— Alors, emmenez-moi ! Bérenger m'a dit que vous partiez demain...

Catherine eut un haut-le-corps.

— Que je vous emmène ? Vous voulez vraiment quitter Paris ?

Mais... et le collège de Navarre ? Et vos études ?

Le visage de l'étudiant se crispa sous ses taches de rousseur.


1 Actuelle rue du Petit-Musc par une déformation du nom.


— J'en suis excédé... aussi bien des études que du collège. Je hais le grec, le latin et tout le reste. Pâlir interminablement sur de vieux grimoires poussiéreux et lourds comme le diable, passer des jours assis dans la paille, boire de l'eau et crever de faim dix mois sur douze, recevoir le fouet, comme un marmot, quand le maître est mal luné, vous croyez que c'est une vie pour un homme ? J'ai dix-neuf ans, Dame... et je meurs d'ennui dans ce collège. D'ennui... et de rage !

Au cri de colère de l'étudiant répondit celui, presque indigné, du page :

— Mais c'est la vie dont je rêvais, moi ! Étudier ! Devenir sage, savant ! Voilà des années que je le désire !

— Pauvre idiot ! fit Gauthier avec mépris. On voit bien que tu ne sais pas de quoi tu parles. Belle vie, en vérité ! Toi, tu as le grand air, le ciel libre, la montagne, la vallée, le ruisseau, tout l'espace ! Tu es page, tu seras écuyer, tu auras le droit de porter des armes, puis tu deviendras chevalier, capitaine, peut-être, c'est-à-dire grand, fier, indomptable, un homme, quoi ! Tandis que moi et mes pareils, nous continuerons à nous courber sur nos parchemins, toujours un peu plus seuls, toujours un peu plus vieux... et toujours un peu plus gras, il est vrai, pour ceux qui, définitivement, auront choisi l'Église...

— Moi, je hais la guerre et les armes et tout ce qui la représente. Je hais l'arrogance des capitaines, leur cruauté, les douleurs du pauvre peuple, cria le page devenu soudain très rouge. Comment peut-on souhaiter passer sa vie à se battre ou à battre les autres ?

— Quand on a passé des années à ânonner Socrate, Sénèque ou Caton l'Ancien sans parvenir à se mettre d'accord avec eux ! J'en sais assez comme ça et, comme je ne veux être ni curé, ni chat-fourré1, je veux m'en aller.


1 Magistrat.


Emmenez-moi, Dame ! ajouta-t-il sur un ton suppliant. Je suis fort, courageux, je crois, et il n'est pas bon pour une dame de haut rang de courir les routes en la seule compagnie d'un moutard !

— Je ne suis pas un moutard, se rebiffa Bérenger. Je me suis déjà battu, moi, et contre des hommes d'armes encore. Demande à Dame Catherine !

— C'est vrai, admit la jeune femme en souriant. Bérenger s'est comporté comme un preux dans une circonstance difficile.

— Voilà une bonne nouvelle, s'écria l'étudiant en assenant une tape affectueuse sur le dos de son compagnon. Nous pourrons ferrailler ensemble... si ta maîtresse veut bien de moi. D'ailleurs, ajouta-t-il avec un drôle de sourire où l'ironie n'effaçait pas une certaine mélancolie, si elle refuse, il faudra tout de même que je parte d'ici... ou que je me fasse truand.

— Quelle horreur ! s'écria Catherine. Pourquoi truand ?

— Croyez bien que cela ne me tente guère, mais si je veux manger, même un peu, il faudra bien que j'en passe par là. Le supérieur du collège de Navarre veut me chasser. Il dit que je suis un mauvais sujet, une brebis galeuse parce que j'aime les filles et le vin.

Comme si j'étais le seul ! Simplement, ma tête ne lui revient pas et, en fait de brebis galeuse, il va faire de moi son bouc émissaire.

— Dites-moi encore une chose : que diront vos parents de tout cela ? S'ils vous ont mis au collège, ils devaient avoir une raison ?

— La meilleure : se débarrasser de moi à tout jamais ! Je n'ai plus de parents, douce dame. Rien qu'un oncle fort riche qui gère le peu de bien qui me reste, car notre manoir et notre terre de Chazay ont été brûlés, détruits totalement par la guerre. Or, l'oncle Guy a un fils et il n'est jamais las d'amasser : il a donc décidé que je serais clerc, puis ordonné quand le temps en serait venu, afin que mes biens aillent grossir le patrimoine de son fils. C'est simple, vous voyez...

Très simple, admit Catherine. Et, à vous dire le fond de ma pensée, j'ai très envie de vous emmener avec moi. Mais vous souhaitez faire carrière dans les armes ?

— En effet, c'est mon plus cher désir.

— Avez-vous songé, alors, qu'en entrant à mon service, vous entrez à celui de mon époux... c'est-à-dire d'un prisonnier évadé, d'un proscrit ?

Gauthier de Chazay se mit à rire, d'un rire si joyeux qu'il faisait plaisir à entendre.

— De nos jours est proscrit aujourd'hui qui sera maréchal demain.

