— Tu ne m'as encore jamais aimée ainsi... Pourquoi ?

La voix déjà embrumée, il avait répondu calmement.

— Parce que j'en avais envie... et pour que tu ne m'oublies pas quand je serai loin...

Puis il n'avait plus rien dit et s'était endormi, serrant dans son poing fermé la main moite de sa femme, comme s'il cherchait à l'empêcher de s'éloigner de lui, même un instant. Et Catherine avait compris qu'elle avait vu juste. D'ailleurs, ne sachant pas mentir, il l'avait admis simplement : la meilleure manière de ne pas oublier son mari, pour une jeune femme, n'est-elle pas d'occuper les longueurs de l'absence avec les malaises d'une future maternité ? Un raisonnement bien masculin, en somme, et surtout bien dans la note d'un mari jaloux ! Et, dans la chaude obscurité des courtines bien tirées, Catherine avait souri...

Mais cette folle et dernière nuit n'avait pas porté de fruit et le sourire, dès l'aube, avait fait place aux larmes difficilement retenues.

A cette minute où le danger auquel Arnaud ne croyait pas (c'était un homme qui n'avait jamais su se défier de ses amis) fondait sur Montsalvy, Catherine était contente que l'égoïste et tendre machiavélisme de son époux eût échoué. Qu'eût-elle fait, Seigneur, des nausées d'une grossesse alors qu'il lui fallait jouer les héroïnes guerrières ?

D'un geste de la main, dérisoire et machinal, Catherine chassa les regrets comme des mouches importunes. Sans y penser, elle avait franchi la barbacane du château et l'agitation qui y régnait lui sauta au visage.

La cour bourdonnait comme une ruche au mois de mai. Les servantes couraient en tous sens, les unes ramenant du lavoir les corbillons pleins de linge mouillé, les autres charriant vers le chemin de ronde des bassines d'eau et des jarres d'huile qu'elles posaient près des grands feux que les valets allumaient sur le rempart sous la direction de Saturnin, le vieux bailli. Dans un coin, le forgeron et l'armurier étaient au travail, arrachant de l'enclume étincelles et vacarme. Mais à mi-chemin entre le logis et les cuisines, près du four d'où quelques femmes tiraient des miches fumantes et dorées à souhait, Catherine aperçut Sara qui, les mains croisées sur son ventre drapé d'un grand tablier blanc, dominait le tumulte, aussi tranquille que si ce jour-là eût été un jour comme tous les autres. Le geste du bras et le sourire qu'elle adressa de loin à la châtelaine étaient tout juste les mêmes que d'habitude, ni plus rapides, ni plus crispés. Et pourtant, avant même que Catherine eût donné le premier ordre, le château avait commencé à se préparer et à revêtir son armure de guerre.

C'était la première fois, depuis sa construction, qu'il allait essuyer le feu de l'ennemi. Il n'y avait pas un an qu'il était terminé. Les Montsalvy l'avaient fait bâtir en remplacement de la vieille forteresse du Puy de l'Arbre, jadis détruite par ordre du Roi, avec les sommes importantes que leur versait chaque année leur ami, le marchand Jacques Cœur, auquel, dans un moment difficile, Catherine avait spontanément offert le plus fastueux de ses joyaux, le fameux diamant noir, maintenant déposé au trésor de Notre-Dame du Puy-en-Velay.

Cette fois, on l'avait bâti près de la porte sud, adossé au rempart dont sa masse crénelée doublait et même triplait la muraille à cet endroit.

Et, dans sa majestueuse rudesse, avec ses épaisses courtines de granit gris bien garnies de hourds en cœur de chêne, son haut donjon carré flanqué de minces tourelles dont la masse dominait les hautes fenêtres sculptées du logis neuf et la dentelle des girouettes dorées, avec les sept tours à bec renforçant sa muraille, il ressemblait assez à l'un de ces dragons de légende, tapis à l'entrée des profondes cavernes pour en défendre les trésors. Mais saurait-il bien, l'heure des assauts venue, soutenir le feu de l'ennemi, le choc des perrières et des mangonneaux ou de toute autre machine de guerre amenée contre ses murailles ?

Tout à l'heure, quand, au détour d'un taillis, Catherine était presque tombée sur les loups du Gévaudan occupés à leur sinistre besogne de mort, elle n'avait guère pris le temps d'évaluer leur force. Elle avait tout juste trouvé celui de tourner la tête de son cheval et de prendre la fuite quand un cri l'avait signalée et Josse, qui l'avait suivie, n'en avait pas vu davantage. Qui pouvait savoir ce que les Apchier amenaient dans leurs bagages ? Et Catherine craignait pour son château, comme elle craignait pour ses gens. C'est qu'il était un peu son œuvre personnelle.

C'était elle qui en avait posé la première pierre, qui en avait discuté les plans avec l'abbé Bernard et le frère architecte de l'abbaye, au temps où chacun à Montsalvy, et elle, la toute première, croyait bien ne jamais revoir messire Arnaud en ce bas monde. Elle l'avait voulu imprenable, inaccessible, mais elle n'ignorait pas qu'il eût fallu, pour cela, bâtir sur quelque roc abrupt et lui donner pour premiers gardiens le vertige et la solitude. Elle avait tenu à ce qu'il fût, avant tout, la sauvegarde de la ville et de l'abbaye, quitte à sacrifier un peu de sa propre sécurité. Et, ainsi incorporé aux remparts de Montsalvy, le château avait ses faiblesses que la châtelaine connaissait et dont la pire, sans doute, était le danger de trahison toujours possible.

