arpentait sa chambre lentement, régulièrement, faisant craquer toujours la même lame du plancher sous le tapis qui le couvrait.

Catherine, la gorge sèche, écoutait, suspendue à cette cadence qui traduisait si bien l'agitation intérieure de son ami. Ce plancher craquait au rythme d'un désir qui se faisait entendre ainsi beaucoup mieux que par des paroles et, derrière le voile de ses paupières closes, Catherine suivait, comme si elle eût été dans la chambre, la marche automatique de Jacques.

Il s'arrêta un instant et elle entendit couler de l'eau. Sans doute cherchait-il à se rafraîchir ou buvait-il quelque chose... Puis la marche reprit, interminable, hallucinante...

Le corps trempé de sueur, Catherine, à coups de pied impatients, rejeta draps et couvertures afin que le vent léger de la nuit vînt la rafraîchir.

Elle avait envie de crier, de frapper, de se déchirer elle-même pour éteindre ce feu qu'elle sentait monter de ses entrailles. Rageusement, elle bourra son oreiller de coups de poing, y enfouit sa tête et serra ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre, appelant de toutes ses forces à son secours le souvenir d'Arnaud, son mari, l'homme qu'elle aimait... le seul !

Comment Jacques osait-il seulement la tenter ? Une femme dont l'époux en fuite, proscrit, risquait sa tête ne devait pas, ne pouvait pas se laisser seulement effleurer par l'amour d'un autre. Mais, cet autre, c'était Jacques et Catherine était bien forcée de comprendre enfin qu'il était plus près de son cœur qu'elle ne l'avait imaginé.

— Qu'il s'arrête ! Mon Dieu, faites qu'il s'arrête ! gémit-elle dans l'épaisseur des plumes. Est-ce qu'il ne comprend pas qu'il me rend folle ?... Oh ! Je le hais... je le hais. Arnaud !... C'est toi que j'aime... c'est toi, rien que toi ! Mon amour ! Mon unique amour...

Mais son esprit, rebelle, refusait de s'attacher à l'image familière. Dieu était sourd et le Diable au travail ! Alors qu'elle cherchait, de toutes ses forces, à retrouver ses heures d'amour avec son époux, sa mémoire, sur le rythme de ce pas inlassable, ne lui restituait qu'une sensation : la chaleur de la main de Jacques, tout à l'heure, sur la sienne.

Incapable de demeurer plus longtemps sur ce lit qui lui semblait brûlant et où elle se retournait comme saint Laurent sur son gril, Catherine se leva et regarda la porte close. Elle était si proche... et si proche aussi la chambre où l'homme tournait comme un fauve en cage...

Quelques pas et la porte s'ouvrirait, encore quelques pas... et une autre porte serait sous sa main. Et ensuite ?...

Le sang battait comme une cloche aux tempes de Catherine. Cette porte l'hypnotisait. Elle fil un pas vers elle, puis un second... et un autre encore. Le vantail de bois sculpté se dressa devant elle. Sa main se posa sur le loquet forgé...

Mais, dans la chambre voisine, le pas si lent venait de se précipiter.

La porte s'ouvrit, claqua sans que l'on prît aucune précaution pour en amortir le bruit. Puis ce fut, dans le couloir, une course, dans l'escalier, une dégringolade et, au bout d'un temps très court, la porte de la rue retombant lourdement.

Incapable de se maîtriser, Jacques venait de fuir la tentation.

Quelque chose craqua en Catherine. Elle se laissa glisser à genoux et appuya sa tête contre le bois de la porte. Elle se sentait vidée de ses forces, mais délivrée, tandis que regrets et reconnaissance se partageaient son esprit.

— Sauvée ! balbutia-t-elle, sauvée pour cette fois ! Mais il était temps !...

Il était aussi dommage qu'à ce sauvetage inattendu elle trouvât si peu de charme... et même un assez désagréable goût de cendre...

Catherine finit par s'endormir, d'un mauvais sommeil qui la laissa les yeux cernés et la figure pâle. Elle se sentait si lasse et si défaite, au matin, qu'en baignant son visage dans une cuvette d'eau fraîche elle comprit que cet état de choses ne pouvait durer.

L'assaut subi la veille l'avait épuisée plus qu'une longue chevauchée. De plus, elle en sortait découragée, le cœur triste, avec ce goût de cendre dans la bouche...

CHAPITRE XI

La nouvelle de Bourgogne

Il était impossible de vivre encore près de trois semaines en équilibre instable entre l'amour de Jacques et sa volonté propre de demeurer fidèle à son époux.

« Je vais prier Jacques de garder Bérenger et Gauthier, se dit-elle.

Moi, je vais aller attendre les noces au couvent de Sainte-Radegonde, de l'autre côté de la Loire. Le danger est trop grand. Il faut au moins un fleuve et les murailles d'un monastère pour m'en protéger. Et puis, ce sera plus convenable. Il normal qu'une femme dans ma situation fasse retraite. »

Mais quand, forte de cette belle résolution, elle descendit à la cuisine pour s'enquérir du maître de maison, Dame Rigoberte ne lui en laissa même pas le temps.

