— Toute une nuit et tout un jour à attendre encore ? Père, souvenez-vous que Gonnet poursuit sa route...
Je sais, mais nous ne pouvons nous permettre un échec. Si l'ennemi vous découvrait, nous serions tous, et à tout jamais, perdus. Prenez patience, ma fille ! Pour vous y aider, je viendrai ce soir, quand nous aurons rendu nos morts à la terre, et je vous raconterai la grande histoire inconnue de votre ville. Il faut que vous, au moins, la connaissiez afin qu'elle ne soit pas complètement perdue car... il se peut que vous ne revoyiez ni moi, ni frère Anthime lorsque vous reviendrez...
— Père ! s'écria-t-elle tout de suite alarmée.
Mais il l'apaisa d'un sourire tranquille.
— Allons ! Je n'ai pas dit que c'était certain, mais que c'était possible ! Nous sommes tous dans la main de Dieu, Dame Catherine, et vous y serez encore lorsque vous aurez quitté cette ville. Autant et peut-être plus que nous, vous aurez besoin de son secours. Mon histoire vous rendra le courage plus facile car vous comprendrez alors que le Seigneur ne peut se détourner complètement d'une terre qui fut ainsi bénie ! À vous revoir, ma fille... En attendant, faites vos préparatifs, mais n'avertissez personne, hormis ceux qui vous accompagneront. Après votre départ seulement, je ferai connaître ce que nous avons décidé.
Aussitôt, elle protesta :
— Mais cela aura l'air d'une fuite ! La moindre des choses n'est-elle pas que je réunisse le Conseil et le mette au courant ?
— Ce ne serait pas la moindre, mais bien la dernière chose à faire.
N'oubliez pas qu'Augustin Fabre a été averti de ce qui se tramait pour prendre Gervais. Celui qui a parlé l'a fait par sottise ou par amitié, je ne sais... mais nous ne pouvons douter qu'il n'appartienne au Conseil.
Nous ne pouvons prendre ce risque. Et... rassurez-vous : lorsque j'aurai parlé, personne n'aura l'idée d'imaginer que vous avez pris la fuite. Vous promettez de vous taire ?
— Bien sûr ! Mais ce ne sera pas facile. Je les aime...
— Aimez-les, ils le méritent, mais beaucoup sont comme des enfants dont le cerveau est plein de lumière, d'une lumière qui vacille parfois. Il faut les aimer sans faiblesse pour assurer leur bonheur et ne pas toujours leur dire pourquoi...
Des enfants ? Catherine n'eut même pas le temps d'apprécier cette idée à sa juste valeur, pas plus que d'en saluer l'auteur, car Josse Rallard leur arrivait dessus à la vitesse d'un boulet de canon, un Josse visible ment hors de lui, hirsute et les vêtements en désordre comme s'il sortait d'une échauffourée.
— Où étiez-vous passée, bon Dieu ! criait-il. Voilà une éternité que je vous cherche ! Il se passe des choses terribles...
— Quoi encore ? L'ennemi revient-il à la charge ?
— S'il n'y avait que ça ! Oui... Bérault d'Apchier lance une nouvelle vague d'assaut et nous la soutenons. Mais ceux qui ne sont pas à la défense des remparts se lancent à l'attaque de votre donjon... chez vous... au château !...
— Le donjon ? s'exclama l'abbé. Mais pourquoi ? Que veulent-ils ?
La grande bouche de Josse remonta jusqu'à ses oreilles en une affreuse grimace qui n'était rien d'autre qu'un sourire amer.
— Pas difficile à deviner : la peau de Gervais ! Ils braillent que c'est un scandale qu'il ne soit pas encore pendu. Martin les mène... et ils y vont au bélier.
Catherine et l'abbé entendirent à peine les derniers mots. Ils couraient déjà vers le château d'où partaient des cris de mort rythmés par les « bang ! » du bélier frappant sur l'épaisse porte armée de fer.
Mais bientôt Catherine, plus faible, fut distancée et, prise d'un point de côté, dut accepter le bras de Josse qui venait derrière eux.
Cependant, l'abbé Bernard courait comme si tous les diables de l'enfer étaient à ses trousses...
Mais, en fait, c'était bien vers une espèce d'enfer qu'il se précipitait ainsi, car une foule tumultueuse, hurlante et glapissante battait les murs neufs du donjon, comme une grande marée. Sans ralentir sa course, l'abbé s'engouffra sous la poterne et, quand Catherine et Josse débouchèrent à leur tour dans l'enceinte seigneuriale, il avait déjà percé la cohue et, les bras en croix dans un geste de défense, il interposait sa robe noire et son corps maigre entre le lourd vantail et le bélier que retenaient à peine huit paires de bras musculeux et qui, porté par la fureur d'une foule aveugle, pouvait l'écraser d'une seconde à l'autre.
La voix hargneuse de Martin Cairou domina le tumulte.
— Ôtez-vous de là, l'abbé ! Ça ne vous regarde pas !
— Ton âme me regarde, Martin, car tu es en train de la mettre en danger. Que veux-tu faire ?
— Justice ! Elle n'a que trop tardé ! Nous voulons pendre Gervais le malfaisant ! Ôtez-vous de là, vous dis-je, ou nous continuons à taper...
