Comme cela se produisait régulièrement chaque mois, ils se retrouvèrent dans la grande salle dont les tapisseries d'Arras et d'Aubusson excitaient si fort la convoitise de Bérault d'Apchier, autour du banc seigneurial, où, naguère encore, Arnaud de Montsalvy, en pourpoint de daim noir, une chaîne d'or au cou, les accueillait d'une plaisanterie ou d'un énorme coup de gueule suivant l'humeur du moment ou les circonstances. Cela se passait en général vers la fin de la matinée, autour d'un feu clair, et messire Arnaud ne manquait jamais de faire circuler quelques pots de vin aux herbes pour qu'en sortant les gens de sa bonne cité eussent meilleur cœur à l'ouvrage.
Ce soir, il en allait autrement. Certes, le feu flambait comme de coutume dans l'immense cheminée, mais les ombres de la nuit emplissaient les voûtes de la grande salle, au-dessus de la rangée de bannières qui formaient à mi-hauteur une haie mouvante et colorée, là où la lumière des quelques torches plantées dans leurs crocs de fer n'atteignait point.
Au-dehors, ce n'était plus le tintamarre matinal du château avec ses rires de servantes et ses piaillements de volailles, c'était le silence d'une nuit lourde de menaces et si le banc seigneurial était toujours occupé, ce n'était plus par les six pieds de muscles et d'énergie du chevalier, mais par la silhouette bleue d'une jeune femme qui jamais ne leur avait paru si mince et si fragile.
Auprès d'elle, bien sûr, il y avait la robe noire de l'abbé Bernard, sa tête rase et son étroit visage méditatif. Il était mince comme une lame et l'on savait son âme trempée comme le meilleur acier. Mais c'était un homme d'Église, un homme de prière pour qui le renoncement et l'amour du prochain étaient les armes suprêmes, tandis que l'heure présente appartenait à la force brutale.
De son côté, la dame de Montsalvy les regardait entrer l'un après l'autre, s'étonnant de les trouver à la fois si semblables à leur personnage de chaque jour et si différents tout à coup. Ses yeux s'attachaient à chacune de ces figures recuites par tant de soleils, de neiges et de grands vents. C'étaient des figures larges et colorées, faites pour l'effort patient de chaque jour, avec des traits si accusés qu'ils semblaient retenir dans leurs sillions un peu de leur rude terre auvergnate. Ce soir, dans leurs blouses noires des jours de fête qu'ils passaient toujours pour «monter» au château, avec leurs longs cheveux et leurs épaisses moustaches où s'abritaient si bien le sourire du contentement et les dents du carnassier, ils ressemblaient étonnamment à leurs ancêtres, à ces Arvernes qui avaient fondé un empire, inventé le mot « indépendance » et, plus tard, choisi à jamais la fidélité.
Les hommes de Luern et de Bituit, les empereurs arvernes, qui s'en allaient au combat montés sur des chars d'argent et suivis d'une meute de chiens, devaient avoir ces visages et ces carrures taillées pour les laves et les schistes dont ils bâtissaient leurs oppidums.
Un à un, la châtelaine regarda ces visages, s'arrêtant un instant sur chacun d'entre eux. Il y avait là Félicien Puech, le meunier, rond comme une barrique avec sa bedaine qui faisait craquer les coutures de sa blouse et ses mains épaisses dont une seule levait aisément le sac de farine ; Auguste Malvezin, le cirier, qui faisait les meilleures chandelles et les plus beaux cierges de tout le Carladès et dont les joues vernies semblaient toujours conserver un peu de ses produits ; le gigantesque Antoine Couderc, sorte de cyclone hirsute, aux bras interminables, qui cumulait les fonctions de maréchal- ferrant et de charron et dont les yeux avaient l'air de deux bleuets miraculeusement poussés dans la suie. Il y avait encore les deux frères Cairou, les tisserands de toile ; Martin, l'aîné, le père de la pauvre petite Bertille, morte d'amour, et Noël, l'époux de Gauberte, la langue la plus agile de Montsalvy. Tous deux étaient de taille moyenne et se ressemblaient malgré une différence de six ans : mêmes figures maigres aux méplats accusés, mêmes moustaches tombantes qui donnaient à leurs bouches serrées un pli de tristesse dédaigneuse, mêmes dos arrondis à force de se courber sur le métier. Mais la placidité de Noël était devenue, chez son aîné, violence latente et sourde, âpre désir de vengeance pour le mauvais gars à cause duquel sa petite « s'était périe et damnée à la face du Ciel »...
Ensuite, venait Joseph Delmas, le chaudronnier, un bon vivant qui chantait tout le jour bourrées, « grandes » ou « regrets », en tapant sur ses chaudrons. Seulement, ce soir, le Joseph ne chantait pas : Baisse-toi, montagne, hausse-toi, vallon
Tu m'empêches de voir la mienne Jeanneton...
Silencieusement, ils s'installèrent, comme ils avaient l'habitude, sur des escabeaux rangés en demi-cercle autour du banc seigneurial. Au milieu siégeait Saturnin Garrouste, le bailli, grave à son habitude, avec son menton en galoche et ses grandes rides verticales qui se relevaient si drôlement d'un côté, trahissant l'humour secret du vieillard.