Avec une petite révérence, elle lui apprit que « Maître Jacques » avait été obligé de partir pour Bourges dès l'aube, appelé par ses affaires.

— Il vous prie, gracieuse Dame, ajouta la gouvernante, de vous considérer maîtresse de cette maison où tous noirs avons reçu ordre de vous obéir en toutes choses. Il espère que vous vous y trouverez bien et il s'est permis d'emmener avec lui, en échange, vos deux jeunes serviteurs.

— C'est une excellente idée ! Les deux garçons tournaient en rond ici, ne sachant trop que faire. L'exercice des grands chemins leur fera tous les biens du monde !

Dame Rigoberte eut un sourire aimable qui révéla des manques fâcheux dans sa dentition.

— N'est-ce pas ? C'était aussi l'avis du maître. D'ailleurs, voilà une lettre qu'il a laissée pour Madame.

Tout en dévorant les tartines de miel trempées dans du lait chaud que lui avait servi la gouvernante, Catherine ouvrit le pli qu'on lui avait remis. Il contenait bien peu de choses mais, dans sa brièveté, il était très explicite.

« C'est moi qui pars, Catherine. Je suis incapable de tenir la promesse que je vous ai faite. Pardonnez-moi ! La maison est à vous.

J'y reviendrai à temps pour les noces. Et pour une fois, mon amour...

laisse-moi te dire que Je t'adore... »

Émue, Catherine relut ce billet une seconde, puis une troisième fois.

Enfin, le repliant sous son coude, elle acheva son déjeuner en silence.

Autour d'elle, Dame Rigoberte allait et venait, les ailes de sa cornette blanche battant comme celles d'une mouette, se préparant à se rendre aux halles pour y faire le marché.

Quand elle eut disparu, Catherine se leva, prit la lettre, la relut encore puis, après une toute légère hésitation, elle s'approcha de la cheminée et la jeta au feu.

Le fragment de parchemin noircit, se tordit et flamba en dégageant une odeur de peau brûlée. Bientôt, il n'y eut plus rien, qu'un peu de cendre sur la plus grosse bûche.

Catherine, alors, se détourna et, à pas lents, gagna le banc du jardin où Jacques ne reviendrait pas et où elle serait seule désormais à regarder tomber la nuit. Elle n'osait pas se demander tout à coup pourquoi elle avait envie de pleurer.

La ville, à mesure que les jours passaient, gonflait comme une rivière qui reçoit une grosse pluie d'orage. Le retard apporté aux fêtes du mariage en était la cause, car ceux qui étaient venus pour le 2 juin étaient restés et ceux qui n'avaient pu venir pour cette date accouraient maintenant, ravis de l'aubaine.

Les auberges, déjà pleines, essayaient de refuser le moins de monde possible. On aménageait des granges. Les hôtelleries des couvents, comme les demeures des particuliers, débordaient. Des marchands arrivaient en foule, par le fleuve ou par les chemins, ainsi que toute la noblesse d'Anjou et de Touraine, encouragée par le temps radieux. On avait même sorti les grandes tentes de campagne et toutes les prairies autour de la ville fleurissaient d'énormes bourgeons pourpres, safran, outremer ou noirs, tandis que des forêts de bannières multicolores poussaient un peu partout.

Il y avait aussi les baladins, danseurs, chanteurs, funambules de plein vent, montreurs d'ours et de chiens savants, jongleurs habiles à lancer des feux follets dans un ciel noir. Ils s'installaient où ils pouvaient, dans un champ ou sous la vieille charpente des halles qui, du moins, leur offrait un toit pour la nuit.

Et, dans les tavernes du port, les ribaudes se multipliaient. On pouvait les voir, à l'heure où le crépuscule verdissait l'eau du fleuve, s'adosser aux portes des tripots, nues sous une robe lâche qu'elles écartaient d'un geste rapide à l'approche des hommes, montrant un éclair de chair pâle. Leurs voix aiguës emplissaient la rue, au grand scandale de Dame Rigoberte qui, dès le coucher du soleil, faisait mettre les volets au magasin et bouclait toutes les portes, comme si elle craignait de les voir s'installer chez elle.

Enfin vinrent les malades. En mémoire de l'enfant qui venait de mourir et peut-être aussi pour consoler ses bons sujets de Tours de la longue attente qu'il leur avait infligée, le Roi avait fait annoncer qu'après la cérémonie du mariage, il se rendrait à l'abbaye Saint-Martin pour y toucher les écrouelles. Et cette grande nouvelle avait fait le tour du pays à la vitesse d'une traînée de poudre. Car le fait était rare.

Depuis, il en arrivait de partout. Non seulement des scrofuleux, mais aussi des stropiats, des cagots, des éclopés, des galeux, toute une humanité terrible et pitoyable, en haillons sanieux que les chemins déversèrent sur la ville.