À nouveau, Jean Majoris, l'homme à la barbe, qui était le précepteur du prince, intervint :
— Monseigneur ! Vous parlez du Roi !
— Que ne le sait-il autant que moi ! coupa durement le Dauphin.
Je dis ce qui est, sans plus : le Roi est fou de cette fille et, par malheur, Madame ma Grand Mère la soutient et protège...
Catherine ouvrit des yeux énormes :
— Qui ? La reine Yolande ?
— Eh oui ! Madame Yolande s'est entichée, elle aussi, d'Agnès Sorel1, sinon dites-moi comment celle-ci eût pu devenir fille d'honneur de ma mère ? Madame Isabelle, bien sûr, ne souhaitait pas emmener tout son monde outre-mer, mais cela ne suffit pas à expliquer le fait que l'on nous ait laissé cette fille.
— La duchesse de Lorraine partait pour longtemps ?
1 À cette époque on appliquait parfois le féminin des noms propres masculins. Ainsi, la fille de Jean Soreau fut-elle Agnès Sorelle ou Sorel.
Je ne sais. Plusieurs années sans doute, puis qu'elle s'en allait coiffer la couronne de Naples... et le Roi n'a pas pu supporter l'idée d'être si longtemps séparé de sa belle. Elle règne sur lui, comme vous l'avez dit, et vous avez vu à vos dépens ce qu'il en est. Quant à moi, je la hais à cause du déplaisir qu'elle ne peut que causer à ma bonne mère.
Alors, soupira Catherine, nous sommes perdus. Il ne me reste plus qu'à rentrer chez moi pour y attendre que de nouveaux coups frappent ma maison...
Un instant ! Tout n'est peut-être pas dit. Dans quelques jours, vous le savez, le Roi, les Reines et toute la Cour seront à Tours où l'on me marie à Madame d'Ecosse.
L'idée de se marier ne devait guère être de son goût car, en articulant ces mots, il fit une affreuse grimace, comme si, en franchissant sa bouche, ils y avaient laissé un goût amer. Mais il n'en poursuivit pas moins :
Le mariage est fixé au 2 juin. Madame Marguerite est déjà en France depuis plusieurs semaines, car elle a débarqué fin avril à La Rochelle, mais on lui fait si grand accueil qu'elle n'avance pas vite. A cette heure, elle doit être à Poitiers... bien près de nous déjà !
Ce fut lui cette fois qui soupira. S'autorisant de ce soupir, Catherine murmura :
Votre Altesse ne paraît pas heureuse de ce mariage ?
Ce mariage-là ne me déplaît pas plus qu'un autre. Je n'ai jamais vu Marguerite d'Écosse. C'est l'idée de mariage qui m'ennuie. J'ai mieux à faire qu'à m'occuper d'une femme ! Mais laissons cela ! Votre chance, à vous, est justement dans ce mariage : le jour des noces, soyez à la cathédrale, sur le chemin du cortège. C'est à moi que vous demanderez la grâce du comte de Montsalvy. Dans de telles circonstances, le Roi ne pourra pas me la refuser, à moi! Même si la Sorel n'est pas d'accord.
Envahie de reconnaissance, Catherine plia le genou, prit la main du prince et voulut y poser ses lèvres, mais il la retira vivement, comme s'il craignait qu'elle ne le mordît.
— Ne me remerciez pas. Je ne fais pas cela pour vous et moins encore pour sauver votre trublion de mari qui devra, à l'avenir, ne plus faire parler de lui autrement que sur les champs de bataille... surtout lorsque je serai roi. Car, je vous en donne ma parole, je saurai mater ma noblesse.
— Alors, Monseigneur, pourquoi le faites-vous ? Pour battre en brèche cette Agnès ? demanda Catherine audacieusement.
Louis eut un sourire qui lui rendit son âge. C'était celui, espiègle et joyeux, d'un gamin qui s'apprête à jouer un tour à une grande personne.
— Il n'y a aucun doute là-dessus, fit-il avec bonne humeur. Je serai enchanté de montrer publiquement à cette péronnelle qu'elle n'est pas seule maîtresse en ce royaume. Mais ce n'est pas l'unique raison. Voyez- vous, le conseil de venir au Roi vous a été donné par un homme qui me plaît. Messire Tristan l'Hermite est du bois dont on fait les grands serviteurs. Il est sévère, rude et de juste conseil. Quand l'heure en sera venue, je souhaite l'attacher à ma fortune... C'est à lui, qui est votre ami, que je désire faire plaisir. Je ne veux pas qu'il vous ait engagée, à tort, à venir jusqu'ici. Venez, maintenant, je dois rentrer et vous devez quitter le château dont le pont-levis va bientôt être relevé.
Côte à côte, la dame de Montsalvy et le dauphin Louis quittèrent la chapelle. Puis le prince salua courtoisement sa compagne qui revint vers son page et son écuyer.
— Qui est ce garçon mal vêtu ? demanda Bérenger. Il m'a paru laid !
— C'est votre futur souverain. Si Dieu lui prête vie, il sera un jour le roi Louis XI...
— Eh bien, commenta Gauthier, on ne peut pas dire qu'il fera un beau roi.
Non, mais il fera sans doute un grand roi. En tout cas, j'aurai peut-être par lui la grâce que le Roi m'a refusée. Rentrons à l'auberge, jeunes gens ! Je vous dirai tout à l'heure ce qui s'est passé.