Un geste de l'abbé releva tous ces hommes auxquels venaient de se joindre le sergent Nicolas Barrai et le frère Anthime, le trésorier du monastère.
— Mes enfants, nous sommes réunis ici, ce soir, pour tenir conseil, mais ce n'est pas le genre de conseil auquel nous sommes habitués.
Nous ne débattrons pas du prix de la toile, des incidents du péage ou d'une maladie du seigle, mais de notre cité en péril de mort. Aussi, avant de commencer, il nous faut demander à Dieu qui nous tient tous dans Sa main d'avoir pitié de nous et de combattre à nos côtés contre les hommes de sang qui sont à notre porte...
Notre Père, qui est dans les cieux...
Docilement, tous s'agenouillèrent dans la jonchée de paille, leurs grosses mains nouées dévotement sur leurs bonnets de laine, reprenant avec ferveur la vieille invocation, criant presque les dernières paroles qui traduisaient si bien leur angoisse secrète :
...et délivrez-nous du mal !
Pour sa part, Catherine avait prié en silence. Son esprit voyageait, au-delà de l'oraison, mêlant à cet appel à Dieu le désir passionné qu'un incident fortuit... un miracle en quelque sorte, ramenât son époux au pays, cl sachant bien, au fond d'elle-même, que rien ni personne ne pourrait rappeler Arnaud tant que Paris n'aurait pas fait retour au vrai roi de France.
De nouveau assise dans la haute chaire d'ébène, les mains sagement croisées sur le bleu de sa robe, elle écouta avec attention le frère Anthime faire le compte des réserves du couvent, puis Saturnin qui donna celles île la ville et celles du château que lui avait remis, un peu avant, Josse Rallard, l'intendant. Le total n'était pas tellement rassurant : bourrée de réfugiés comme elle était, la ville ne pourrait guère tenir que deux mois avant que la faim ne fît son apparition. Sans parler des récoltes qui allaient souffrir.
Saturnin roula ses parchemins au milieu d'un silence de mort et regarda la châtelaine.
— Voilà où nous en sommes, Dame Catherine ! Cela nous donne quelques semaines de vivres... en admettant que nous résistions victorieusement aux assauts de ces furieux.
— Qui parle ici de ne pas résister ? gronda Nicolas dont la main serrait déjà la garde de son épée. Nous avons tous bon pied, bon œil et bon courage. Avec ou sans vivres, nous saurons défendre notre ville.
— Je n'ai jamais dit le contraire, protesta doucement le bailli. Je dis seulement que les Apchier sont forts, que nos murailles sont hautes, mais point inaccessibles... et que nous pouvons être débordés.
Regarder la vérité en face n'a jamais signifié lâcheté.
— Je le sais bien. Mais je te dis, moi...
Catherine se leva, coupant court à la querelle commençante.
— Inutile de vous disputer, dit-elle. Vous avez raison tous les deux. Nous avons de la vaillance à revendre, mais, si nous voulons sortir sans trop de dommage de cette aventure, il nous faut du secours.
— Où Je prendrions-nous, Seigneur ! soupira le gros Félicien. A Aurillac ? Je n'y crois guère !
Moi non plus, approuva Saturnin. Le bailli des Montagnes, pas plus que les consuls ou l'évêque d'Aurillac qui sont tous à Monseigneur Charles de Bourbon, devenu par mariage comte d'Auvergne, ne se soucient de nous. On dit, en effet, que l'ambition de Monseigneur Charles est grande... et irait jusqu'à viser le trône. Les gens d'Aurillac, qui sont prudents, n'iront pas se créer une mauvaise affaire avec le duc pour arranger celles du seigneur de Montsalvy, parti soutenir le Roi. Et puis, le bailli des Montagnes n'est pas au mieux avec l'évêque de Saint-Flour qu'il tient à l'œil et dont la forte position le tente.
Catherine regarda le vieillard avec un peu d'étonnement. Il était, de tout Montsalvy, le plus paisible, le plus calme et le plus modeste et, de ce fait, s était acquis une grande réputation de sagesse. Mais elle découvrait, à cette heure, que le bailli de sa ville savait garder les oreilles ouvertes aux bruits du royaume. Il parlait peu, mais savait admirablement écouter et s'entendait comme personne à confesser les marchands qui, dès que revenait la belle saison, passaient le péage pour gagner les quelques foires du Midi que la guerre n'avait pas chassées. Il en savait, en fait, aussi long qu'Arnaud lui- même qui, avant son départ, s'était inquiété des appétits grandissants du duc de Bourbon et craignait de voir un nouveau La Trémoille, plus proche et plus puissant encore, se lever à l'horizon du royaume.
— De toute façon, dit-elle calmement, notre suzerain direct n'est pas le duc de Bourbon, mais Monseigneur Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac, pour qui mon époux a tenu, voici trois ans, la forteresse de Carlat. C'est à Carlat, et nulle part ailleurs, qu'il faut chercher de l'aide...
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