Certes, Catherine avait pleine confiance dans ses vingt-cinq hommes d'armes et dans Nicolas Barrai, leur chef. Mais qui pouvait dire si, parmi les quelque onze cents âmes encloses dans la cité, il ne s'en trouverait pas une qui fût assez vile pour se laisser tenter par les trente deniers de Judas ? Il y avait déjà un précédent : cet homme, ce Gervais Malfrat, qu'elle avait fait chasser hors des remparts à coups de fouet parce qu'il lui répugnait d'ordonner une pendaison et qui avait rejoint Bérault d'Apchier... Une sotte clémence, en vérité, et qui mettrait Arnaud hors de lui-même s'il l'apprenait, car Gervais Malfrat méritait cent fois la corde ! C'était un voleur, agile comme un renard, et qui savait aussi aisément se glisser dans les poulaillers que dans le lit des filles. Il volait les pères et engrossait les filles mais, chose curieuse, si les premiers enrageaient et juraient d'avoir sa peau, aucune des filles ne se plaignait jamais. On aurait dit qu'elles étaient heureuses de leur malheur, malgré la honte encourue.

Et puis, il y avait eu la dernière, la jolie petite Bertille, la fille de Martin, le tisserand de toile. Celle-là n'avait pas supporté sa honte et, un matin, on l'avait repêchée dans la Truyère, aussi livide et froide que cette aube de malheur. Et, malgré le chagrin de sa mère, malgré les prières de Catherine, on n'avait pas pu l'enterrer en terre bénite mais au bord du chemin, comme une maudite. Le seul adoucissement que la châtelaine avait pu offrir aux parents avait été de faire creuser la mince tombe auprès de la chapelle du Reclus, le vieil ermitage en ruine, où jadis un moine condamné avait subi sa pénitence. Tout le village avait pleuré Bertille. On disait que c'était la douleur qui l'avait jetée dans les bras de la mort, la douleur d'amour que Gervais, le malfaisant, lui avait plantée au cœur, comme un carreau d'arbalète, en se lassant d'elle pour courir à un autre jupon. On disait même qu'il l'avait poussée au suicide parce qu'il était cruel et qu'il prenait plaisir à la souffrance des femmes. On disait... tant de choses encore ! Tant de choses qui n'étaient jamais des preuves.

Pourtant, quand les gens de Montsalvy avaient envahi la cour du château, brandissant leurs fourches et leurs faux et hurlant à la mort, Catherine avait ordonné à Nicolas Barrai d'arrêter Gervais et de le garder à vue. Mais cela avait été plus fort qu'elle, il lui avait été impossible de prononcer une sentence de mort, de faire dresser une potence. Elle s'était contentée de condamner Gervais au fouet et de le faire jeter hors des remparts à la tombée du jour, un soir de neige, à la grâce de Dieu et à la merci des loups.

En agissant ainsi, elle savait qu'elle offensait Martin, le père de l'enfant, qui voulait la peau du séducteur.

Mais comment lui expliquer cette horreur qu'elle portait en elle pour les grandes fureurs populaires ? Comment lui dire qu'elle ne pouvait faire pendre un homme parce qu'un jour de colère le peuple de Paris avait pendu son propre père, Gaucher Legoix, à l'enseigne de sa boutique d'orfèvre ?

L'abbé Bernard l'avait approuvée :

— Tu ne tueras point ! lui avait-il dit en manière de consolation.

Et il avait ajouté, montrant la nuit noire et la terre blanche :

— Si Dieu veut qu'il meure, il mourra cette nuit, de froid, d'épuisement ou d'une bête sauvage. Vous avez été sage de le laisser juger. Je le dirai à Martin.

Et tout était rentré dans l'ordre. Mais Gervais n'était pas mort et maintenant Catherine se reprochait une clémence qu'elle traitait de sensiblerie, car si sa ville, sa demeure et les siens couraient péril de mort à cause de ce mauvais, c'était uniquement sa faute, à elle, Catherine de Montsalvy !... En fait, elle n'était pas loin de penser que le jugement de Dieu avait des faiblesses encore plus singulières que les siennes propres et elle voyait mal pour quelle obscure raison elle devrait en faire les frais.

Avec un soupir mal résigné, Catherine poussa son cheval à travers la grande cour du château.

Le bruit des armes, le choc des marteaux et le ronflement des feux l'emplissaient et, comme un animal bien dressé, le gros chien de garde de Montsalvy aiguisait ses crocs pour mordre. Le tocsin sonnait toujours et le ciel était noir.

Catherine rejoignit Sara qui houspillait les filles de cuisine déjà épouvantées dont quelques-unes pleuraient.

Croirait-on pas, bougonna l'ancienne tzigane, qu'elles vont être violées dans une heure ? Le tocsin carillonnait depuis trois minutes qu'il y en avait déjà six cachées sous les lits ! Eh ! toi, là-bas, Gasparde, au lieu de regarder le ciel comme s'il allait te tomber sur la tête, va donc jusqu'aux granges dire qu'on prépare des paillées fraîches pour les réfugiés. Voilà déjà les premiers qui arrivent !