— A l'aide ! A la garde !... Allez chercher le guet !
Cette fois, la rue s'éveilla au vacarme. Les maisons s'éclairaient et en jaillissaient des bourgeois à peine vêtus qui accouraient aux nouvelles.
L'auberge de maître Renaudot brillait dans la nuit, comme un feu de joie, illuminée qu'elle était par l'intérieur d'où partaient les bruits mats des coups et les hurlements des combattants.
Catherine profita du tumulte pour descendre de sa table et regrimper l'escalier afin de retrouver ses vêtements. À mi-hauteur, elle s'était trouvée nez à nez avec Bérenger, enfin tiré de son premier sommeil, et qui descendait en s'étirant et en bâillant à se décrocher la mâchoire.
La vue de sa maîtresse escaladant les marches, aussi nue que la main, lui fit ouvrir de grands yeux et lui arracha un hoquet de stupeur.
Mais, déjà, l'apparition insolite l'avait bousculé et, sans lui dire un mot, s'était engouffrée dans sa chambre, le laissant collé contre le mur, totalement privé de voix et déjà persuadé que cette étrange vision était le fruit d'une imagination surchauffée par le petit vin de Cahors dont on avait assez généreusement arrosé le souper.
Une voix joyeuse, qu'il reconnut avec un battement de cœur, arracha Bérenger à sa méditation.
— Hé ! l'ami ! Qu'est-ce que tu fais dans ton escalier, planté comme une souche ? On dirait que tu as vu le Diable ! Allez, viens donc nous donner un coup de main !
— J'arrive, Gauthier, j'arrive !
Et le page de Catherine, sans même savoir pourquoi il se battait et avec qui, mais uniquement conscient de faire plaisir à son ami l'étudiant, plongea de confiance dans la mêlée et se mit à taper à tour de bras sur tout ce qui lui tombait sous la main.
La lutte était si chaude que, peut-être, la maison de maître Renaudot ne s'en fût pas remise, si le chevalier du guet ne s'était décidé enfin à paraître avec ses hommes. L'effet fut magique. Dès que les casques des archers brillèrent à l'entrée de la rue, quelqu'un cria :
— Voilà le guet !
Et ce fut un sauve-qui-peut général, bouchers et étudiants s'égaillant comme une volée de moineaux.
Seuls quelques malheureux, qui avaient écopé d'un coup de bâton ou d'un coup de couteau, demeurèrent sur le dallage aux pieds de Renaudot éperdu.
Guillaume le Roux, qui avait pris un coup de tabouret sur la tête et gisait plié en deux contre un pilier de l'âtre, était de ceux-là, et aussi la femme Legoix que l'un des archers alla tirer sans douceur de sa huche à pain. Tous deux devaient être déférés sans tarder à Messire Jean de La Porte, lieutenant criminel du Châtelet.
En présence du chevalier du guet, qui était alors messire Jean de Harlay, Renaudot retrouva tout son aplomb. Il accusa formellement les deux prisonniers d'avoir envahi son auberge dans l'intention d'y mettre à mal l'une de ses clientes, à lui confiée par messire Tristan l'Hermite, Prévôt des maréchaux (que Dieu garde en santé ) afin d'assouvir une obscure vengeance qui n'était, en fait, qu'une rébellion caractérisée, puisqu'elle allait à l'encontre d'un jugement rendu par Monseigneur le Connétable et Maître Michel de Lallier (que Dieu nous veuille garder tous deux !). Déclaration qui faisait aussi grand honneur à l'excellence des oreilles de l'aubergiste qu'à son sens de la déduction.
Il n'avait, en effet, rien perdu de ce qui se passait dans sa salle, grâce à la bonne volonté du nommé Martin, lequel Martin n'avait aucune envie d'aller s'enfermer dans une chambre trop chaude avec une paire d'aubergistes, quand il se préparait, en bas, un spectacle de si haut goût... Se contentant de le garder à vue, il avait donc permis à son prisonnier de demeurer assis en haut des marches. La vue n'y était pas excellente, mais elle était possible. Quant à l'acoustique, elle était parfaite.
La magnanimité et la curiosité de Martin permirent donc à maître Renaudot un rapport très complet des événements, truffé de nombreuses invocations à la Sainte Vierge et à tous les saints avec lesquels le digne homme semblait entretenir des relations de courtoisie.
Ensuite, ayant flétri ses « lâches agresseurs », Renaudot entama les louanges des sauveurs de son auberge qui, d'après la description enthousiaste qu'il en fit, ne pouvaient qu'appartenir à quelque légion céleste spécialement dépêchée du Paradis par Monsieur saint Antoine, patron du quartier et de Renaudot lui-même.
Jean de Harlay, qui avait écouté sans rire le panégyrique de l'aubergiste, se contenta de lui faire remarquer qu'en fait d'anges il s'agissait tout uniment d'étudiants du collège de Navarre, ainsi que l'attestaient les deux ou trois malheureux restés sur le carreau et qu'il fit, sur l'heure, transporter à l'Hôtel-Dieu.
— Peut-être bien, messire ! consentit Renaudot qui tenait à son idée, mais ils étaient commandés par un garçon aux cheveux de flamme qui brillaient comme le soleil lui-même et qu'à sa vaillance j'ai reconnu pour être au moins un archange. D'ailleurs, il a totalement disparu, comme vous pouvez voir...