Avec l'aide vigoureuse de Josse qui lui frayait un passage sans douceur dans la foule excitée, Catherine parvint à rejoindre l'abbé. Un rapide coup d'œil lui montra que le danger était réel : profitant de l'assaut, Martin avait recruté ses troupes parmi deux catégories d'individus : d'une part les plus brutaux des valets de ferme, gardiens de bestiaux ou tueurs de boucherie ; et d'autre part des paresseux, comme il en traîne toujours dans toutes les villes et tous les cabarets du monde, et celui de Montsalvy en possédait son contingent, tout comme un autre.
Or, il y avait là, autour du bélier menaçant, des yeux bien luisants pour n'être animés que par l'amour sacré de la Justice et la châtelaine n'était pas certaine qu'une arrière-pensée de pillage fructueux n'était pas cachée derrière leur ardeur. Martin savait ce qu'il faisait en enrôlant ces gens-là. Aussi l'interpella-t-elle durement :
— La Justice, c'est moi qui la rends, Martin Cairou ! Arrière !...
Fais reculer tes hommes ou prends garde qu'elle ne s'adresse à toi aussi... toi qui oses porter les armes contre la demeure de ton seigneur absent et à l'heure même où ta ville est en danger ! C'est là crime de haute trahison et tu risques la corde ! Le sais-tu ?
Le toilier lâcha la tête du bélier, une poutre maîtresse prise à l'atelier du château, et vint se planter jambes écartées, mains crochées au ceinturon de cuir qui serrait sa blouse noire, en face de la châtelaine qu'il dévisagea audacieusement, mais non sans grandeur.
Pendez-moi ! s'écria-t-il, mais donnez-moi ce que je réclame ! Je mourrai heureux si, avant de rendre le dernier soupir, j'ai pu contempler le cadavre de l'homme qui a perdu ma fille et vendu la cité.
La haine résonnait dans cette voix âpre, mais aussi la douleur. Et un désespoir si authentique, si poignant que, négligeant la révolte, la dame de Montsalvy fit un pas vers cet homme qu'elle savait juste et loyal. Doucement, elle posa sa main sur la blouse noire où s'attachaient de minces brins de chanvre.
— Je vous ai promis que Justice entière serait rendue, Martin !
Pourquoi tant de hâte ? Pourquoi... tout ceci ? ajouta-t-elle en désignant la poutre et la meute qui s'y cramponnait.
— Montez au rempart, Dame Catherine ! Et regardez chez l'ennemi ! Il est las d'attendre, lui aussi ! Alors, il abat nos arbres et, de leur bois, il construit des machines de siège... une chatte... un bélier bien plus puissant que celui-ci pour enfoncer nos portes, un chasteil pour s'approcher de nos chemins de ronde et même les dominer ! Le danger augmente d'heure en heure et, demain peut-être, nous serons débordés, balayés par la horde furieuse ! Les gens meurent ! Trois ce matin, sans compter messire Donat que l'on portera en terre ce soir et ceux qui tombent peut-être à cette heure sous la tour comtale ! Pendant ce temps, dans sa prison, le Malfrat vit toujours, à l'abri des mauvais coups, priant le Diable, son maître, que ses amis arrivent à temps pour le sauver. Il attend ! Et vous aussi vous attendez... Quoi ?...
Il y eut un grand silence fait d'expectative et de respirations retenues. Catherine hésitait. Son orgueil la poussait à lutter encore, à tenter de mater la révolte par sa seule volonté, car il lui était pénible de paraître céder à la force.
Indécise, elle tourna les yeux vers l'abbé, mais il baissait la tête et, tandis que ses mains se joignaient sur sa croix pectorale, elle vit au mouvement de ses lèvres qu'il priait. Elle comprit, du même coup, qu'il ne voulait pas l'influencer, qu'il la laissait prendre seule une décision que son état de prêtre lui interdisait d'endosser.
Enfin, elle regarda le visage torturé de Martin et, songeant qu'elle allait devoir s'éloigner d'eux tous, les laisser en face du danger, pour les sauver peut-être, mais les laisser seuls comme des enfants perdus, elle sentit que la vie d'un homme n'était rien en face de leur désespoir et de leur désappointement. Ils avaient acquis un droit imprescriptible à cette justice sévère qu'ils réclamaient.
Relevant la tête, elle planta son regard dans celui du toilier qui ne cilla pas :
— Gervais Malfrat sera pendu ce soir, au coucher du soleil ! déclara-t-elle d'une voix ferme.
Et tandis qu'éclatait l'enthousiasme, elle ramassa ses jupes et, se jetant dans la foule qui s'écarta devant elle, Catherine s'élança vers le logis seigneurial où elle s'engouffra.
Sans ralentir son élan, elle courut jusqu'à son lit où elle s'abattit, secouée de sanglots convulsifs venus, non d'un quelconque mouvement de pitié pour Gervais Malfrat qui avait amplement mérité son sort, mais d'un affreux sentiment de faiblesse et d'insuffisance.
Elle n'était pas faite pour ce rôle effrayant de chef de guerre, de maîtresse d'un grand fief avec tout ce que cela comportait de responsabilités impitoyables ! Et, si elle se savait capable de tuer un homme sans hésiter, sous l'empire de la colère ou de la nécessité, elle découvrait que c'est toujours une terrible épreuve que signer une condamnation à mort.
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