— Est-ce que... nous repartons pour Montsalvy ? demanda Bérenger, une lueur d'espoir dans le regard.
— Non. Ni à Montsalvy, ni à Paris. Nous revenons à Tours où nous allons attendre le jour du mariage, comme nous aurions dû faire si je n'avais été si pressée...
On redescendit la rampe rapide qui, de la forteresse autrefois bâtie par les Plantagenets, ramenait au cœur de la ville, au Grand Carroi, où l'auberge de la Croix du Grand Saint-Mexme accueillait toujours les voyageurs et où le gigantesque maître Agnelet et sa sémillante épouse Pernelle, deux vieilles connaissances de Catherine, régnaient sur un univers de servantes, de marmitons et de casseroles reluisantes.
Chemin faisant, la jeune femme rêvait, laissant la bride sur le cou de son cheval qui se dirigeait tout seul. Le crépuscule était si beau, ce soir, l'air si léger et si pur...
La fraîcheur montait de la rivière et un léger nuage de brume en indiquait les méandres. La surface ridée de l'eau prenait une teinte olive, tandis que le haut des saules était encore doré par le soleil. Les toits d'ardoises et les antiques murailles de la ville, allongée sur la rive de l'Indre, prenaient les teintes adoucies d'une ancienne peinture.
Tout à coup, deux cygnes débouchèrent d'un nid de saules le long de la rivière et gagnèrent le large. Ils nageaient de conserve, les ailes bien repliées, le cou ployé, dédaigneux du courant qu'ils remontaient et qui, au centre de la rivière, se faisait plus fort.
Catherine, un moment, suivit des yeux leur avance gracieuse mais irrésistible et y vit un présage heureux. Ils étaient deux, un couple, sans doute, et parce qu'ils nageaient ensemble, ils étaient plus forts, mieux dépouillés de toute crainte.
Il fallait qu'elle, Catherine, entendît la leçon, qu'elle rejoignît Arnaud, qu'elle ne le quittât plus jamais, où qu'il lui plût d'aller. A ce seul prix, ils deviendraient.
CHAPITRE X
Le coeur en captivité
À Tours, la maison de Jacques Cœur et ses entrepôts s'étendaient le long de la Loire, près de la barbacane du Grand Pont, juste derrière la muraille qui défendait la ville aussi bien contre d'éventuelles agressions que contre les dangereuses crues du fleuve. Ses voisins immédiats étaient le grand couvent des Jacobins et les grosses tours du château royal que venaient lécher les grèves de Saint-Libart.
Le pelletier de Bourges, l'homme qui s'était juré de rendre au royaume santé financière et prospérité et qui, pour le moment, se contentait d'être le plus puissant et le plus imaginatif de ses négociants, possédait là, comme en d'autres villes importantes, une maison et des magasins où tant que durait le jour s'affairaient commis et portefaix.
Lui-même vivait continuellement à cheval, galopant sans cesse d'un comptoir à l'autre, de Bourges à Montpellier, où était la majeure partie de son commerce, de Montpellier à Narbonne, à Marseille, dont le port l'intéressait, à Lyon où il avait noué de puissantes amitiés, à Clermont ou bien à Tours et Angers.
A trente-six ans, Maître Jacques Cœur était un homme mince et élégant, mais d'une exceptionnelle vigueur et qui paraissait doué d'un si grand don d'ubiquité que ses ennemis - il en avait déjà - chuchotaient qu'il avait dû faire un pacte avec le Diable.
En revenant de Chinon, après sa décevante audience, Catherine eut la joie de le trouver à son comptoir de Tours qui, du fait de sa présence, avait pris une activité dévorante.
Naturellement, Jacques n'avait pas permis que son amie retournât dans une auberge. Il avait exigé qu'elle s'installât chez lui avec ses deux compagnons et l'avait confiée aux soins de Dame Rigoberte, la vigoureuse gouvernante qui tenait sa demeure tourangelle continuellement prête à le recevoir.
Les deux amis s'étaient retrouvés avec une joie profonde. La vieille complicité qui les liait tirait ses racines du cœur lui-même, de l'estime mutuelle et d'une certaine tendresse. C'était un sentiment complexe fait à la fois d'amitié amoureuse, car Catherine n'avait jamais ignoré le désir qu'elle inspirait à Jacques et qui, d'ailleurs, ne la choquait pas, mais tissé aussi de cette qualité forte et joyeuse dont sont faites les amitiés d'hommes.
Jacques Cœur avait recueilli Catherine, Sara et Arnaud, quand ils étaient poursuivis par la haine du tout- puissant La Trémoille. Il leur avait permis de fuir et de regagner leurs terres d'Auvergne. Mais d'autre part, quand Jacques s'était trouvé démuni de tout, après le naufrage de la galée de Narbonne qui le ramenait d'Orient, c'était Catherine qui, en lui confiant le plus beau de ses joyaux, le diamant noir hérité de son défunt époux, Garin de Brazey, lui avait permis de prendre un nouveau départ et de hisser son négoce là où il était parvenu.
Enfin, c'était sur l'un des navires de Jacques Cœur que les Montsalvy avaient pu quitter le royaume maure de Grenade et regagner la France.
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