En effet, Gauthier de Chazay, qui n'aimait guère messire de Harlay avec lequel il avait eu maille à partir tout récemment, au cours d'une rixe au cabaret de la Mule, rue Saint-Jacques, dont il était l'un des piliers, avait préféré abandonner ses lauriers et se retirer discrètement dans le réduit de son ami Bérenger qui lui avait offert une hospitalité étroite mais venue droit du cœur.
Pour la forme, le chevalier du guet entendit Catherine lui confirmer les dires de l'aubergiste et demander généreusement l'indulgence pour une ennemie « rendue sans doute folle de douleur par la mort d'un homme qui sans doute ne méritait pas si grand chagrin, mais n'en était pas moins son époux ».
Charmé d'une telle magnanimité, messire de Harlay offrit à la jeune ferme les excuses du Grand Châtelet et du Prévôt de Paris, puis se retira avec ses prisonniers toujours inconscients, laissant Renaudot réparer, avec de grands « hélas ! », les dégâts, à vrai dire minimes, de son auberge.
A peine le pas ferré des archers du guet se fut-il éloigné dans la rue Saint-Antoine, que Bérenger et Gauthier reparaissaient comme par enchantement.
Mis en face du héros à cheveux rouges, maître Renaudot fut bien obligé d'admettre qu'il n'avait pas été l'objet des attentions particulières d'un envoyé du Ciel. Mais tout terrestre qu'il fût, Gauthier de Chazay n'en eut pas moins droit à sa reconnaissance enthousiaste qui se traduisit par l'apparition d'un superbe jambon fumé, escorté d'un chanteau de pain et d'un énorme pichet de chambertin, devant lesquels le généreux aubergiste invita les deux garçons à prendre place, chose qu'ils ne se firent pas répéter deux fois.
L'étudiant, pour sa part, était si affamé qu'il avait atteint l'os du jambon le temps de dire un Ave Maria. C'était plaisir de le voir dévorer et Bérenger, si bien pourvu qu'il fût en matière d'appétit, ne pouvait entrer en lutte avec son ami.
Fascinés par ce spectacle, maître Renaudot, sa femme et ses deux servantes restaient là, bouche bée, regardant les deux garçons faire disparaître les victuailles avec une célérité digne d'une compagnie de termites.
Catherine aussi regardait, mi-amusée, mi-apitoyée par la grande faim de ce garçon. Elle attendit qu'il se fût pleinement rassasié, puis, quand il ne resta plus une bribe du jambon, une miette du pain, ni une goutte du chambertin, elle vint près des deux compagnons et, gentiment, remercia le jeune Chazay de l'avoir sauvée d'un sort affreux.
En voyant tout à coup devant lui la femme qu'il avait vue, quelques instants auparavant, dans une tenue si sommaire et si troublante à la fois, Gauthier de Chazay rougit violemment et se leva aussitôt...
— Vous ne me devez rien... je veux dire aucun remerciement, noble dame, fit-il gauchement. Je n'ai fait... que payer ma dette ! Vous m'aviez tiré de prison.
— La prison pour avoir cherché noise au soldat du guet, ce n'était pas bien grave et vous en seriez sorti sans moi ! D'ailleurs, c'est Bérenger qui a obtenu votre libération. Mais moi, vous m'avez sauvée d'une mort horrible. Dites-moi comment je pourrais vous en remercier.
Mais je ne veux pas de remerciements ! s'écria le garçon presque en colère. Quand le vieux Lallier a harangué la foule aujourd'hui, depuis la Maison aux Piliers, j'ai surpris le jeu de la Legoix qui racolait des bouchers, sur la Grève même, sans plus de pudeur qu'une ribaude dans la rue Pute-y-musse'. J'ai écouté, j'ai compris qu'il s'agissait d'une vilaine affaire. Et puis ils ont prononcé votre nom... et c'était celui de la dame à qui je devais la liberté. Alors moi aussi j'ai racolé les camarades... et Dieu a permis que nous arrivions à temps.
— Et moi qui croyais que nous ne t'intéressions pas, qui te traitais d'ingrat ! gémit Bérenger prêt à pleurer. Pendant ce temps-là...
— Pendant ce temps-là, reprit Gauthier avec une grande franchise, je faisais l'amour à Marion l'Ydole. C'est après, quand l'heure est venue pour moi d'aller tourner du côté des rôtisseurs de la porte Baudoyer, que je suis tombé sur le discours du père Lallier. Je me suis dit que c'était le moment de payer mes dettes ou jamais. Et toi, tu ne vas pas te mettre à pleurer comme une fille. Si tu veux qu'on soit amis, faudrait voir à montrer plus de virilité. C'est tout ce qui compte chez un homme, la virilité !
— D'accord, approuva Catherine en riant. Mais cela ne me dit toujours pas ce que je pourrais faire pour vous ?
Le garçon cessa de bouchonner, à l'aide d'une serviette, le nez de Bérenger et, soudain grave, fit face à la jeune femme. Il la regarda droit dans les yeux.
— Vous voulez vraiment faire quelque chose pour moi, Madame ?
— Mais bien sûr, je le veux.
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