L'ennemi du matin devient le frère du soir et l'ami du soir est exécré quand revient l'aube. Nous vivons un temps de folie, mais l'heure viendra où tout rentrera dans l'ordre, où le royaume connaîtra son renouveau et refleurira plus beau qu'avant. Jusque-là, il y a encore des coups à donner et à recevoir : j'en veux ma part. Et puis, quoi que vous en pensiez, gracieuse dame, et même si cela vous fâche un peu...

c'est à votre service que je veux entrer, c'est vous que je veux servir, défendre, vous surtout !...

Catherine ne répondit pas tout de suite. Quelque chose en elle s'était ému à cette profession de foi inattendue. Ce garçon ne saurait jamais à quel point il lui rappelait Gauthier, le grand, Gauthier Malencontre dont, toujours, la rencontre avait été fatale aux ennemis qui s'étaient dressés devant elle.

Lui aussi avait regimbé à l'idée d'accepter la férule d'Arnaud. Il se voulait son serviteur, à elle, uniquement, son serviteur et son rempart, ce qui d'ailleurs ne l'avait pas empêché de se dévouer bien souvent pour le maître de Montsalvy, ne fût-ce que sur l'esplanade de Grenade, quand ronflaient les tambours d'Allah.

Une voix timide du fond de son cœur lui soufflait que ce jeune homme qui portait son prénom recelait aussi en lui un peu de l'âme de son vieil ami, que c'était lui, peut-être, qui par-delà la mort le lui envoyait...

Nul plus que Gauthier au sang viking n'avait eu ce goût du combat et de la violence appliqués à une juste cause. Et Catherine trouvait une étrange douceur à se dire qu'elle aurait désormais auprès d'elle ce garçon qui lui rappelait tellement l'autre, celui qui, tout de même, avait emporté avec lui une partie de son cœur.

— C'est chose dite ! s'écria-t-elle en tendant spontanément sa main à son nouveau serviteur. Vous êtes désormais l'écuyer de la dame de Montsalvy. Maître Renaudot va vous donner un coin où dormir et, demain matin, au petit jour, vous irez avec Bérenger au marché aux chevaux, près d'ici, afin de vous procurer une monture et quelques vêtements plus solides pour affronter les intempéries.

Les hardes de Gauthier, en effet, montraient plus de trous et d'effilochures que de bon lainage. Mais l'étudiant était bien au-delà de ces délicatesses vestimentaires. Les yeux brillants de joie, il vint simplement s'agenouiller devant la jeune femme, sans se douter qu'il accomplissait le même geste qu'avait eu, jadis, l'autre Gauthier. Et ce fut presque dans les mêmes termes qu'il voua sa vie à sa nouvelle maîtresse.

Le lendemain, quand le soleil fut haut dans le ciel d'un beau jour de mai, il éclaira, non loin des moulins de Montrouge, dont les grandes ailes tournaient doucement au vent léger du matin, une troupe de cavaliers qui s'en allait vers le sud.

La dame de Montsalvy, flanquée de Bérenger de Roquemaurel, de Gauthier de Chazay et escortée par Tristan l'Hermite suivi de quelques soldats, quittait Paris après une halte de deux jours dont elle n'avait tiré qu'amertume et déception et qui ne lui laissait aucune envie de revoir un jour sa ville natale.

Elle allait vers la Loire pour y chercher à la fois le salut d'Arnaud et le droit, pour les gens de Montsalvy et pour elle-même, de vivre en paix.

Troisième partie

Le cœur sous le siège

CHAPITRE IX

Le dauphin et la favorite

— Non, Dame Catherine... c'est impossible ! Je ne puis vous accorder ce que vous me demandez ! Il est temps... grand temps que ce royaume retrouve l'ordre et que sa noblesse réapprenne l'obéissance. Je suis désolé, mais je dois dire non.

Agenouillée au pied du trône, dans la posture qui convenait à son rôle de suppliante, Catherine leva vers le Roi un visage inondé de larmes et joignit les mains.

— Sire, je vous en supplie ! Ayez pitié !... Qui donc peut faire grâce si vous n'y consentez ?

— Le Connétable, Madame ! Il s'agit de sa parole, de ses ordres et d'une évasion qui s'est produite sous son commandement. Il est le maître absolu de l'armée. Même les princes du sang lui doivent obéissance. Avez- vous donc oublié les pouvoirs que confère l'épée aux fleurs de lys ? Il est de mon devoir de Roi de maintenir, en les soutenant, toutes les prérogatives de mon chef de guerre.

Devoir ! Maintenir ! Quels mots dans la bouche de Charles VII !

Plus étonnée encore que désolée, Catherine regardait le Roi et ne le reconnaissait pas. Que lui était-il donc arrivé ?

Certes, il avait toujours le même physique ingrat, fait d'un visage blême aux lignes tout en longueur, d'un grand nez tombant et d'yeux globuleux. Mais ces yeux- là, jadis ternes et timides, se posaient maintenant sur elle avec-assurance et sévérité. Les lignes du visage semblaient moins molles, plus fermement dessinées sous le grand chapeau de feutre noir, ceint d'une couronne d'or dont les bords se relevaient pour montrer les broderies d'or du revers. On avait même l'impression que le Roi avait grandi. Peut-être parce qu'il se tenait moins mal, beaucoup plus droit, s'étant enfin décidé à abandonner cette contenance inquiète et contrainte qui, si longtemps, lui avait été familière. Il n'était jusqu'à ses épaules, étroites et maigres, qui, sous le pourpoint garni de mahoitres piquées1, semblaient larges et vigoureuses.